Chapitre 4

Cette fois, l'intendant voyait double. Et c'était deux justiciers qui le regardaient du bout de la table où Peyrac avait repris place.

– Vous avez trop d'influence sur nous, dit-il d'une voix pâteuse. Je comprends que le roi vous ait balayé de sa route. Je ne connais qu'un homme qui puisse vous égaler par le pouvoir sur les êtres : Sébastien d'Orgeval. Mais lui n'a pas comme vous l'or pour triompher.

– Il a les légions célestes, et même parfois, quand il le faut, démoniaques.

L'intendant ne réagit pas, il continuait à regarder fixement Joffrey de Peyrac qui devait lui apparaître à travers un brouillard plus ou moins méphistophélique.

– Vous savez trop de choses sur moi, sur nous tous.

– Non, vous vous trompez, Monsieur l'intendant, dit Peyrac en s'animant brusquement, vous êtes pour moi un inconnu, car je ne sais de vous que ce que vous voulez bien me montrer. Une infime partie de vous-même. Nous sommes ainsi, tous, mystérieusement enfouis, ne montrant, ne hissant à l'extérieur qu'un petit pavillon simplet, ne relevant que d'un seul monarque, une seule idée, un seul choix. Et pourtant, avouez, Monsieur l'intendant, ne serait-il pas bon parfois de rompre l'image que les autres ont de nous ? Nous sommes condamnés, étouffés, ligotés par ces images.

« Je vous propose un jeu, ce soir. Renversons l'image. Abattons une autre carte, celle que nous cachons dans notre manche, la carte la plus précieuse parce que nous savons qu'elle ne pourra jamais être jouée. Et pourtant c'est celle-là qui fut notre atout maître, la vérité, l'essence de nous-mêmes. Ainsi nous allons nous retrouver entre amis... et non en ennemis, nous regardant face à face, sans faux-fuyants. Vous êtes chez moi. Sur ce navire. i

« Ailleurs, il fait nuit. Vous êtes ailleurs. Le monde est désert. Il s'est effacé. La nuit est propice aux illuminations, aux confidences. Regardons en nous-mêmes et découvrons-nous... sans honte, sans fard, sans réticence... Qu'auriez-vous aimé être, Monsieur Carlon, si vous n'aviez pas fait carrière dans l'Administration ?

– Non, pas cela !... s'écria Carlon, comme si on voulait l'écorcher vif. (Et il ramena les revers de sa redingote contre lui en un geste de jeune fille effarouchée.)

Le jeu lancé par Peyrac avait soudain transformé le climat ; les visages se levaient, les yeux cherchaient dans les volutes de la fumée du tabac à faire surgir quelques visions des rêves oubliés.

– Monsieur l'intendant, à vous l'honneur, intima Joffrey de Peyrac.

– Non ! cela jamais, vous dis-je, se récria l'autre. Et dans son ivresse entêtée, il frappa à plusieurs reprises du poing sur la table. Je ne joue pas... Je ne joue plus. Je m'en vais.

– Mais il ne put y parvenir et retomba sur son siège.

– Bon ! Eh bien, je donne l'exemple, fit Peyrac. Je commence.

Il renversa en arrière dans la lumière dorée des chandelles, son visage, creusé de sillons mais où les lèvres admirablement modelées avaient une forte et attirante sensualité. Cette bouche transférait une sorte de douceur au reste du visage dont l'expression était le plus souvent, inconsidérément ou volontairement, assez peu engageante. Il faisait peur, disait-on. Peut-être à cause de ses cicatrices ? Peut-être à cause du regard aigu et pénétrant des yeux très noirs. Sa peau était tannée, à croire qu'il avait du sang maure dans les veines, et les cicatrices qui s'y incrustaient ne contribuaient pas à le rendre moins impressionnant. Pourtant, il y avait cette bouche vivante et sensible dont le pli moqueur donnait envie de voir s'étirer dans un sourire, découvrant les dents très blanches. Pour Angélique, ce sourire contenait toutes les félicités du monde et à le voir naître, à le voir se tourner vers elle, il lui arrivait d'éprouver une joie si intense qu'elle en défaillait.

Lui aussi parut chercher dans les poutres du plafond la matérialisation d'une vision, se projeter dans l'incarnation d'un « moi » qui correspondrait exactement aux aspirations de son être.

