Chapitre 2
Angélique dépassa la lisière du village et prit le chemin de la bâtisse qui lui avait été indiquée dans le message. C'était une construction en rondins, sise au bord du fleuve un peu en deçà du village indien. Villedavray disait que ce magasin appartenait à un haut fonctionnaire de Montréal.
Carlon, lui, prétendait que c'était l'entrepôt des Jésuites. Quoi qu'il en fût, l'endroit paraissait bien choisi car il se trouvait à l'écart. À Tadoussac, la foire aux fourrures continuait à battre son plein.
Angélique put s'éloigner de l'agglomération, sans se faire remarquer. Le soir tombait, Tadoussac s'enrobait de brumes et de fumées disposées en écharpes, au gré de ses ressauts, brumes venues du fleuve, fumées s'échappant des cheminées ou de la palissade du camp huron. Il y avait au surplus de multiples foyers qu'on dressait çà et là, pour y faire rôtir un orignal entier, nom français que l'on donnait à l'élan, le plus grand et savoureux gibier de la région, ou pour faire griller du poisson ou des tubercules sous la cendre, ou encore y accrocher une chaudière de maïs afin de contenter les tribus venues des « Hauts ».
Angélique, tournant le dos à ces dernières lueurs, s'enfonçait dans l'obscurité. Dans cette direction, la nuit avait déjà accompli son œuvre. On ne distinguait plus la forêt ou le fleuve proche du ciel que le brouillard du crépuscule rendait plus opaque. Afin de moins attirer l'attention, Angélique avait serré ses cheveux sous une coiffe et s'était enveloppée dans sa mante de gros lainage dont les couleurs sombres se confondaient avec la brume et, sur sa coiffe, elle avait rabattu l'ample capuche. Tant pis si l'enthousiaste amoureux de jadis éprouvait quelque déception à la retrouver sous cette grossière livrée. Tout en marchant rapidement, elle continuait de passer en revue ses souvenirs. Des noms avaient émergé que portaient certains beaux seigneurs de l'entourage du Roi : Brienne, Cavois, Saint-Aignan... L'un d'eux l'aurait-il aimée sans qu'elle s'en doutât ? Tout était possible. À Versailles, on avait si peu de temps à consacrer à la romance !
Le chemin était court. Elle n'éprouvait pas d'inquiétude. Elle s'était armée comme le lui avait recommandé Joffrey et elle savait qu'à la moindre alerte on se porterait à son secours. Mais elle avait le sentiment que ces précautions ne seraient pas nécessaires. En fait, au fur et à mesure qu'elle s'avançait, la curiosité dominait en elle et le désir de retrouver quelqu'un qui l'avait connue autrefois, telle qu'elle était jadis à la cour du roi de France.
Une femme différente de celle qu'elle incarnait aujourd'hui. Déjà à plusieurs reprises, alors qu'on s'avançait vers Québec elle avait éprouvé le besoin de se relier à ce personnage disparu : Mme du Plessis-Bellière. Elle avait peine à se remémorer qu'elle avait été cette femme courtisée, aimée de Philippe, désirée par le Roi, dominant les fêtes de Versailles. Ce fantôme glorieux avait disparu derrière la terrible nuit de carnage du Château du Plessis, comme derrière un écran de flammes et d'ombres.5
Il n'était pourtant pas si lointain. Quelque six années la séparaient du temps où le Roi lui écrivait : Bagatelle, mon inoubliable, ne soyez pas cruelle...
Ce soir, son cœur battait moins de se retrouver devant un témoin du passé, que de la crainte de réveiller d'anciennes douleurs et joies qui lui étaient devenues étrangères.
À mesure qu'elle avançait elle oubliait qu'elle se trouvait en Canada.
Attentive aux souvenirs qui se levaient en elle, elle allait moins à la rencontre d'un inconnu, qu'à un rendez-vous avec elle-même pour une confrontation dont elle sentait qu'elle l'obligerait de renouer avec certains aspects enfouis de son âme.
Lorsque la masse obscure de la maison lui apparut en contrebas, elle dut s'arrêter.
L'odeur épaisse de la forêt la prit à la gorge et elle posa une main sur son sein comme pour comprimer les battements de son cœur.
Puis, rassemblant tout son courage, elle s'élança en courant, et, sans reprendre haleine, tourna l'angle du bâtiment.
Un homme était là, faiblement éclairé par un clair de lune diffus.
