Chapitre 11

La quille de la chaloupe heurta le sable contre le rivage qui s'élevait assez brusquement vers les premiers terre-pleins où l'on rangeait les marchandises, hors de l'atteinte des hautes marées.

La chaloupe avait dérivé. Joffrey de Peyrac, d'un signe, avait fait changer de direction, et ils abordaient vers l'extrémité du port, plutôt que près du môle tout neuf qui s'avançait sur pilotis assez avant dans la rade. La longue digue de bois menait à la grande auberge de Mme Carrère, dite Auberge-sous-le-fort où les voyageurs de toutes nations ne manquaient pas de commencer par aller boire une pinte de vin français à leur arrivée. Mais aujourd'hui, elle aussi semblait vide, portes et fenêtres barricadées, et le comte de Peyrac, se méfiant de toutes ces demeures aveugles, sourdes et muettes, préféra mettre pied à terre en un point plus éloigné.

Peut-être aussi son œil d'aigle avait-il repéré de ce côté-là des silhouettes qui, tout en se cachant à demi des regards de la grand-place, semblaient s'être groupées pour les attendre.

Angélique acceptant l'aide de deux matelots pour gagner le rivage sans avoir à mouiller ses jolis souliers à la mode de Paris qu'elle avait voulu revêtir afin de faire honneur, bien en vain semblait-il, à ses amis de Gouldsboro, foula le sable humide et, relevant les yeux, les vit devant elle, immenses et noires, qui les attendaient.

Dans sa livrée couleur de feu, le « vieux » Siriki se détachant de l'ombre d'une barque échouée s'avança, suivi de sa femme, la belle Peuhl Akashi qui n'avait rien perdu de sa démarche souveraine malgré les caraco et jupons dont elle avait dû affubler sa nudité sculpturale de Noire soudanaise. Mais l'expression farouche de ses traits avait fait place à celle de fierté et de douceur que seule la maternité peut donner aux reines de Saba.

Elle tenait entre ses bras une ravissante poupée couleur d'ébène qui fixait sur les arrivants de grands yeux écarquillés.

Le fils aîné d'Akashi, l'enfant des savanes africaines, avec lequel elle avait été vendue aux négriers, un garçon d'environ dix ans, aux jambes courtes, à la tête énorme, qu'on appelait « le petit sorcier », les suivait, et il y avait dans le sourire éclatant de ces quatre personnages, y compris de celui du bébé qui n'avait pas encore de dents mais duquel émanait une heureuse et paisible innocence, le même rayonnement de joie émerveillée, une si naïve et franche satisfaction d'être au monde et de retrouver des amis, que l'inquiétude éprouvée par Angélique se déchira comme un écran sombre dont les lambeaux claquèrent au vent de façon dérisoire.

Très digne, après s'être incliné, Siriki désigna d'un geste solennel le bébé.

– Je suis heureux d'avoir l'honneur de vous présenter ma fille nouvelle-née Zoé, annonça-t-il, avec une jubilation qu'il ne cherchait pas à dissimuler.

La jeune Zoé avait à peine deux mois. Elle était remarquablement éveillée sous son bonnet à bavolets qui dissimulait l'étoupe noire de ses courts cheveux serrés, entre le miroitement de petits anneaux d'or que l'on avait déjà glissés à ses minuscules oreilles. Ses yeux pleins de hardiesse et d'affection pour le monde alentour séduirent. Une merveille !

Siriki expliqua qu'il lui avait donné le nom de Zoé qui en grec signifie la Vie, et, plus encore, l'essence même de la Vie.

Il avait des lettres, le vieux Siriki.

– Voici une heureuse nouvelle !... dit Peyrac.

– Mais où sont les autres ? demanda Angélique lorsqu'on se fut congratulé. Comment se fait-il que vous soyez seuls à nous accueillir, Siriki ?...

– N'a-t-on pas entendu notre salut d'arrivée ? interrogea le comte. Je n'aperçois même pas le gouverneur, M. Paturel. Que se passe-t-il donc à Gouldsboro ?

– Le vent du diable a soufflé, répondit le vieux Siriki en levant la main en un grand geste biblique qui fit s'épanouir sur l'horizon gris-bleu de la mer sa paume ouverte couleur de rose fanée. Et certains se sont enfuis. Et d'autres se sont enfermés. Mais ne craignez rien. Ceux qui se sont enfuis reviendront et ceux qui se sont enfermés sortiront...

– Quand cela ?

– Quand la peur les quittera... Quand les raisons de leur peur seront écartées.

Le « petit sorcier » en silence tendit un doigt vers l'extrémité de la plage et ils se tournèrent dans la direction qu'il indiquait.

– Ah ! Voici M. Paturel !

Colin arrivait à grands pas, avec par instants un geste qui cette fois voulait exprimer plus sa contrariété ou sa consternation que sa joie.

– Tout va mal, jeta-t-il de loin. J'ai bien entendu vos coups de canon, mais j'étais à la Crique Bleue et le temps de revenir par terre...