– Plutôt que de n'être qu'un errant sur la terre, commença-t-il, jouant des mille hasards que lui offre la vie, le monde, pour édifier ou perdre des fortunes, conquérir des positions, des terres et les défendre, état qui, je ne le nie pas, correspond entièrement à un certain côté de ma nature aventureuse, ennemie de la monotonie, mais qui me laisse cependant un sentiment d'incomplétude, celui de m'être égaré en chemin, contraint ou forcé, d'un destin pour lequel j'aurais été créé... Plutôt même que de me retrouver prince, maître d'une province, comme je le fus jadis par mon héritage, avec toutes les responsabilités que cela incombe, honneurs, gloire, servitude, j'aurais aimé être un homme obscur livré à lui-même et à ses intuitions scientifiques, dans le secret d'un laboratoire. Au-dehors, un mécène généreux alimenterait mon officine de tous les plus beaux appareils, instruments, cornues, alambics que l'on puisse trouver, sans que j'eusse à me préoccuper de les chercher et surtout de les acquérir, tâches souvent accablantes pour un savant dont l'esprit est parfois comme un oiseau aux ailes rognées. Il veut s'élancer. Il voit. Il sait. Mais il ne peut pas. Les moyens lui manquent. Le temps, la quiétude... On le chasse, on le poursuit, on le bannit à travers toute la terre. Ah ! s'enfermer, comme en une cellule, et se pencher sur ces mondes invisibles, inconnus, grouillants sans fin. Ignorer s'il fait jour ou s'il fait nuit. Assister aux miracles d'une création sans cesse renouvelée et qui n'a pas de fin. Savoir qu'on a en soi le pouvoir, la puissance d'aller plus loin, toujours plus loin. Reculer les limites de la connaissance humaine.

– Je ne vous crois pas, dit Villedavray. Vous êtes beaucoup trop épicurien et homme de guerre pour vous accommoder d'une existence pareille. Et la gloire ? Le renom ?

– Peu m'en chaut.

– Et les femmes, mon cher ? Vous en passeriez-vous si facilement ?

– Je n'ai jamais dit qu'un savant qui aurait la possibilité de travailler sans relâche à des tâches passionnantes devrait pour autant se priver des plaisirs de la vie.

– Vivre au milieu des cornues, n'est-ce pas bien aride ? dit Grandbois.

– Leur séduction est de celles qui ne s'expliquent pas et que le non-initié ne peut comprendre. Bien des domaines sont de cette sorte. Moulay Ismaël, souverain du Maroc, souverain sanguinaire, fastueux et luxurieux jusqu'à la lubricité, m'a dit un jour que l'une de ses plus grandes voluptés, c'était la prière. Or, pour celui qui n'est pas porté au mysticisme, la chose n'est d'aucune évidence. Il se peut que si Moulay Ismaël n'était pas né roi du Maroc, il eût fait un grand ascète du désert.

– Vous voulez dire que la science recèle aussi ses voluptés secrètes ?

– Oui !

Et le sourire qu'Angélique aimait étira les lèvres du Rescator.

– C'est de cette soif inétanchée et personnelle à chacun que je veux parler lorsque je dis : qu'au-riez-vous aimé être si... Barssempuy, courage !... à vous.

L'ancien second du pirate Barbe d'Or rougit. C'était encore un très jeune homme, beau, aimable, point sot, nanti d'une solide éducation de duelliste et de cavalier, modèle assez exemplaire de ces cadets de famille qui ne voient guère que l'armée, l'Église ou l'aventure pour continuer à mener grand train selon leur rang. Il avait choisi l'aventure. Peu de différence estimait-il entre guerroyer à bord d'un corsaire ou d'un vaisseau du roi. Plus de chances d'y faire fortune. Du moins le croyait-on au départ. Récemment la mort de sa fiancée Marie-la-Douce avait assombri son caractère et marqué ses traits d'amertume.7 Il avança que tout cela n'avait pas d'importance, qu'il n'avait vraiment rien à dire puis se ressaisit.

– J'aurais voulu être mon frère aîné, dit-il, moins pour les honneurs et la richesse due à son héritage que pour le domaine où nous vivions. J'aurais voulu l'embellir, y donner des fêtes prodigieuses. Comme Fouquet à Vaux-le-Vicomte. J'aurais tenu une petite cour avec des lettrés, des artistes ; j'ai fait mes humanités, j'avais du goût pour les choses de l'esprit. Or, mon frère vit à la Cour, pressure les paysans afin de pouvoir soutenir son rang, et le domaine s'écroule. J'essaie d'oublier. Cette carte n'est même pas celle qui peut être jouée. La place de la naissance dépend du sort.

– Quel était votre rang de cadet par rapport à votre aîné ? demanda quelqu'un.

– J'étais son frère jumeau, répondit Barssempuy avec simplicité.

Un tel coup du hasard émut l'assemblée, déjà portée à s'émouvoir par de nombreuses libations.