Elle reçut un choc : « C'est Philippe », pensa-t-elle. Et elle savait en même temps que c'était impossible car Philippe était mort, « la tête emportée par un boulet ». Pourtant il y avait dans la silhouette du gentilhomme dressé à quelques pas sur un rocher, quelque chose qui rappelait irrésistiblement son second mari, le marquis du Plessis-Bellière. Elle n'aurait su dire en quoi. L'attitude un peu théâtrale peut-être. La façon de porter le manteau, de cambrer la jambe. Une clarté venue des feux allumés sur la plage lointaine, l'éclairait assez pour qu'elle vît scintiller les broderies de son habillement. Il portait un manteau à haut collet également rebrodé, noué de glands de fils d'or et dont les pans étaient négligemment rejetés en arrière. Les boucles de ses chaussures de cuir fin à très hauts talons étincelaient aussi.
D'un geste ample, il porta la main à son chapeau garni de plumes et s'inclina dans un profond salut de Cour.
Elle distingua, lorsqu'il se redressa, ses traits qui étaient aimables et doux et qui en effet ne lui parurent pas inconnus. Il ne portait pas de perruque ayant une chevelure abondante de couleur châtain. Il lui parut beau, dans la force de l'âge. Il souriait.
– Ainsi c'est bien vous ! s'exclama-t-il d'une voix qui frémissait d'émotion, Angélique, ma passion ! Je vous vois arriver comme un elfe, de votre démarche légère... toujours la même, fascinante !...
– Monsieur, d'où me connaissez-vous ?
– Quoi donc ? Vos souvenirs ne s'éveillent-ils pas à ma vue ?
– Non, je l'avoue.
– Ah ! Toujours aussi cruelle !... Ah ! Quel coup... Ah ! C'est bien vous ! répéta-t-il avec une sorte d'accablement, toujours aussi indifférente à mes tourments, m'enfonçant comme par négligence un poignard dans le cœur... Eh bien ! Regardez-moi de plus près. Allons ! Regardez-moi.
Il se rapprocha, cherchant à se mettre dans l'endroit le mieux éclairé. Sans être très grand, il la dominait par la taille. Il était élégant, homme du monde, avec dans sa démarche, un air de badi-nage que démentait la mélancolie de son regard clair.
Il secoua la tête derechef :
– ... Quelle déception ! Voici donc toute la trace que j'ai laissée en votre mémoire ?... Certes je ne pouvais m'attendre à beaucoup de votre part. Mais quand même ! Voyez ce que c'est que la passion. Si profonde était celle que je nourrissais pour vous, qu'au cours de ces années écoulées, j'ai cherché à me. persuader que vous aviez, ne serait-ce qu'un instant, compris et partagé mon amour... Seule cette pensée m'a permis d'endurer le supplice de votre absence... Je me remémorais les mots que vous m'aviez adressés, les expressions que j'avais lues sur vos traits, je creusais et cherchais à deviner le sens de vos rares sourires et je finissais par me convaincre que malgré vos réticences, je ne vous avais pas laissée insensible et que vous m'aviez... – que sais-je moi ! – un peu aimé quand même, sans vouloir me le manifester par crainte, par pudeur. Eh ! Bien je dois déchanter, perdre encore mes suprêmes illusions... C'est bien un fait : vous ne m'avez jamais aimé.
– Je suis désolée, Monsieur.
– Non ! Non ! Je vous en prie, vous n'êtes pas coupable. Hélas ! On ne force pas le sentiment.
Il soupira :
– Ainsi mon nom même ne vous a rien dit !...
Mais je l'ignore.
– Comment ?... Et la lettre que je vous ai adressée ?
– Je n'ai pas pu déchiffrer votre signature, s'écria Angélique. Messire, ne vous en déplaise, vous écrivez affreusement...
– Ah ! Ce n'est donc que cela !... Ah ! Je préfère. Vous me réconfortez...
Il se redressa tout joyeux, lui prenant la main et la portant à ses lèvres.
– ... Pardonnez-moi. Un rien venant de vous me ressuscite ou me porte à mourir... Le bonheur de cet instant m'accable. Vous êtes là, vivante... Je rêve...
De nouveau, il baisa sa main avec ferveur.
Elle était de plus en plus persuadée de le connaître et même de le bien connaître, mais ne pouvait absolument pas mettre un nom sur cet agréable visage.
– Où ai-je bien pu vous rencontrer ? hasarda-t-elle. À la Cour, peut-être ? Dans l'entourage du Roi ?
L'autre eut une sorte de hoquet qui le fit reculer d'un pas.