Tandis qu'il s'approchait, on avait pu remarquer son expression soucieuse et il n'eut même pas pour Angélique l'habituel et rapide regard de ses prunelles bleues qu'elle voyait s'éclairer et s'adoucir à sa vue, traversées de cet éclair d'admiration, hommage à sa beauté, qui, pour ne pas s'exprimer autrement, ne laisse jamais insensible un cœur de femme.

– Le Sans peur de M. Vanereick est arrivé ce matin, et j'ai dû le piloter jusqu'au lieu de son ancrage... Si j'avais été averti de votre retour plus tôt... J'ai craint des manifestations de ces mauvaises têtes... Mais je constate, Dieu soit loué, que tout est calme !

– Oh ! Pour être calme, c'est calme ! fit Angélique. Beaucoup trop calme ! Colin pour l'amour du ciel, informez-nous... Que se passe-t-il ? Quel drame a eu lieu ?

– Avez-vous eu à vous plaindre des matelots étrangers que je vois sur la plage ? demanda Peyrac.

– Que nenni ! Leur navire a relâché hier. Ce sont des Anglais d'Angleterre. Ce n'est pas la première fois qu'ils font escale chez nous avant de regagner l'Europe. Ils nous apportaient des marchandises de Londres et de Nouvelle-Angleterre.

– Est-ce alors la venue de M. Vanereick qui a causé des troubles ?

– Heu !... Oui et non.

– Colin, vous voulez me cacher quelque chose ! s'exclama Angélique qui avait l'impression qu'il ne se décidait pas à parler devant elle.

– Madame, soyez assurée que je ne vous cèlerai rien. J'en fais promesse. Mais auparavant, permettez-moi de m'entretenir seul à seul avec M. de Peyrac.

Les deux hommes s'éloignèrent de quelques pas et se parlèrent en tournant à demi le dos. Colin s'exprimait avec véhémence. Il avait un air embarrassé qui ne lui était pas coutumier car l'on ne voyait pas bien ce qui pouvait embarrasser un Colin Paturel, plus connu jadis dans les Caraïbes sous le nom de Barbe d'Or-le-Sanglant, et au Maroc, sous celui de roi des Esclaves du bagne de Meknès, dit Colin-le-crucifié, Colin-le-Normand qui avait pataugé dans le sang, le crime et les trahisons sous tous les cieux du monde. Batailles, boulets, assauts de pirates couteau entre les dents, lui faisaient à peine plisser les paupières en une très légère mimique ennuyée.

Or, son front de cuir tanné se creusait de profonds sillons, tandis qu'à mi-voix il mettait le comte de Peyrac au courant d'une situation qui lui paraissait aussi obscure que compliquée. De façon paradoxale, Angélique commença à se rassurer.

– Une histoire de « bonnes femmes » je parie, se dit-elle, car, malgré son sang-froid et sa sagesse, Colin était de cette race d'hommes qui préfèrent un franc combat au sabre d'abordage que devoir affronter des criailleries féminines.

La Démone ?... Non !... Siriki ne se montrerait pas si enjoué et serein.

Elle reporta son attention sur Akashi et ses enfants. Mais ils continuaient de sourire, baignant dans l'euphorie la plus parfaite, en ce jour qui leur permettait de présenter aux seigneurs de Gouldsboro ce trésor dont ils étaient dépositaires, la petite Zoé aux prunelles égyptiennes, d'agate blanche, avec un iris brillant comme un diamant noir.

Joffrey de Peyrac revenait vers elle souriant à demi, lui aussi.

– Rien de grave, ma chérie. L'humeur de ces dames qui a entraîné beaucoup de tracas pour notre ami Paturel, malgré une nouvelle qui a tout pour vous réjouir.

Le navire anglais, venant de Salem, avait amené à son bord leurs deux amies Ruth et Nômie, celles qu'on appelait les « quakeresses magiciennes » et aux talents desquelles ils devaient la vie de leurs deux derniers enfants : Raimon-Roger et Gloriandre. Ces jumeaux, nés prématurément à Salem, étaient sur le point de mourir lorsqu'elles s'étaient présentées à la maison de Lady Cranmer où Angélique venait d'accoucher, et, par leur science, les avaient ramenés à la vie4.

À l'annonce que ces deux amies auxquelles elle devait tant se trouvaient à Gouldsboro, Angélique bondit de joie.

– Où sont-elles ?

Puis voyant l'expression de Colin, elle suspendit son élan et attendit la suite.

