Chapitre 7
Le navire qui les suivait apparut à leurs yeux vers le milieu du jour suivant. Il émergea d'un brouillard verdâtre qui pleuvait sur le fleuve, éteignant la clarté des forêts, estompant l'horizon blême.
La flotte de Peyrac en demi-cercle, d'un point à l'autre du vaste Saint-Laurent, fermait la route à l'arrivant. Comme le comte l'avait pressenti, il se révéla aussitôt être un vaisseau attardé qui se traînait péniblement vers son but, ayant échappé non sans mal à tous les mauvais hasards de la traversée. Il donnait de la gîte à tribord et était si profondément enfoncé au delà de sa ligne de flottaison que, par instants, la houle des vagues ne laissait apercevoir que ses mâts aux voiles haillonneuses. À de plus fortes vagues, on ne le voyait plus et l'on avait l'impression qu'il venait de s'engloutir.
Il suivait à distance comme un animal peureux, blessé à mort, contraint de rôder, ne pouvant ni retourner en arrière ni risquer de venir se jeter dans les mailles d'un filet qu'il flairait, préparé pour lui, par cette flotte étrangère.
Lorsqu'il fut en vue des bâtiments qui paraissaient l'attendre, on le vit louvoyer de façon pathétique afin de retarder autant que possible sa piètre avance.
Honorine traduisit à haute voix l'étrangeté d'un sentiment qui leur poignait le cœur.
– Pauvre ! Pauvre navire, gémit-elle, bouleversée de pitié, pauvre bateau ! Comment lui faire comprendre que nous ne lui voulons pas de mal !
Elle se tenait sur la passerelle aux côtés de Joffrey de Peyrac qui, après l'avoir hissée à sa hauteur sur un affût de canon, lui passait de temps à autre sa longue-vue.
– Vas-tu le couler corps et bien ? demanda-t-elle avec passion.
Parfois, lorsqu'elle avait à s'adresser à lui d'égal à égal, elle le tutoyait.
– Non, damoiselle ! C'est un trop piètre navire. Angélique les observait de loin tous deux, son époux et sa fille. Elle se trouvait sur le premier pont où beaucoup s'étaient rassemblés. Elle ne pouvait entendre les paroles échangées entre Joffrey de Peyrac et Honorine, mais, les yeux levés, elle s'amusait de leur accord. L'affection de Joffrey de Peyrac élevait sur un pavois inattendu cette miniature aux cheveux roux que Québec attendait aussi. Petite créature vouée à l'obscurité du malheur, le destin l'avait liée à celui d'un homme extraordinaire, auréolé d'une éclatante et sombre légende. Et cela convenait à merveille à la jeune Honorine de Peyrac. Elle ne doutait pas de tenir désormais entre ses mains le sort du Canada et de la ville altière. Et c'était juste et équitable. Un instant plus tard Joffrey et Honorine disparurent aux yeux d'Angélique et elle les revit peu après descendant l'escalier de la dunette, Joffrey donnant la main à l'enfant. Comme il le faisait fréquemment, lorsqu'il était à son poste de commandement, il avait posé sur son visage son masque de cuir noir. Cela ajoutait à sa silhouette farouche et accusait la fragilité de la petite forme qui marchait à ses côtés dans ses jupes bouffantes. Elle entendit Peyrac dire à Honorine :
– Nous allons poursuivre notre route jusqu'à Tadoussac et le laisser poursuivre la sienne.
– Et à Tadoussac ?
– Alors nous nous présenterons à lui et nous nous informerons s'il n'y a pas de personnes dangereuses à son bord. Puis nous visiterons ses cales.
– Vous êtes un pirate, Monsieur, s'écria Honorine imitant les intonations de l'intendant Carlon.
Angélique ne put s'empêcher d'éclater de rire. Elle pensa que rien ne prévaudrait contre l'amour qui les unissait. Les heures de la nuit passées entre les bras de Joffrey lui avaient laissé au cœur une sensation d'euphorie.
Son cœur s'exaltait à la vue de ces êtres si chers.
Elle vit derrière eux leurs existences riches et éblouissantes comme un halo lumineux aux colorations fastueuses, promesses du sort qui les comblerait.
Ce navire mourant qui se traînait dans leur sillage semblait symboliser les derniers soubresauts d'un adversaire qui, pour n'avoir pas eu raison d'eux, ne tarderait pas à demander merci. Est-ce pour cela que Joffrey était si calme en se rendant en Nouvelle-France sous ses véritables titres de comte de Toulouse ? Espérait-il obtenir l'amnistie définitive du roi de France ?
En dépit des apparences, elle commençait à comprendre que la force de Joffrey était plus grande aujourd'hui que celle de jadis, car il était libre. Aucun système de vassalité ne l'enserrait dans ses lois qui en faisait autrefois, malgré sa puissance de seigneur d'Aquitaine, un sujet à soumettre ou à combattre. Qu'aurait à perdre le roi de France à lui rendre justice ? En quoi ce rival lointain pourrait-il l'effrayer désormais ?