– À la Cour ? répéta-t-il en ouvrant les yeux, éberlués. J'aurais pu vous rencontrer à la Cour, vous ?
Tout à coup, devant son expression, ce fut comme un éclair. Elle venait de le revoir. Elle crut l'entendre... Mais où ? Où donc était-ce ?
Il s'aperçut qu'elle était sur le point de le reconnaître.
Son visage s'illumina.
– Oui ? Oui ? fit-il avec impatience, les mains tendues vers elle, guettant son visage.
– Aidez-moi, supplia-t-elle. Où était-ce ? Quand était-ce ? Y a-t-il longtemps ? Il me semble que ce n'est pas si lointain.
– Deux ans !...
– Deux ans ! Mais alors, ce n'était donc pas à Versailles qu'elle l'avait connu... Deux années auparavant ? C'était La Rochelle !
– Monsieur de Bardagne ! s'écria-t-elle, reconnaissant enfin le lieutenant-général du Roi qui en ce temps-là gouvernait la ville. Maître de cette forteresse des huguenots, il était plus particulièrement chargé de leur conversion.
– Ouf ! Cela n'a pas été sans mal, fit-il, feignant le soulagement.
La Rochelle ! Cela changeait tout. Il ne s'agissait plus d'un courtisan qui l'aurait connue dans sa splendeur. Au contraire. Elle préférait cela...
– Monsieur de Bardagne, répéta-t-elle, toute contente. Oh ! que je suis heureuse de vous revoir, j'ai gardé un si bon souvenir de vous.
– Il n'y paraît guère !...
– C'est votre faute aussi, reprocha-t-elle. Vous avez l'air si grave, si sérieux, alors que je me souviens de vous, ne vous en déplaise, Monseigneur, comme d'un homme fort badin, souriant.
– La douleur de vous avoir perdue n'est peut-être pas étrangère à ce changement.
– Je n'en crois rien... Et puis ne portiez-vous pas aussi une petite moustache ?
– Je l'ai rasée. Ce n'était plus la mode.
Elle le dévisageait avec un plaisir croissant. Mais non, il n'avait pas changé. La Rochelle ! Tous les souvenirs affluaient : M. de Bardagne, en carrosse, empressant de la reconduire malgré sa pauvre tenue de domestique. M. de Bardagne, masqué et s’enveloppant d'un manteau couleur de muraille pour la rencontrer sur le chemin du lavoir, alors qu'elle en revenait avec sa grande corbeille à linge.
– Voici donc pourquoi Honorine disait que vous étiez son ami.
– Elle m'a reconnu tout de suite, elle, l'adorable enfant ! Quand je l'ai aperçue ce tantôt, sur ce rivage au milieu de ces petits bambins canadiens, j'ai cru défaillir de joie et de surprise. Je suis allé vers elle, ne pouvant en croire mes yeux, mais tout de suite elle m'a fait fête, comme si nous nous étions quittés hier.
– Et je comprends maintenant pourquoi elle m'agitait sous le nez ce hochet d'or, la petite coquine. C'est vous qui le lui aviez donné, autrefois !
– Oui, en effet ! Vous ne vouliez pas l'accepter, vous rappelez-vous ?
– C'était un beaucoup trop bel objet pour une personne de ma condition.
– Vous ne vouliez jamais rien accepter, soupira-t-il ! ma très chère !
Il la regarda avec une tendresse éperdue. Spontanément, ils se prirent les mains, cherchant dans les yeux l'un de l'autre le reflet du passé.
– Je suis heureuse, sincèrement heureuse de vous revoir, affirma-t-elle. Allons, souriez-moi, cher monsieur de Bardagne, que je vous reconnaisse.
– Oui, ma belle servante.
Ils se sourirent. Puis ils eurent un élan et les lèvres de M. de Bardagne rencontrèrent celles d'Angélique et s'y appuyèrent avec ferveur. Ce fut un baiser plus amical que sensuel et Angélique y répondit avec affection. Ce baiser scellait des retrouvailles dont elle n'aurait pas cru qu'elles pourraient lui causer tant de plaisir.