Colin expliquait qu'en l'absence du comte et de la comtesse qui, le premier séjour, les avaient présentées et patronnées, la venue des deux étranges personnes néo-anglaises avait provoqué comme une brutale réaction épidermique sur la population de Gouldsboro, mélange de panique et d'intolérance, et peu s'en est fallu que les deux jeunes femmes du Massachusetts apparaissant sur la plage dans leurs mantes noires au capuchon pointu, ne fussent lynchées. « Les sorcières ! Les sorcières !... »

À leur vue, un regain de solidarité nationale avait paru souder en un seul bloc les habitants de Gouldsboro, papistes et huguenots se souvenant que, pour les Français, l'ennemi héréditaire restait avant tout l'Anglais. Faux prétexte. Mais prétexte que tous les habitants donnèrent à l'unanimité pour refuser d'ouvrir leurs maisons aux deux femmes de Salem ; et le commandant, ainsi que l'équipage du navire londonien qui les avait amenées, en prirent ombrage, se croyant insultés comme sujets de Sa Majesté britannique et commencèrent à se colleter avec les plus forcenés. Il fallut calmer les esprits, assurer le commandant qu'il pouvait, comme d'habitude, prendre de l'eau douce et embarquer des vivres, acheter ou troquer des marchandises : fourrures, vins français, etc.

Par la suite, chacun se renferma chez soi, comme Achille sous sa tente. Le gouverneur désavoué aurait voulu mettre à la disposition des amies de M. et Mme de Peyrac le confort de sa demeure personnelle, mais la chose s'avéra impossible. Il comprit que les deux visiteuses ne pourraient mettre le nez dehors et se promener à travers l'établissement sans provoquer une émeute, car chacun les guettait à travers les vantaux et les interstices ménagés pour les armes en cas d'attaque. Il les avait donc fait conduire hors de l'agglomération par le chemin de la falaise, qui menait au Camp Champlain où étaient installés les réfugiés anglais.

– Je suis soulagée !... Leurs compatriotes ont pu les accueillir...

– Que non pas ! soupira Colin.

Là aussi les choses tournaient mal. Si les Anglais réunis au Camp Champlain avaient réussi à s'entendre bon an, mal an, entre leurs différentes sectes, et si l'on ne pratiquait aucune ségrégation, même envers Cromley, l'Écossais qui était catholique et qu'ils considéraient comme leur chef de clan, une même crainte sacrée avait saisi et rassemblé en un groupe serré les Anglais à la vue des « sorcières », car il est écrit dans la Bible : « Tu tueras le sorcier, tu ne lui permettras pas de vivre... »

L'Ancien et le Nouveau Testament s'étant ligués contre elles, Ruth et Nômie avaient dû se contenter d'un abri à mi-chemin sur la falaise, en un lieu près d'une source où il y avait une cabane et une croix plantée.

– Je n'ai pu mieux faire pour elles, dit Colin désolé. Croyez, Madame, que je le regrette !

Le temps lui avait manqué pour remettre ses ouailles dans le droit chemin.

L'arrivée du Dunkerquois Vanereik qui se donnait comme corsaire du roi de France, mais que tous, des mers chaudes des Caraïbes aux mers froides de Terre-Neuve, considéraient comme un parfait pirate, avait ajouté à la perturbation. Ce Vanereik, nul ne l'ignorait, était un ami très cher de Joffrey de Peyrac, un frère de la côte pour lui. À ce titre, il venait chaque année relâcher, soit sur la côte Est à Tidmagouche, soit à Gouldsboro. Lui, à son dernier passage avait provoqué des remous, la présence de sa chère Inès dont on le croyait séparé mais qui avait retrouvé sur le Sans peur sa place de maîtresse triomphante, présence aggravée par celles de deux ou trois autres beautés aux yeux sombres, au teint plus ou moins bistré et aux cheveux de nuit, qui dansaient leurs endiablées danses espagnoles le soir près des feux sur la plage, au clair de lune, mieux que personne.

Les membres du Conseil de Gouldsboro étaient sortis de chez eux pour s'opposer également à ce débarquement.

« Nous ne lui accorderons pas, cette fois, l'entrée du port, avaient-ils décidé, ce scandale annuel a assez duré. »

Ils crièrent qu'ils soupçonnaient Colin de vouloir faire ouvrir un lupanar dans leurs murs. Cela ne suffisait pas qu'on leur imposât des « sorcières ».

Colin avait paré au plus pressé, en sortant le chébec de la rade et en se portant au-devant du Dunkerquois pour le guider jusqu'à une autre crique de mouillage, aux environs, la crique Bleue.

– C'est alors que nous avons entendu vos salves de bienvenue. On ne vous imaginait pas sur le chemin du retour. Je gage que s'ils vous avaient su si proches, les bouillants pharisiens se seraient montrés plus accommodants.

– « Quand le chat n'est pas là, les souris dansent », fit Angélique. Et quand ils n'ont pas crainte de me voir leur faire rentrer leurs imprécations dans la gorge, les justes et les parfaits s'en donnent à cœur joie de se laisser aller à une sainte colère !... Quelle engeance ! Ils n'ignorent pas cependant qu'il m'est plus sensible de voir maltraiter mes amis que moi-même. Il n'y aura eu que ceux-ci pour ne pas nous désavouer, dit-elle en se tournant vers Siriki et sa petite famille. Et ce n'était pourtant pas eux qui encouraient le moins en se portant au-devant de nous.

Siriki reconnut que cela ne leur avait pas été facile de « s'échapper ».