Pourtant, le lendemain, le vent tourna non pas dans la disposition du temps qui demeura bruineux quoique relativement doux, mais dans l'humeur même d'Angélique qui retomba dans ses appréhensions, pour une phrase que prononça le soldat Adhémar.
Une fois de plus, ils se trouvaient tous réunis sur le pont. Les commandants des navires étaient venus au rapport plus tôt que d'habitude afin de discuter de la situation du bâtiment qui paraissait ne poursuivre sa marche qu'à grand-peine. Fallait-il aller à son secours ? Kouassi-Ba et le maître d'hôtel, aidés de jeunes aides, passaient quelques rafraîchissements, mais l'attention était surtout retenue par les évolutions lointaines du vaisseau en difficulté. On avait déterminé qu'il s'agissait d'un navire marchand en provenance du Havre ou de Honfleur et qui devait appartenir à la Compagnie des Cents Associés.
Voyant s'éloigner les navires suspects qui l'avaient encerclé la veille et qu'il pouvait supposer être anglais ou pirates, le bâtiment avait repris sa marche difficile. La question était de savoir s'il tiendrait au moins jusqu'à Tadoussac. On supputait sur les raisons qui l'avaient fait atteindre le Canada à une époque si tardive. Il avait dû faire escale sur le golfe Saint-Laurent, peut-être à Shédiac ou même à Tidmagouche ? N'aurait-il pas mieux fait d'y rester ?
On se repassait les lunettes d'approche, lorsque la voix pleurarde d'Adhémar s'éleva.
– Et si des fois ce voilier de malheur avait ramassé à son bord la duchesse ?
– Quelle duchesse ? s'écria-t-on en se tournant vers lui avec ensemble.
Il ne voulut pas répondre et il se signa à plusieurs reprises, mais tout le monde avait compris et comme c'était un garçon un peu simple, de ceux qui, dans les villages, ont des prémonitions et des rêves, une appréhension terrible glaça les cœurs.
– Que dis-tu ? Tu es fou ? s'écria Angélique. La duchesse ! Mais elle est morte. Cent fois morte ! Elle est morte et enterrée !
– Sait-on jamais avec ces êtres-là, marmonna Adhémar, en se signant de plus belle.
Avec un ensemble touchant, les regards de l'assemblée cherchèrent le comte de Peyrac pour lui demander réconfort, mais il s'était éloigné et l'on se rabattit sur Villedavray.
– Mes amis, rassurons-nous, décida le marquis, nous sommes encore sous le coup d'événements qui nous ont fortement émus. Mais nous devons oublier, TOUT OUBLIER. Entendez-moi bien ! Nous devons arriver à Québec ayant perdu jusqu'au souvenir de ce qui s'est passé sur le golfe Saint-Laurent. Oui, même vous, Carlon. Vous devez oublier. Nous n'avons pas le choix, car il n'y a qu'ainsi que nous pouvons nous en tirer...
Il insistait avec une solennité qui ne lui était pas coutumière et qui prouvait que même lui, ne mésestimait pas ce qui se cachait derrière le drame auquel ils avaient été mêlés. Des complications possibles avec le tribunal de l'Inquisition.
– Même en état de légitime défense contre... Satan, reprit-il en baissant la voix et en jetant un regard autour de lui, nous savons tous qu'il est extrêmement délicat de se trouver impliqué dans ce genre de procès. Je vous l'ai dit, Carlon : le silence et l'oubli. Voici la meilleure façon de ne pas se « couper » devant des gens trop curieux.
– Et si « elle » revenait ? réitéra Adhémar en se signant.
– « Elle » ne reviendra pas, trancha Villedavray et si tu te permets une fois encore des allusions de ce genre je te casse ma canne sur le dos, ajouta-t-il, joignant le geste à la menace, et je te fais mettre aux fers dès notre arrivée à Québec ou même pendre pour désertion.
Adhémar s'enfuit, terrorisé.
– M. de Peyrac a réglé au mieux cette histoire, n'en parlons plus, continua le marquis qui aimait assez sous des dehors enjoués, rappeler qu'il était gouverneur d'Acadie, et que, de ce fait, il avait charge d'âmes ; j'ajouterai que nous abordons tous le Canada sains de corps et d'esprit, ce qui, après ce que nous avons enduré, est déjà un miracle dont nous devons remercier Dieu.
Et, si la crainte d'un esprit démoniaque revient nous tourmenter, n'oublions pas que désormais nous sommes en terre quasi chrétienne grâce à l'inlassable dévouement de nos missionnaires qui, depuis plus de cinquante années ont sanctifié des sueurs de leur labeur et du sang de leurs martyrs ces régions païennes. Le Canada n'est pas l'Acadie tant s'en faut où, je le reconnais, vivent encore trop de mécréants. Il jeta un regard du côté des frères Défour.
– Ceci dit, j'ai toujours veillé à ce qu'on y lutte contre l'impiété et la preuve c'est que nous avons triomphé des forces sataniques. Tout est terminé. Rassurons-nous. Nous voici à l'abri. De plus, nous avons à nos bords de pieux hommes d'Église qui nous dispensent le secours de leur ministère. Nous avons ouï la messe ce matin par le père Quentin... L'enfer ne prévaudra pas contre nous.