Au cours des deux années qui venaient de s'écouler, elle avait parfaitement oublié M. de Bardagne. Mais le voir, ressuscitait la tonalité de leurs rapports anciens faits de galanterie, de marivaudages plus ou moins poussés qui ne manquaient pas d'agrément, dans cette atmosphère dramatique de La Rochelle, soumise à la persécution. Lui était lieutenant du Roi, gouverneur, l'homme le plus puissant de la cité, et elle, une malheureuse femme, tout à fait au bas de l'échelle et dont la tête était mise à prix de surplus. Mais cela, il l'ignorait. Elle avait attiré son attention. Il était fou d'elle. Il lui avait fait une cour insensée, ne pouvant admettre que cette pauvre servante ne fût pas éblouie par les hommages d'un gouverneur du Roi. Malgré sa haute position, il avait fini par jeter à ses pieds, son nom, ses titres, sa fortune, tant était immense et intolérable le désir qu'elle lui inspirait. Il prétendait que de la voir le jetait dans des transports lascifs jamais éprouvés auparavant pour d'autres créatures.
Et naturellement la froideur et les refus d'Angélique n'avaient fait que rendre plus incandescente cette passion.
Et voici que cela recommençait.
– Ah ! soupira-t-il en la tenant à bout de bras et en la contemplant, c'est donc bien vous ! Je reconnais votre beau visage, vos yeux bouleversants, le dessin de vos lèvres dont j'ai tant rêvé. Mais douterai-je de votre présence que m'en convaincrait la langueur qui m'envahit à votre vue, cette exaltante douceur, que vous êtes seule à faire naître en mon cœur et en même temps cette frénésie qui me rend esclave de votre présence. Pourtant je me croyais guéri. Mais vous n'avez pas changé.
– Oh ! Vous non plus, vous n'avez pas changé, monsieur de Bardagne ! Ce me semble !
– Mais quel est donc le secret de votre charme ensorcelant ? reprit-il. Au seul son de votre voix, mes ardeurs renaissent et je reconnais leur impérieuse servitude. Dois-je m'en plaindre ? Je ne sais. Un tel amour est un don, parfois déchirant, mais qu'on ne voudrait pas ne pas avoir connu, bien que déjà cela m'ait coûté fort cher. Venez donc vous asseoir près de moi, ma chère enfant. Il y a un banc à l'abri de cette cahute...
Ils prirent place. L'auvent du toit versait une ombre épaisse noire et devait les dérober aux regards, s'il y en avait eu pour les guetter dans les feuillages.
Un oiseau de nuit lançait son appel doux et feutré.
Nicolas de Bardagne entoura les épaules d'Angélique d'un bras caressant. Les plis de son manteau l'enveloppèrent d'une fine odeur de poudre. Il se parfumait au lilas avec goût. Son apprêt forçait l'admiration si l'on songeait aux inconforts du navire où il logeait et de la traversée qu'il venait d'endurer sur le Saint-Jean-Baptiste. Mais il était de ces héros mondains pour lesquels une présentation parfaite en tous lieux, en toutes circonstances, et surtout pour l'honneur des dames, relève d'un devoir presque sacré.
– Et pourtant je devrais vous haïr, reprit-il après un instant de silence, et comme continuant le fil de ses pensées, car vous vous êtes gaussée de moi, vile petite créature, vous m'avez menti d'une façon éhontée, vous m'avez ridiculisé, pire, vous m'avez trahi. Mais qu'y puis-je ? Vous me faites perdre la tête et, ce soir, je suis tout prêt à vous pardonner. Je vous sens proche, votre taille fine et robuste sous ma main... Est-ce possible ? Mais cette fois je parlerai, continua-t-il en s'exaltant, je ne craindrai plus les aveux, je vous ferai payer...
– Chut ! intervint-elle, ne criez pas si fort...
Elle regardait autour d'elle avec un peu d'inquiétude et soudain, comme réalisant où elle se trouvait, elle dit :
– Il faut que je m'en aille.
– Quoi ? Déjà ! Non ! C'est impossible, jamais... jamais plus je ne vous laisserai repartir. Dites-moi, êtes-vous toujours avec votre maître ?
– Mon maître ? s'étonna Angélique que le terme avait déjà surprise dans la lettre.
– Oui, ce commerçant, ce Berne obstiné et arrogant qui vous gardait jalousement en sa maison alors que moi, je ne pouvais vous approcher. Est-ce lui que vous avez suivi jusqu'en Canada ?
– En Canada ? s'exclama-t-elle. Un huguenot ? Qu'allez-vous chercher là ? Vous perdez l'esprit, monsieur le lieutenant du Roi. Qui croirait que vous étiez responsable des affaires de la Religion Prétendue Réformée ? Mais réfléchissez un peu ! Nous sommes en Nouvelle-France, Messire. C'est un pays ultra-catholique, où la police peut étendre son bras aussi bien qu'à La Rochelle. Ce n'est pas une contrée de refuge pour un huguenot notoire, fuyant les dragons du Roi.