– Quand ils avaient entendu le canon de L'arc-en-ciel tonner, Sarah Manigault m'avait interdit de me présenter au-devant de vous. Il y avait un mot d'ordre pour une manifestation par absence que tout le monde devait respecter. Mais nous avons réussi, mon épouse et moi, à sortir par les communs.

– Décidément, ils sont incorrigibles ! Il n'y a aucune logique en eux, seulement des passions partisanes. Quelle folie s'est donc emparée d'eux ?

– Le vent du diable a soufflé ! répéta Siriki avec une énigmatique componction.

Colin Paturel convint qu'une chaleur pesante n'avait cessé de régner durant ce mois d'août, et le vent qui brassait la lourde humidité mettait les nerfs à vif, n'apportait que fatigue et aucun soulagement. On en était seulement étourdi, égaré. Le ciel sans nuages trompait sur la clémence du temps. Sitôt franchie la barre d'écueils qui défendait la rade, on trouvait une mer crêtée de blanc qui rendait la navigation difficile et la pêche mauvaise.

Tout en parlant et s'expliquant, leur groupe avait traversé la longueur de la plage et était parvenu aux abords de l'Auberge-sous-le-fort.

– Entrons ! proposa Colin. Un verre de bon accueil s'impose qui nous rassérénera.

Mais Angélique refusa.

– Je suis trop en colère et je ne veux pas risquer de me trouver devant les dames de Gouldsboro réunies à me faire leurs mines pincées... Ce ne serait pas la première fois et elles ont bien de la constance de s'imaginer qu'un jour je me rendrai à leurs raisons vertueuses et cesserai de réclamer justice et charité comme bon me semble et pour qui me convient.

Elle avait hâte de courir retrouver les deux pauvres visiteuses anglaises répudiées afin de leur faire oublier, par son empressement, l'accueil hostile qu'on leur avait fait en leur domaine de la Baie Française.

Elle se rendit tout d'abord au fort où l'on apportait ses coffres et bagages. Joffrey la rejoignit alors qu'elle brossait vigoureusement ses cheveux devant un miroir déjà posé sur la console.

Malgré l'humeur versatile de la population, elle était toujours contente de retrouver Gouldsboro, dit-elle.

Elle se demandait parfois pourquoi elle y aimait toutes choses et chacun. Car, sous un prétexte ou sous un autre, toujours la tragédie les y attendait.

Mais un jour, elle se fâcherait.

– Et vous, mon seigneur et maître, cessez de rire de mes déboires. Je sais que je suis stupide, mais je ne veux pas de votre commisération ni que vous vous moquiez de ma constante naïveté qui me pousse à croire que l'être humain peut s'amender et préférer l'harmonie et le bonheur quotidien aux querelles.

– Je ne ris pas, dit Peyrac, et je n'aurais garde de me moquer.

Il l'entoura de ses bras et l'embrassa avec fougue.

– C'est vous qui avez raison, mon amour. C'est vous qui êtes un trésor sans prix et les hommes qui sont fous et déraisonnables. Comme des enfants impuissants et furieux, ils se vengent de ce que la vie, mère exigeante, ne leur permet pas d'être seuls au monde, et d'imposer à tous leurs convictions personnelles, souvent, également fous et déraisonnables, parce que figés dans des règles immuables.

« Ils se vengent de ce que, par votre présence seule, vous leur rappeliez leurs inconséquences. Je leur en voudrais de leur conduite si je ne savais pas que, dans le fond, ils nous sont attachés, que, vous surtout, ils vous adorent. Je ne ris pas, je souris seulement à la pensée de la nouvelle joute qui se prépare entre vos huguenots de La Rochelle, et vous, leur égérie de prédilection dont je ne crois pas qu'ils pourraient se passer. Le spectacle sera de choix et je vous approuve mille fois. Mais ce sont là conflits d'âmes et de cœurs et que vous savez résoudre. Pour ma part, je dois m'occuper de mes pirates, les uns repentis mais coupables d'inhospitalité, les autres également offensés comme notre brave Vanereick. La tâche m'en incombe. Et portez à nos sœurs magiciennes mon salut.

Il lui baisa la main, et elle prit le chemin de la falaise.

Soit ! Gouldsboro était désert !... Et après ?

Tant pis pour eux s'ils préféraient s'enfermer chez eux, et se priver d'une fête... Cette fois ils n'avaient pas lésiné dans leur action commune, destinée à signifier leur réprobation !

*****

Toute à la joie de revoir ses « anges » de Salem, elle commença d'oublier sa déconvenue. Elle veilla à prendre une expression calme et enjouée tout en s'avançant à travers les ruelles et les sentiers qui sinuaient entre les barrières des jardinets autour des maisons. Des yeux suivaient sa progression.

Mais la consigne de silence et de désertion fut bien tenue. Elle ne rencontra âme qui vive.

Pourtant, gravissant le chemin sablonneux entre les herbes déjà hautes, elle eut la nette impression que quelqu'un, qui descendait dans sa direction, s'était précipitamment retranché derrière les buissons.