– Pourquoi ne l'avez-vous pas tué ? demanda Villedavray avec candeur.

– C'est pour éviter d'être tenté de le faire que je me suis enfui.

– Qui sait, fiston, un jour n'est pas si loin où il va peut-être te laisser la place ? émit Grandfontaine.

– Il a des fils.

– Ne regrettez rien, monsieur Barssempuy, intervint Angélique. Aujourd'hui, on ne peut plus rester dans ses terres et encore moins y vivre en prince. Le roi ne le tolère pas. Vous y perdriez ses faveurs et ses largesses. C'est à tenir le bougeoir ou la chemise au coucher du roi à Versailles que l'on avance et gagne de quoi se soutenir et réparer les toits de sa gentilhommière.

Erickson, ensuite, interloqua tout le monde en déclarant que son affaire, ç'aurait été d'être roi de Pologne.

– Pourquoi de Pologne ? demanda Villedavray.

– Comme ça.

– Un rêve quoi ! La puissance donnée.

– Mais il a déposé sa couronne et s'est retiré au couvent.

– Pas celui-là, l'autre.

Personne n'était très familier avec l'histoire de Pologne. On remit à plus tard une initiation sur les souverains polonais qui, avec Erickson, promettait d'être laborieuse.

Fallière s'était vu longtemps en mousquetaire du roi, mais tout d'abord il n'était pas gascon et les deniers lui manquaient pour s'imposer dans cette coterie très fermée. De plus, son habileté à manier l'épée laissait à désirer. Ayant fait de bonnes études, il s'était rabattu sur la charge de son père et avait ensuite pu accéder à celle de géomètre-échevin.

Les réflexions fusaient, le vin circulait et l'on oubliait de manger à écouter tant de révélations inattendues. L'un dit qu'il n'avait jamais rien rêvé, rien regretté et qu'il était très bien comme ça. La vie au bout de son nez, au jour le jour. Un autre se gratta la nuque, assura que ça lui reviendrait, qu'il y avait bien quelque chose qui lui aurait mieux réussi mais il ne savait plus quoi.

La plupart savaient. Grandbois confessa qu'il n'avait jamais eu qu'un rêve : être très riche, porter perruque, posséder carrosse, serviteurs, servantes et ne jamais bouger de sa demeure, lui qui passait son temps par monts et par vaux, en canot sur les rivières d'Acadie ou à la voile dans la Baie Française. Mais malheureusement, il avait toujours eu les poches percées. Pas un écu n'y restait. Adieu château, carrosse, vie paisible !

– Mais qu'auriez-vous fait tout le jour dans votre seigneurie ? demanda Angélique.

– J'aurais joué aux cartes, bâtonné mes valets, soigné ma goutte, taillé mes roses et, chaque soir, j'aurais retrouvé une femme dans mon lit...

– Différente ?

– Non, toujours la même, jeune, moins jeune, qu'importe mais ma femme quoi ! Une femme pour moi tout seul, toujours là, sans qu'on ait besoin de la chercher, de se mettre en frais. Ça m'a toujours manqué. Je n'aime pas dormir seul, j'ai froid et puis, quelquefois, j'ai peur comme lorsque j'étais gamin... Cette vie qu'on mène sur la rivière Saint-Jean, ça ne me donne pas mes chances. Les Indiennes ! Pouah !... Oh ! Excusez-moi, madame, je m'égare... Je suis riche, c'est certain... Jamais assez pour m'en retourner au royaume...

– Reprise tes poches, Grandbois, cria Wauvenart en riant bruyamment. Il se tapait sur la panse dans son hilarité.

– Parle à ton tour, grand c..., grommela Grandbois, tu riras moins.

Wauvenart se tut et devint pensif.

– Je me voyais prêtre, dit-il enfin, et même Jésuite.

Cette déclaration abrupte, faite gravement et venant de ce solide hobereau d'Acadie, dont la jovialité gaillarde, l'esprit d'entreprise, la sauvage ardeur à la guerre transparaissait dans toute sa personne, n'offrant rien de très ecclésiastique, produisit sur son auditoire un effet inattendu. Tout le monde partit d'un rire inextinguible. Il ne se vexa pas et attendit que la tourmente fût passée.

– Oui, je voulais être Jésuite, répéta-t-il. Je voulais dominer.

– Une forme de puissance comme une autre, dit Peyrac.

– C'est ça ! et j'aurais pu. Mon blason est assez bien garni. Je réussissais dans mes études. J'ai même fait un an de séminaire.

– Tu m'en diras tant, fit Grandbois ébaudi.

– Et qu'est-il arrivé ? interrogea quelqu'un.