– C'est vrai ! Où ai-je la tête ?... Vous me faites dire les pires insanités. Voyez où j'en suis, lorsque vous êtes là. Je ne peux m'occuper que de votre seule personne, tant est grande la joie qui m'habite. Et pourtant, je vous l'ai dit, je devrais vous repousser, vous fustiger, vous punir. Après ce que vous avez fait !
« Y a-t-il femme plus sournoise, plus perverse dans la qualité de ses inventions que vous, malheureuse petite hypocrite qui me débitiez les pires mensonges avec un regard d'ange ? Mais oui ! Maître Berne ! Parlons-en !... Un huguenot notoire, dites-vous... et vous l'aidiez– cette fois, vous me l'avouez, vous l'aidiez à s'enfuir... alors que vous me racontiez à moi que vous aviez été placée près de lui par des dames de la Compagnie du Saint-Sacrement pour le convertir avec sa famille, et pour racheter vos erreurs de trop belle pécheresse... Et moi, je vous croyais, je vous faisais confiance et je négligeais de me pencher sur le cas de ce sombre hérétique et d'y trouver mille raisons de l'envoyer en prison comme traître à sa patrie et à son souverain... Par indulgence pour vous, je manquais à tous les devoirs de ma charge, moi qui étais lieutenant du Roi, gouverneur de La Rochelle, et préposé aux Affaires religieuses, chargé d'apporter en moins de deux ans la conversion de la ville au Roi ! Ah ! Vous m'avez bien aidé ! Ah ! Là, là ! La belle ouvrage !
Frémissant d'indignation, il lui prit le menton pour l'obliger à le regarder en face.
– ... Osez... Osez me dire aujourd'hui en face que ce n'est pas vrai, que vous ne m'avez pas menti avec toute la roublardise d'un bonimenteur de foire qui promet d'arracher les dents sans douleur, que vous ne m'avez pas roulé dans la farine comme un collégien, que vous ne m'avez pas manœuvré, sans aucun souci de ma personne, pour aider ces misérables parpaillots à s'échapper ?
Il tremblait de colère et de mortification rétrospective, et Angélique qui comprenait son courroux et le savait – ô combien – justifié, préféra garder le silence.
Alors, il se calma. Tendu, il considérait dans cette ombre propice, la douce clarté que créait l'ovale de ce visage de femme levé vers lui. Il eut un profond soupir. La lâchant, il se rejeta en arrière.
– Que faire ? Je suis faible avec vous, gémit-il. Bien que je connaisse votre malice cent fois. Je vous ai maudite, vouée aux gémonies, mais cela ne calmait en rien ma douleur et pour peu que vous soyez un instant près de moi, je me retrouve ligoté, pardonnant lâchement, oubliant les opprobres... et tout le malheur que je vous dois, ma carrière brisée, mon crédit perdu, toute ma vie ravagée par votre faute...
– Comment cela ? Par ma faute !
– Certes, ne vous souvenez-vous pas ; j'étais parti pour Paris, satisfait de pouvoir y présenter un rapport des plus prometteurs aux responsables des conversions, aussi bien à mes supérieurs directs de la Compagnie du Saint-Sacrement, qu'aux ministères responsables des Affaires religieuses dans le royaume et qui collectaient l'étal des convertis par province.
« Je pouvais avancer la progression remarquable de La Rochelle dans ce domaine, les quelques irréductibles refusant d'abjurer n'ayant plus aucune influence sur les anciens coreligionnaires. Je préparais mon réquisitoire, décidant que je soulignerais aussi la parfaite quiétude de la cité car j'avais obtenu ce résultat exceptionnel sans le moindre trouble.
« Je m'efforçais, vous le savez, de convaincre plutôt que de contraindre, n'hésitant pas à me livrer à de longues discussions théologiques ainsi que l'avait recommandé M. Fénelon, pour circonvenir ces têtes bornées de protestants, et les amener à une abjuration voulue, désirée, consentie, m'efforçant toujour de concilier les impératifs de la loi, parfois rudes, avec les sentiments bien compréhensibles des familles – vous vous souvenez comme j'avais réglé au mieux l'affaire du vieil oncle Lazare, dont le corps aurait dû être traîné sur une claie à travers les rues... Je lui avais épargné cela et j'aurais pu espérer que la famille Berne m'en serait reconnaissante et se montrerait plus souple... Quoi qu'il en soit, j'apportais des résultats probants, j'en étais, vous dis-je, assez satisfait. Or, à Paris, je fus étonné d'être accueilli froidement. J'en compris la raison en revenant à La Rochelle.