Elle passa sans chercher à savoir quel était celui qui avait osé transgresser les prescriptions des Manigault, Berne et consorts en sortant de chez lui, et tremblait d'être reconnu. Elle connaissait l'endroit vers lequel on avait relégué les visiteuses de Salem et par moments, tout en grimpant, il lui arrivait d'apercevoir la croix dressée sur la transparence du ciel.

De là-haut, on avait la vue la plus belle sur le port, l'établissement, la rade et les lointains parsemés d'îles. Elle s'y était souvent promenée. Au début, elle y venait méditer, consciente de la fragilité de ces quelques « maisons de bois clair » qui commençaient à s'édifier, sous la protection d'un fort de bois primitif.

Le jésuite Louis-Paul Maraîcher de Vernon, lors de sa visite, mal vu par les huguenots, avait été cantonné là et, autant qu'elle s'en souvenait, c'était lui qui avait planté cette croix, et construit une cabane pour y loger avec son petit aide, Abbial Neals, l'enfant suédois abandonné, qu'il avait recueilli sur les quais de New York. Il avait également édifié un autel rudimentaire afin de célébrer la messe, un confessionnal de quelques planches pour y recevoir les catholiques de l'endroit, c'est-à-dire les Indiens baptisés et les Blancs de Gouldsboro et de Pentagouët.

Par la suite, on avait pris l'habitude d'y reléguer pour une nuit les voyageurs de passage qu'on ne voulait pas recevoir chez l'habitant ou à l'intérieur du bourg. Dans une communauté à la situation précaire et isolée, il fallait se montrer prudent.

Gouldsboro, ce n'était plus, comme au début, une grande famille où tout le monde se connaissait et se surveillait, ce n'était pas encore une ville avec ses lois, ses gardes, ses institutions, ses fonctionnaires, où l'individu anonyme, suspect, se trouve emprisonné, dès les premiers pas, par le corset de la discipline urbaine, ce qui morcelle ses nuisances. De l'inconnu, de l'étranger, de celui qu'on ne connaît point et qui se mêle aux autres, ce qu'on craignait, c'était les vols dont on ne pourrait jamais trouver le coupable, les querelles d'ivrognes dont les causes demeuraient obscures, mais où les membres de la population risquaient d'être impliqués. Et pardessus tout : l'incendie, allumé par négligence ou malveillance, et qui pourrait anéantir le labeur de plusieurs années en une seule nuit.

Comme Angélique arrivait au sommet, découvrant d'un seul coup le panorama où dansaient sous les coups du vent, les couleurs mêlées du ciel et de la mer, de la forêt et des plages et des rocs, elle crut voir briller dans les herbes un éclair d'azur, et un homme vêtu d'une redingote de satin bleu barbeau et coiffé d'un chapeau galonné aux plumes agitées, se trouva subitement devant elle, tenant dans chaque main des pistolets de marine, braqués dans sa direction.

Il lui barrait l'accès du terre-plein où se trouvait la cabane, appuyée à l'ombre des premiers arbres de la forêt.

– Halte, n'avancez pas plus loin, jeta-t-il en anglais. Quelles sont vos intentions ?

Interloquée, Angélique se demanda si, à tous ces désordres, ne venait pas s'ajouter celui impromptu de ce débarquement de Bostoniens ou de pirates anglais qu'elle redoutait et qui se seraient approchés de Gouldsboro par voie de terre. Puis elle crut comprendre.

– Je viens pour visiter mes amies de Salem, Ruth Summers et Nômie Shiperhall, dont on m'a dit qu'elles étaient logées ici.

– Leur voulez-vous du mal ?

– Certes non !

– Vous n'allez pas profiter de ce que je vous cède le passage pour les insulter et leur causer dommage et dois ?...

– Qu'imaginez-vous là ? Ce sont des amies, vous dis-je. Je suis Madame de Peyrac, épouse du seigneur de Gouldsboro...

– Well ! Je vous reconnais, convint le jeune officier anglais, en s'effaçant pour laisser libre le sentier. Je vous ai vue l'an dernier, Milady. Vous reveniez de Salem où vous aviez donné le jour à deux enfants jumeaux.

*****

À l'instant où Angélique parvenait à l'esplanade, elle vit surgir d'un hangar édifié près de la cabane les deux silhouettes noires de ses amies. Elles se jetèrent dans les bras les unes des autres. Angélique comprit qu'elle avait craint de ne jamais les revoir.

Sachant leur situation précaire parmi les puritains de Salem, elle avait souvent tremblé pour leurs vies. Elle n'en croyait pas ses yeux de les retrouver là, dans leurs manteaux à capuche allemande, dont le tissu lui parut un peu plus usé et rapiécé, avec la lettre A rouge, en gros tissu toujours cousue à la place du cœur. Était-ce la clarté de ce jour de soleil qui jetait une lumière crue, accentuant les couleurs et les ombres, qui lui fit remarquer sur le beau visage de Ruth de minuscules griffures de rides au coin des paupières, un teint plus pâle, et autour des yeux bleus de Nômie, un cerne mauve plus creusé ?...