– J'ai eu peur. J'ai senti... Fallait avoir un pied dans l'au-delà. J'y réussissais trop bien, se détacher de la terre, c'est une sensation prodigieuse, mais il ne faut pas craindre. Orgeval, il fait cela comme il respire. Je l'ai vu, une fois, priant à bien une demi-toise du sol. Comme saint Ignace. Mais moi, cela m'a impressionné. Ils me disaient : « Vous êtes doué, vous avez le sens du mystique. » C'est sans doute vrai. Mais je suis parti. Maintenant, quand je vois les Indiens convoquer leurs démons et parler avec leurs esprits, je me dis que tout cela, ça n'est pas si terrible, que j'aurais pu m'en accommoder et parfois j'ai l'impression que j'ai manqué ma vie...

– Est-ce que tu n'aurais pas trop bu par hasard, demanda Grandbois, et que tu voudrais te moquer de nous ?

– Eh ! Quoi ! Tu t'étonnes ? Ce sont des choses qui arrivent. Lorsqu'il reviendra, Cavelier de La Salle, qui en ce moment traîne ses bottes du côté du Mississippi à la recherche de la mer de Chine, tu lui demanderas. Lui aussi, il a été Jésuite.

– Tu me décourages, dit Grandbois. On aura bien le temps de connaître tout cela quand on sera mort. Je t'ai dit que j'avais peur de la nuit... Est-ce que le tonneau est vide ? Du vin, procureur !

– Eh bien ! Moi, je vais vous étonner, dit Villedavray avec une naïveté charmante, mais j'aurais voulu être femme. J'enviais la gaieté qui semblait être l'apanage de ces belles créatures et qu'elles n'eussent qu'à se faire épouser pour vivre à leur guise, dépenser, se parer et voleter de droite à gauche, sans souci d'obtenir des charges ou de besogner de façon ingrate. Mais je me débrouillais assez bien avec mon héritage et voyant tous les avantages que me permettait ma position de mâle, j'ai cessé de regretter mon sexe.

*****

– Monsieur l'intendant, à vous maintenant.

– Je n'ai rien à avouer.

– À moi, dites-le, supplia Angélique en lui prenant la main à travers la table.

Ce geste eut raison de la résistance de Jean Carlon.

– Eh bien, voilà. Quand j'avais dix-huit ans, j'ai fait une rencontre.

– Elle était belle ?

– Non.

– Alors ?

– Ce n'était pas une femme !

– Ah !

– Et qui était-ce ? demanda doucement Angélique.

– Molière, fit Carlon d'une voix presque inaudible. Puis il se ranima.

– Il se nommait alors Poquelin, à Orléans où je fit mes études avec lui pour devenir avocat. Jean-Baptiste et moi étions plus souvent à composer des tragédies et à monter des spectacles. À son instar, je décidai de me consacrer à l'art du théâtre. Mais mon père me donna du bâton. Il me dit que je serais damné, enterré comme un chien, sans bénédiction, hors du cimetière. Il me rêvait plus honorable. Cela se comprend. J'ai suivi la voie qu'il me traçait.

– Et vous y avez réussi, constata Angélique. Molière aussi de son côté ! Cependant je vous dirai, Monsieur Carlon, ne regrettez rien. C'est une vie folle que celle d'un comédien, et votre ancien condisciple sait ce qu'il paie de faire aujourd'hui s'esclaffer la Cour. Mieux vaut être dans le parterre que sur les planches.

– Nous voici donc tous satisfaits de notre sort, conclut Peyrac en levant son verre, M. Carlon, vous ne serez pas damné. Quant à moi je me félicite des chemins tortueux que j'ai suivis puisqu'ils m'amènent à festoyer joyeusement avec vous, ce soir en Canada. Buvons donc à nos vies ! À nos réussites ! À nos rêves ! À Molière, ajouta-t-il en se tournant vers Carlon.

– À Molière, répéta celui-ci à voix basse et ses yeux s'embuèrent.

Et comme tous les verres étaient levés rouges et scintillants, on entendit dans le lointain des accords de la guitare de Cantor et des flûtes et des harpes qui l'accompagnaient tandis que des voix claires chantaient :

Alouette ! gentille alouette ! Alouette, je te plumerai...

– La jeunesse ne sait pas ce que nous savons, dit Villedavray. Ils ignorent, ces jouvenceaux, qu'ils ont dans leur manche la carte qui ne sera pas jouée. Ils regardent devant eux et voient tous les chemins ouverts. Buvons à leurs espérances !...