« M'attendait, là-bas, un récit de turpitudes et de catastrophes dont l'ensemble avait de quoi faire dresser le poil.
« Mon gibier le plus précieux s'était enfui. Une escouade de dragons d'élite avait été réduite en bouillie au bord d'une falaise, un navire de guerre coulé, des arrestations sans nombre, des plaintes en proportion. J'avais sur le dos l'état-major de l'Amirauté de l'île de Ré.
– Pourquoi ? Pour quelles raisons ?
– À cause de ce navire coulé... et puis aussi parce qu'on avait arrêté Mme Demuris... Mais si, rappelez-vous, cette catholique à laquelle le Bureau des conversions avait confié les enfants Berne.
– Ah ! La sœur de maître Berne... et... on l'a arrêtée ?
– Forcément ! Elle les avait laissé filer... et avec qui ?... avec vous naturellement. Au mépris de ses engagements de convertie, elle vous les avait remis... sur la foi de quel mensonge de votre part, je l'ignore, mais vous n'avez certes pas été en peine d'en trouver un... La preuve ! Elle s'est retrouvée dans une situation des plus épineuses. Son mari étant officier de la marine royale, bien en place, et de plus très favorisé par l'amiral qui avait quelque goût pour lui, l'arrestation de cette malheureuse a fait le plus grand bruit. Quant à moi, je découvrais, en cette adorable ville où j'avais pris mes habitudes, où j'avais d'excellents amis, où je menais, malgré ou peut-être à cause des huguenots, une existence pleine d'intérêt, où je poursuivais une tâche utile et estimable, bref je découvrais une terre ravagée. Pire, je m'y retrouvais banni, coupable, condamné. Baumier... vous vous souvenez de Baumier ?
– Oui, un affreux petit Inquisiteur puant.
– C'est cela... Baumier, donc, m'avait préparé une terrible chausse-trape, dont vous étiez le levier le plus implacable, que dis-je, le couperet le plus tranchant...
– Moi, encore !
– Oui, vous, petite Sainte-Nitouche, vous et vos amis de la Religion Prétendue Réformée, toutes les fortes têtes de La Rochelle, non seulement les piliers de la résistance huguenote, mais aussi celle de son commerce, tous en fuite, partis pour l'Amérique au nez et à la barbe de l'appareil policier que j'avais mis en place et que nul, vous m'entendez, nul ne pouvait franchir, je m'en étais porté garant devant le Roi, tous ces mauvais sujets dont la soumission aurait abattu définitivement la superbe de la ville, échappant à la Justice royale...
« Mais cela n'était rien à côté du coup qui me frappait. Vous disparue, enfuie avec eux !... Oh ! quelle douleur !...
Il se tut, haletant, et resta un long moment silencieux. Puis il conclut d'un ton morne.
– J'ai été arrêté. Peu s'en est fallu que je me retrouvasse aux galères. Moi, le lieutenant du Roi aux galères ! Voilà ce que j'ai frôlé. J'ai été déclaré complice, parjure, renégat... Baumier est allé jusqu'à dire que j'étais un ancien converti... Moi l'héritier d'une noble lignée catholique du Berri.
– Mais c'est affreux ! Je... Je suis navrée. Comment êtes-vous sorti de ce guêpier ?
– J'ai bénéficié de la protection d'un adjoint de M. de La Reynie, qui est le lieutenant de police du royaume. C'était son bras droit, en fait. Ce policier se trouvait à La Rochelle lorsque j'y revins. Il s'interposa aussitôt et m'épargna d'être traîné à travers la ville en carrosse grillé et mis au secret.
Et comme Angélique ébauchait un mouvement.
– ... Oui, vous avez deviné de qui il s'agit. Il ne vous est pas inconnu, ce policier, n'est-ce pas, et il surgirait, je gage que vous ne seriez pas longue à le reconnaître celui-là. Allez dites-moi son nom...
– François Desgrez, jeta-t-elle vivement.
– Lui-même.
Nicolas de Bardagne prit une inspiration profonde, luttant pour contenir son courroux, mais n'y parvint pas et éclata.
– François Desgrez, c'est bien cela ! Et pouvez-vous me dire ce qu'il y a eu entre vous et ce grimaud sournois car il semblait vous connaître trop bien ?