Sa main posée sur leurs épaules surprit la courbure d'un dos trop maigre qui s'était accentuée, elle devina l'ossature d'un poignet trop frêle, et cela les rendait plus terrestres et révélait ce qu'elles étaient, les pauvres magiciennes : deux jeunes femmes miséreuses, solitaires, repoussées de partout. Et par tous.

Tout en les embrassant, elle se répandait en protestations et regrets pour le mauvais accueil qu'elles avaient reçu, se désolant de n'avoir pas été présente... Et déjà s'effaçaient à ses yeux ces marques de fragilité humaine qu'elle avait cru discerner et qu'elle ne voyait plus dans le rayonnement de leurs doux sourires et de leurs prunelles d'un bleu séraphique.

– Que dis-tu, ma sœur ? Mais nous sommes fort bien logées et dans un endroit merveilleux. L'eau de la source est si bonne.

Nômie alla vers le hangar et revint avec une cruche et un gobelet.

– Bois, ma sœur. La chaleur est forte et le vent dessèche les lèvres.

Angélique but, trouva l'eau délicieuse et s'aperçut qu'elle était assoiffée.

Angélique regarda autour d'elle.

C'était bien l'endroit d'où elle avait reconnu le décor de Gouldsboro, tel qu'en la vision de la Mère Madeleine, mis en place pour l'arrivée de la Démone. Là aussi, elle s'était confessée au Père de Vernon quelques heures avant sa mort dramatique.

– La croix ne vous gêne pas ? demanda-t-elle, sachant que les quakers répudiaient les objets de culte, source d'idolâtrie.

Why ? La croix est symbole pour tous. La force qui s'élance vers le haut. La force verticale et horizontale, la force de la Terre qui résiste. C'est au point de rencontre que tout se passe, là où fut le cœur percé d'une lance...

D'emblée elles retrouvaient leur langage et le ton de leurs entretiens de Salem. Leur entente à toutes trois se renouait sans effort. Elles firent quelques pas en se donnant le bras. L'herbe rase avançait assez loin le long du promontoire, avec un cortège d'épi-lobes mauves et de pavots qui descendaient le long des failles jusqu'aux plages au pied des falaises.

Il fallait prendre garde, à marée haute. La mer s'engouffrait dans ces échancrures étroites, parfois une lame plus forte se heurtait au fond en cul-de-sac, bondissait et se libérait en un gigantesque geyser d'écume, que l'on voyait à des hauteurs surprenantes et qui pouvait, en se retirant, entraîner des promeneurs imprudents, trop avancés sur les bords. Pour le moins on risquait d'être mouillé copieusement.

Ce qui leur arriva par deux fois.

– La mer est mauvaise aujourd'hui.

Et elles se reculèrent tandis qu'éclatait une nouvelle gerbe écumeuse qui retomba comme déçue de les voir s'éloigner.

– Ô mer furieuse et tendre !... dit Ruth Summers. Depuis que nous sommes là, elle nous tient compagnie. Nous nous sommes assises pour la contempler voyant à travers elle la face du Tout-Puissant et l'amitié d'une nature qui ne veut pas de mal en nous...

En revenant vers le petit campement, Angélique revit l'officier en redingote bleue et à l'autre extrémité du plateau deux silhouettes portant des bonnets de laine, vêtues de chausses courtes aux genoux à la mode des marins anglais, qui tenaient des mousquets.

– Mais qui sont donc ces hommes ? L'un d'eux m'a barré le passage à mon arrivée, prétendant connaître mes intentions à votre égard avant de me laisser vous approcher.

– Ils se sont déclarés nos gardiens. Ils appartiennent à l'équipage du navire qui nous a amenées de Salem. Vous souvenez-vous l'an dernier quand nous avons quitté Gouldsboro, le capitaine d'un navire anglais nous avait prises à son bord, un homme de Londres, dont le bâtiment est armé par un des favoris du roi. C'est dire que c'est un capitaine qui a de grands moyens pour traiter ses affaires autour du globe. Il s'est montré avec nous franc, courtois, comme certains qui viennent d'Angleterre, un peu dédaigneux pour les colons d'Amérique et, comme tout anglican, moqueur à l'égard des puritains qui dirigent le Massachusetts, qui pourtant ont fort bien gouverné la Grande-Bretagne lorsqu'elle se déclara sans roi. Tel quel il est vrai, dans sa redingote rouge et avec toutes ses plumes, il n'était point fait pour plaire à nos édiles de Salem. Lesquelles, à ce premier retour, nous attendaient au port avec des gardes. Notre capitaine s'est montré soupçonneux de l'accueil qu'on nous ménageait au pilori, et comme l'on parlait de nous conduire, il intervint.