*****

Ils burent longuement. Au fond des verres miroitaient le soleil, les coteaux, stagnaient l'ombre des caves, le reflet des vieux pressoirs, la poésie de la vendange et l'on évoquait les corps nus des hommes plongeant et brassant l'effervescente moisson des grappes dans les cuves géantes de chêne blanc.

– À la Bourgogne ! Au vin de France ! Au roi de France ! s'écria Villedavray en un crescendo lyrique.

Et il se mit à pleurer, disant que le royaume était loin, qu'on les oubliait dans ces terres ingrates. On les voulait morts, scalpés, tous sacrifiés sur l'autel de la nation, fille aînée de l'Église : la France. L'exaltation du sacrifice et la peine de l'exil gonflaient son cœur et l'on ne savait si ses larmes étaient d'amertume ou de tendresse.

Carlon pleurait aussi en pensant à Molière.

Cela dégénérait.

Angélique se leva, pas très solide sur ses jambes. Ces messieurs allaient pétuner, et elle, de grand cœur, irait s'effondrer sur sa couche et y dormir du sommeil du juste.

– Madame, vous n'avez pas parlé, protesta une voix.

– Oh ! C'est vrai ! Messieurs, qu'ai-je à dire après ces graves confessions. Longtemps j'ai voulu partir aux Amériques.

– Ah ! Vous voyez !

– Mais j'étais une enfant. Plus tard, parmi tous les hasards que j'ai vécus, je voyais le havre qui conviendrait à mon cœur comme une demeure élégante et confortable, habité par un homme que j'aimerais et qui m'aimerait et je ferais des gâteaux pour des petits enfants qui me regarderaient autour de la table.

– Un rêve modeste en somme... Comme Grand-bois. N'avez-vous jamais, comme toutes les femmes, rêvé à de plus grands honneurs, Versailles, la Cour... plaire au roi ?

– J'aurais pu plaire au roi, messieurs, mais il m'a plus de lui déplaire.

– Quelle folie ! s'exclama-t-on.

– Vous n'allez pas nous faire croire que vous avez méprisé la Cour... Ce paradis hanté de personnages considérables...

Elle avait commencé de s'éloigner. Soudain, tournée vers eux, elle dit :

– Et les empoisonneurs ?

Et comme tout à l'heure, pour Wauvenart, sa déclaration contre toute logique, éveilla un énorme éclat de rire. Comme Wauvenart, elle laissa passer la crise sans se fâcher. Tout le monde était gai et c'était très drôle : les empoisonneurs ! À Versailles !

Elle conclut ensuite :

– ... Voilà pourquoi je suis ici.

– ... Aux mains d'un pirate, glissa Joffrey qui avait commencé de fumer un de ses longs cigares qu'il affectionnait.

– Ainsi, c'est donc vrai ?... Elle aussi vous l'avez capturée, Monseigneur ?

– Pas tout à fait... mais presque...

– Quand cela ?

Angélique glissa vers Peyrac et posa ses doigts sur ses lèvres, car il semblait décidé à donner une explication.

– Non, chéri, taisez-vous ! Vous embrouillerez tous ces messieurs !.. C'est une trop longue histoire.

Peyrac attrapa au vol les doigts délicats et les baisa ardemment, sans souci de l'assemblée. Et elle effleura d'une caresse légère sa chevelure touffue et noire de Méridional. Le vin déliait ces chaînes qui parfois, entre eux, retenaient la tendresse.

Au passage, Villedavray attrapa la robe d'Angélique qui se retirait et la retint.

– Vous me raconterez tout, n'est-ce pas ? L'histoire de vos amours avec ce ténébreux personnage, M. de Peyrac... Quand nous serons à Québec...

– Y serons-nous jamais ? Vous avez entendu l'intendant ? L'on me chassera à coups de pierres, l'on me brûlera vive... Lui-même mettra la torche aux fagots. Je le devine...

– Madame, que dites-vous ?... Dieu me préserve d'un tel acte, s'exclama Carlon en se levant en titubant, hors de lui, vous ne m'avez pas compris... Je disais... c'était seulement pour vous mettre en garde... en garde...

– En garde, mousquetaire, chantonna Grandbois.

Les Québécois ne sont pas idiots... Je suis sûr, ils tomberont sous votre charme... Ils tomberont... à genoux...

– Je n'en demande pas tant ! s'exclama Angélique en riant aux éclats. Monsieur l'intendant, je vous pardonne tout, pour ces bonnes paroles... Ne les oubliez pas demain quand vous serez dégrisé...

Le difficile était de gagner la porte et d'aspirer une bouffée d'air pur, avant de pouvoir sans encombre traverser le pont et gravir les escaliers.

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