– Allons, monsieur le gouverneur, je vous en prie, ne recommencez pas à être jaloux.
– Comment ne le serais-je pas lorsque j'évoque le sourire sardonique de cet individu, son assurance de mâle qui ne compte plus ses victoires. Il parlait de vous avec une familiarité, une insolence ! Comme si vous lui apparteniez, comme s'il n'y avait que lui au monde pour vous aimer, vous consoler, comprendre, que lui pour vous connaître dans le secret – quelles tortures il m'a infligées !
– Mais vous disiez qu'il vous avait rendu service.
– Oui, je reconnais, sans lui, j'étais perdu. Baumier m'avait condamné sans merci. Desgrez m'a épargné les galères et peut-être la corde, je ne le nie pas. La puissance occulte de ces tristes sires de policiers est sans limite de notre temps ! Le roi a pour sa police bien trop de complaisance. Soit, il veut que Paris soit propre, débarrassé des malandrins. Mais il verra ce que ça lui coûtera de les laisser fouiner partout. Ce Desgrez, aucune barrière ne l'arrête, aucun nom, si grand soit-il.
« L'an dernier, il a réussi à faire arrêter une fort noble dame, sous prétexte qu'elle avait empoisonné son père, son frère, enfin une partie de sa famille... Soit, ce n'est pas estimable, mais si d'être apparenté ne met plus à l'abri des corbeaux aux ongles noirs, alors que vaut la peine d'être né duc ou prince ? Desgrez se vantait de la suivre depuis de longues années, guettant le moment, et qu'il en ferait arrêter bien d'autres, si hauts qu'ils soient. Quelle insolence ! Il ne connaît ni Dieu ni roi.
– Son empoisonneuse a-t-elle été condamnée ?
– Oui ! Le roi n'a pas voulu s'arrêter au fait qu'elle était fille d'un conseiller d'État. Il veut proclamer que nous sommes tous égaux devant le crime. On lui a quand même épargné le bûcher, mais elle a eu la tête tranchée. Une victoire pour votre Desgrez. Mais qu'il prenne garde, il se peut qu'il aille trop loin.
À nouveau il fit un effort pour retrouver son calme, retenant avec peine le flot de sa diatribe, prête à déferler.
– ...Notez que j'aurais pu moi aussi le mettre dans l'embarras... Il était évident qu'il vous avait laissé sciemment vous envoler. Il s'en cachait à peine, Baumier ne l'ignorait pas non plus et il avait pour le considérer des yeux de rat enragé. Mais Desgrez s'en moquait, si sûr de lui... Il m'a ri au nez lorsque j'ai fait allusion à sa faiblesse pour vous. Il savait que j'étais bien trop compromis pour jouer cette carte. Mais j'aurais pu... Il l'a compris. Je lui ai dit : « Donnant, donnant, je me tairai mais tirez-moi de ce merdier... » Ah ! Quelle terrible entrevue ! Vous étiez entre nous comme une brûlure, cause de nos lâchetés et de nos écarts, cause de nos trahisons vis-à-vis de nos tâches et de nos devoirs.
« J'essayais de lui expliquer le pouvoir que vous aviez sur moi et comment la passion que vous m'aviez inspirée m'avait égaré au point que la véritable situation de la ville m'avait échappé. Il riait et me disait : « Croyez-vous que vous êtes le premier homme qu'elle a rendu fou, qu'elle aura mené à la potence... ? » Ah ! je n'oublierai jamais l'atmosphère dégradante de ces dialogues, les affres que j'ai endurés dans ce sombre petit cabinet du Palais de Justice de La Rochelle, en face de ce bourreau moqueur qui me torturait par l'énoncé de votre seul nom. Vous que j'avais placée si haut, que je voyais passer si belle, si sereine et sage, votre petite fille à la main, vous si digne, voici qu'il vous révélait à moi sous un jour autre et si troublant que mes sens en étaient plus que jamais bouleversés et voici que je comprenais peu à peu cette chose horrible : c'est que vous lui aviez appartenu, à cet homme insolent, et cela l'amusait, ce policier de bas étage de se gausser de moi. C'était affreux ! Je pensais que lui vous avait tenue dans ses bras et je regardais avec haine sa bouche vulgaire qui avait baisé la vôtre.
– Desgrez n'a pas une bouche vulgaire, protesta Angélique.
L'interruption porta Nicolas de Bardagne au comble de la dépression. C'était le coup de grâce. Il demeura coi.