« Je ne sais ce qu'il leur raconta. Il invoqua, je crois, votre époux qui nous avait recommandées à lui, promit de leur acheter de la morue et de leur rapporter de la coutellerie. Sans leur faire payer de taxes. Et tandis qu'il faisait remplir ses tonneaux de pommes nouvellement récoltées, il nous escorta jusqu'à notre demeure, qui heureusement n'avait pas été incendiée, promit en nous quittant qu'il reviendrait l'année suivante et s'informerait de notre santé. Il tint promesse. Dès sa venue à Salem cette année, il proposa de nous emmener à Gouldsboro, quitte à repasser plus tard nous reprendre avant son retour pour l'Europe. Et le gouverneur, qui n'est pas commode pourtant, a accédé à sa proposition sans difficultés à condition de nous ramener cette fois encore.

– Et ici, votre compatriote et défenseur a dû à nouveau vous protéger.

– Ces gens de mer sont toujours sur le qui-vive. Un rien leur fait mettre la main à la crosse de leurs pistolets. Ils ne se voient partout qu'ennemis. Je leur ai assuré qu'il n'y avait pas ici à craindre pour nos vies, mais le capitaine en accord avec votre gouverneur Mister Colin...

Elle prononçait Coline.

– ...a préféré nous donner des gardes pour la nuit. Nous ne voulions pas repartir, aussitôt, car nous sentions que vous n'alliez pas tarder à arriver...

– Voyez comme les êtres sont déconcertants, fit Ruth d'un ton confidentiel. Les habitants nous ont fait mauvais visage, mais il y a déjà deux ou trois personnes du village qui se sont glissées jusqu'ici pour nous demander un remède ou des soins...

C'était sans doute l'un de ces visiteurs qu'Angélique avait aperçu descendant le chemin et essayant de se dissimuler dans les herbes, tandis qu'elle montait en sens inverse.

– Il continue à en être de même à Salem, reprit Ruth. Ils crient le jour que nous sommes du Diable, et viennent le soir dans l'ombre demander un bienfait de santé qui ne peut être que de Dieu puisque c'est pour une meilleure vie...

Le hangar où on les avait logées paraissait avoir été construit récemment sur l'emplacement de l'ancienne cabane plus exiguë.

– On dirait qu'on veut transformer ce hangar en poste de traite, dit Ruth, mais je pense qu'il serait mieux d'en faire un lazaret où les malades épidémiques pourraient être soignés en dehors de leurs familles. L'air est si pur ici...

– Pourquoi ne vous êtes-vous pas présentées chez mon amie Abigaël, demanda Angélique que tourmentait la hargne de Gouldsboro. Elle vous aurait reçues et vous connaissiez le chemin de sa maison...

– Nous nous y sommes rendues. Mais sa demeure était close, barricadée. Je ne sais s'il y avait quelqu'un à l'intérieur mais personne ne s'est manifesté, ni n'a répondu à nos appels.

« Abigaël, elle-même ! » pensa Angélique soudain déprimée.

Elle continuait à regarder autour d'elle. Quelque chose manquait... ou quelqu'un !

– Où est Agar ? s'écria-t-elle. Votre petite romanichelle ?

Inquiète, elle se demandait si les dirigeants de Salem l'avaient gardée en otage pour s'assurer du retour des deux femmes ?

– Agar est morte, dit Ruth Summers.

– Ils l'ont tuée, ajouta en écho Nômie Shiperhall.

Elles s'assirent sur un banc, à l'ombre du hangar.

Le drame avait eu lieu au plus sombre de l'hiver, en ces mois où la mer d'encre allonge ses rouleaux d'écume jusqu'à l'intérieur des terres, et que l'on patauge par les rues et par les chemins, creusés des sillons des lourds chariots tirés par les bœufs, dans une boue rouge, couleur de sang corrompu, où dérapent les chevaux, où trébuchent les carrioles qu'il faut pousser de l'épaule pour les sortir de l'ornière, ces mois où l'humeur est aigre, où la crainte s'empare des esprits soumis à la méditation des soirées trop longues.

Quelle lubie avait pris la petite Agar de quitter la maison en lisière des bois où elle était à l'abri, alors qu'il pleuvait en rafales ?

Où avait-elle couru par ce temps sauvage ? De qui s'était-elle moquée, sur le chemin, l'enfant des Roms ? L'enfant rieuse ? Avait-elle été attirée par le marché dont elle aimait le mouvement ? L'arrivée d'un navire ?...

Les uns dirent qu'elle avait volé... à l'étalage un fromage ou un œuf... personne ne se mit d'accord. Les autres, qu'elle avait « induit en tentation » un respectable pasteur qui la morigénait, à moins que ce ne fût un matelot virginien – tous des convicts ! – qui lui lançait des graines de tournesol comme à un petit singe.

Là-dessus encore, personne ne s'entendait.

Avaient éclaté cris de rage, anathèmes, insultes et blasphèmes. La foule, le poing levé, armée de lourds gourdins, d'escabeaux, de manches de fouets, de tout ce qui lui tombait sous la main, s'était refermée sur ce corps dansant de jeune folle qui, même en plein hiver, faute de fleurs, aimait se parer de feuillages, couronne de lierre, bouquets d'ifs au corsage !... Point n'était besoin de tant de coups pour en venir à bout !