– Amen ! fit Carlon en ricanant. Vous pourriez monter en chaire.
– Moquez-vous, j'ai eu affaire à plus fort que vous, moi !... À quatre-vingts légions démoniaques, au bas mot, cria Villedavray en agitant sa canne à pommeau d'argent. Je sais de quoi je parle ! Je me suis débattu avec Mme de Peyrac contre des attaques insensées... Vous, vous n'êtes arrivé qu'à la fin et pourtant vous n'en meniez pas large sur la plage de Tidmagouche lorsque cette possédée a été son cri terrible. Je vous ai vu blêmir ! Allons, suivez mon conseil. Entre nous, vous dis-je, tout doit rester entre nous ! C'est seulement ainsi que nous nous déroberons aux enquêtes... Le mur de silence. Oubliez et souriez tous ! La vie est belle !
Il entraîna Angélique à l'écart, un bras passé autour de sa taille.
– Ne vous affolez pas.
– Mais je...
– Je vous connais... J'entends votre cœur battre... Ah ! Vulnérable Sagittaire !
Il lui effleura la joue du doigt.
– ... On méconnaît la sensibilité profonde de ce signe du Feu, qui, toute sa vie, doit être en butte à la haine que ses dons et sa droiture suscitent, mais aussi à l'amour qu'inspire cette flamme à la fois charnelle et supraterrestre qui l'anime. Parce qu'il fait feu des quatre fers avec impatience et qu'il envoie droit sa flèche vers la nue, on le croit indomptable et sans faiblesse, mais toujours il souffre d'être à la fois de la terre et du ciel.
– Vous parlez de mon signe de chance ? interrogea Angélique, intriguée.
– Oui ! le Sagittaire.
Villedavray regarda vers le firmament nocturne comme s'il y eût vu galoper le centaure mythique, vers les timides étoiles que dérobaient des nuées spongieuses.
– ... Il est le messager de ce monde matériel vers les domaines de l'au-delà. Voici pourquoi, plus qu'une autre vous, Angélique, vous avez été la victime d'un être démoniaque car, dans une certaine mesure (il se pencha à son oreille) : Vous étiez de SON ESPECE, vous comprenez ? Vous la deviniez, vous pouviez suivre ses fantasmagories... mais vous étiez faite aussi pour la vaincre, car vous appartenez à l'univers terrestre et l'on ne peut vous en conter. Le Centaure tient ferme au sol. Il ne se laisse pas facilement effrayer. Ne vous préoccupez plus de ce qui a été et de ce qui sera...
– J'ai mal à l'estomac, fit Angélique en posant la main sur son bustier. Il me suffit d'évoquer son horrible cri pour me sentir malade. Je dois le dire, cette fois j'ai eu vraiment peur. Je suis un peu superstitieuse... J'ai menti quand je lui disais qu'elle ne m'effrayait pas... Incube ou succube, les démons m'effrayent.
– Vous avez su leur donner le change.
– Êtes-vous donc également savant en la science des astres, marquis ?
– Je suis savant en presque tout, avoua Villedavray avec modestie.
– Et vous pensez que nous n'en avons pas entièrement fini avec elle, notre duchesse, n'est-ce pas ? Elle tenait à la terre par trop de ramifications diverses. On la réclamera à Québec, on cherchera à savoir ce qu'elle est devenue.
– Le silence, vous dis-je.
– Les Filles du roi parleront.
– Elles ont bien trop peur. Je me suis chargé de leur rappeler qu'elles avaient été au service d'un gibier de l'Inquisition et qu'on pourrait les faire monter sur le bûcher, elles aussi. Pauvres donzelles ! Je crois que jusqu'à leur lit de mort, elles redouteront de LA voir surgir devant elles !
Angélique méditait sur l'attentat où M. de Varange avait trouvé la mort. Silence là-dessus aussi ! Un groupe de complices se taisaient parmi d'autres complices, qui devaient se taire également sur un autre point. Tous ces navires finissaient par véhiculer une sorte de compagnie de conspirateurs que cimentait, bon gré, mal gré, le sentiment de s'être trouvés au centre d'un réseau gluant d'intrigues dont ils ne se tiraient tous que grâce à leur force d'âme et au hasard de leur rassemblement. Ils ne formeraient plus qu'un seul bloc, lorsqu'il s'agirait de débarquer à Québec, portant dans les plis de leurs manteaux, les relents des secrets inavouables de l'Acadie.
– Croyez-vous qu'elle soit morte ? réitéra Angélique à voix basse.
– Elle EST MORTE, affirma Villedavray. Et vous devez vous persuader d'une chose, c'est que morte ou vivante elle ne peut plus rien contre vous. Le Sagittaire blessé reprend sa course, levant haut son arc vers le triomple... Et en ce qui concerne la science des astres, je vous ferai connaître à Québec un religieux de mes amis qui est très versé en la matière. Il vous dira des choses étonnantes sur votre destin et celui de M. de Peyrac... Vous verrez !