Chapitre 8

Angélique préférait ne pas trop penser au père d'Orgeval. Mais Mlle Bourgeoys avait frappé juste.

Insensiblement, au cours de l'année qui venait de s'écouler, Angélique avait cristallisé autour du personnage invisible du Jésuite des sentiments épars de crainte, de rancœur, et même de répulsion, depuis qu'elle associait son nom à ceux d'Ambroisine et de Zalil.

Les paroles de la Démone dans son délire lui avaient ouvert des perspectives étranges sur l'enfance de cet homme qui aujourd'hui dominait spirituellement le Canada.

... « Nous étions trois enfants maudits, trois enfants terribles dans les montagnes du Dauphiné, lui, Zalil et moi. Oh ! Ma belle enfance ! Lui, et son œil bleu et ses mains pleines de sang ! Lui et Zalil ruisselants de sang humain... »

Angélique frissonna dans le brouillard. Elle fit effort pour chasser les souvenirs de cette voix démente. Avec calme, elle devait regarder en face l'homme qu'était devenu cet enfant évoqué, lorsqu'il se présenterait à elle sous le revêtement de la soutane et du manteau noir de son Ordre. Elle devrait croiser sans peur ce regard bleu dont tout le monde parlait. Peut-être alors, en effet, le côté humain des choses jouerait-il en faveur du Bien. Les animosités irréfléchies s'effaceraient.

« Il ne m'a jamais vue. »

À cet instant précis la réflexion qui venait de s'ébaucher dans son esprit précipita toute une suite d'images qui s'ordonnèrent en une logique implacable et elle comprit quelque chose qui lui avait échappé jusqu'alors.

Sous le coup de l'émotion incontrôlée, une rougeur lui monta au visage et le brûla, lente à disparaître, tant était profond son déplaisir à la pensée de ce qu'elle venait de découvrir.

On lui avait dit que « quelqu'un » du Canada l'avait aperçue l'an passé, lorsqu'elle se baignait, nue, dans un lac du Maine, par un jour incandescent d'automne.

De là était partie sa légende de femme maléfique et fatale.

Elle demandait : « Qui m'a vue ? » Maintenant, elle savait. Elle en avait la conviction intime.

« C'est lui qui m'a vue. Il m'a vue quand je me baignais dans le lac... Et c'est pour cela qu'il me hait !... »

Il lui fallut un moment pour retrouver son équilibre.

Puis elle décida que vrai ou pas, cela n'avait aucune importance. Elle rejeta en arrière ce souci. Il serait temps d'y penser lorsqu'elle se retrouverait devant le père d'Orgeval. Ou plutôt non, il serait préférable de ne pas y penser à ce moment-là.

Soudain, elle pouffa. C'était assez drôle, ces histoires. Les gens étaient pleins de contradictions, de surprises, de passions, de fantaisies. Nul ne se ressemblait. Les gens faisaient peur et puis tout à coup ils inspiraient la pitié, la tendresse.

Elle n'était pas seule. Joffrey serait près d'elle.

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