Au bout d'un moment, il se reprit :
– C'est bon, fit-il, puisque vous le défendez, je n'insiste pas. Sachez seulement que le misérable m'a fait payer cher ses complaisances. En fait, il voulait se venger de ce qu'à moi aussi, vous aviez souri – oh ! si peu ! mais il m'a appris bien des choses. Et je sais qu'il avait raison. Vous êtes de ces femmes que les hommes ne peuvent oublier, quelque modeste que soit l'aumône que vous leur avez faite d'un regard, d'un sourire... Vous êtes... le mystère sur terre enfin... apparu... incarné... L'attente du bonheur... La Femme...
À nouveau, il se renversa en arrière et s'appuya contre la paroi de la cabane.
– ... Est-ce que je rêve ? murmura-t-il d'une voix lointaine. Où sommes-nous ? Au bout du monde. Et vous êtes là, près de moi, vous que je ne croyais jamais revoir, surgie de ces paysages effrayants et désespérés, où depuis que nous y avons pénétré, nous avons été vingt fois sur le point de trouver la mort... Peut-être est-ce un rêve ?... Peut-être suis-je mort, en vérité ?...
Angélique n'en pouvait plus d'avoir écouté Bardagne, ses déclarations enflammées, son récit chaotique et véhément, elle était comme saoulée.
Elle avait été aussi tellement captivée par toutes ces réminiscences qu'elle n'en pouvait plus. Il lui avait jeté à la tête un flot d'images encore récentes et qui pourtant lui semblaient appartenir à un monde révolu, toutes intenses, douloureuses, dans un décor aux tonalités d'encre, de paperasseries et de jour blafard qui lui rappelait à elle aussi l'angoisse, l'oppression éprouvées dans un recoin du Palais de Justice de La Rochelle, alors qu'au-dehors le vent et la mer appelaient à la liberté et, devant elle, était assis le policier François Desgrez avec ses yeux de feu et sa petite grimace méchante aux coins des lèvres mais qui pour elle s'adoucissait.
Elle plaignit Nicolas de Bardagne. Cela avait dû être terrible pour lui cette disgrâce, lui qui travaillait avec tant d'acharnement et de conscience à avancer.
– Calmez-vous, dit-elle à voix haute. Mon pauvre ami ! Tout ceci est loin maintenant. Je vous demande pardon cependant du fond du cœur. Et je suis heureuse de constater que vous avez pu retomber sur vos pieds. Il me semble que vous êtes bien en place maintenant.
– Oui, j'ai eu de la chance ! Certes, je n'aurais pas de gaieté de cœur choisi le Canada pour y poursuivre ma carrière, mais l'occasion s'est présentée d'une mission bien spéciale où mon renom pouvait être de quelque utilité, et je l'ai acceptée.
– Encore la religion ?
– Oui et non... Il ne s'agit pas directement d'affaires religieuses, mais il n'en fallait pas moins une certaine habitude des conflits qu'elles peuvent engendrer et être accoutumé à manier les gens d'Église, comme à l'occasion aussi les protestants, ce qui était mon cas. Et c'est pour ces diverses qualités que j'ai été choisi. J'ai donc accepté cette haute fonction. Mon rôle à Québec sera délicat mais j'ai reçu tout pouvoir et liberté de mener le jeu à ma guise.
– Seriez-vous... ce haut fonctionnaire du Roi amené par le Saint-Jean-Baptiste et dont on disait qu'il était fort malade ?
– Comme on est badaud en ces villages perdus ! rit-il. Oui, c'est moi, mais chut ! fit-il en regardant autour de lui, il est préférable qu'on ne se doute, pas de l'importance de ma fonction.
– Pourquoi donc ?...
– À cause de ce pirate des mers du Sud qui nous a arraisonnés en rade de Tadoussac.
Angélique retint un sursaut.
– Voulez-vous dire... Ce corsaire qui mouille en ce moment dans la rade de Tadoussac ? Le comte de Peyrac ?
– Le comte de Peyrac ! Peuh, vous en parlez avec bien de la révérence. Pour moi c'est un pirate. Il est vrai que les habitants des colonies n'y regardent pas de si près avec ceux qui viennent mouiller dans leurs eaux, du moment qu'ils s'y présentent les mains pleines d'or. On m'avait averti. Mais il serait tout à fait désastreux que cet homme, pirate ou gentilhomme, s'intéresse de trop près à ma personne car je ne le dirai qu'à vous en confidence...
Il se pencha vers elle pour lui murmurer à l'oreille :
– ... La mission dont je suis chargé le concerne.