Ses mères adoptives ne savaient pas lesquels des citoyens de Salem étaient venus plus tard furtivement déposer le corps brisé sur la terre détrempée, à la lisière du cercle de pierres blanches...

– Elle s'enfuyait souvent les derniers temps, reconnut Ruth Summers en hochant la tête. Je crois qu'elle s'était mise à chercher, et cela avec malignité, celui ou celle à qui je devais d'avoir été emprisonnée plusieurs semaines.

Elle soupira :

– Un dur et triste hiver ! Brian Newlin est mort aussi.

– Brian Newlin ?...

– L'homme que j'avais épousé à Salem après m'être convertie au congrégationalisme. Pour être de ceux qui avaient le droit de persécuter, et non de ceux qui étaient persécutés, comme les quakers parmi lesquels j'étais née.

– De quoi est-il mort ?

La jeune femme ne répondit pas tout de suite et sur son fin visage trop pâle Angélique discernait à nouveau les stigmates des privations et d'épreuves interminables.

– Il m'apportait des livres, reconnut-elle après un silence, et c'est cela qui l'a perdu. Je trouvais ses paquets de livres au-delà du cercle de pierres : Baxter, mais aussi Erasme, qui est interdit. Des sonnets satiriques de Harvey. Tout ce que j'aimais. Moi, une femme, je n'avais pas le droit de lire. « Tu me donnes plus qu'un morceau de pain », lui dis-je un jour que je le croisai sur le chemin.

– « Je le sais », répondit-il en détournant les yeux. Nous fûmes aperçus en devisant. Ils virent que, loin de me répudier avec horreur, mon ancien époux que j'avais offensé faisait alliance avec moi.

Haïssant plus encore l'homme qui abdique de sa toute-puissance devant sa femme et surtout devant sa femme coupable, le haïssant plus encore, dis-je, que la femme elle-même, ils le condamnèrent à la pendaison pour perte de raison. Ils disaient que je lui avais mis un ver dans le cerveau. Et c'était peut-être vrai. Encore que l'amorce de sa transformation était là bien avant que je vinsse puisque déjà il lisait en cachette les poèmes de Gabriel Harvey.

Sur le chemin du supplice, ils lui posèrent toutes sortes de questions afin de prouver à la foule qu'il était insensé, et en effet cet homme taciturne parut excité et tint des propos étranges.

– Peignez vos barbes, criait-il, et tous au palais !... pour mon jugement !... ou encore, à ses juges : Ne mangez ni oignon, ni ail, car votre articulation, pour vos discours, doit être fraîche !... Craignez le poète car l'œil du poète, riboulant de délire va de la terre au ciel et du ciel à la terre...

– Moi qui vous parle Brian, lui dit John Knox Mather comme ils arrivaient à l'échafaud, j'ai beau vous écouter sur le chemin du supplice, et j'eus beau vous entendre au tribunal, moi qui suis docteur en théologie et toutes sortes d'arts et de science, je ne peux rien comprendre à vos propos. Vous êtes donc bien insensé.

Brian s'arrêta et le regarda dans les yeux avec une insolence et un dédain dont je ne l'aurais pas cru capable.

– Sachez qu'il y a plus de choses en l'Univers, Horatio, que n'en rêve votre philosophie !...

Les gens se demandaient pourquoi il avait appelé le docteur Mather : Horatio...

Il cria encore :

– Le monde est désaxé !... Sois maudit, Toi, que ce soit moi qui le doive rétablir !...

Ce n'est que plus tard qu'ils comprirent que, tout ce temps, il n'avait fait que leur citer Shakespeare. Et Ruth Summers se mit à rire, puis des larmes perlèrent à ses cils pâles de blonde anglaise.

– Quelle grande âme voici détruite, murmura-t-elle.

Angélique aurait voulu lui dire ainsi qu'à son amie :

« Restez ! Restez ! Ne retournez pas à Salem car ils finiront par vous faire périr, vous aussi. »

Elles la devançaient.

– Ne te reproche rien ! C'est notre destin ! Nous ne sommes pas venues pour rester. Nous sommes seulement venues pour t'apporter des haricots de notre champ, de ceux que tu appréciais tant en ragoût, le dimanche, arrosés de crème tiède et de jus d'érable. De la sève d'érable, nous en avons recueilli au printemps et dans notre bois derrière la maison, et nous l'avons fait cuire à notre façon pour lui donner la consistance du miel. Nous t'en apportons deux jarres. Nous t'apportons, scellé de plomb, du meilleur thé de Chine, ces feuilles qui donnent une boisson désaltérante et tonique et qui te faisait tant de bien, des remèdes en quantité pour ton apothicairerie, dont l'écorce de ces saules qui poussent au bord de l'étang où l'on fait les jugements de Dieu, et qui est souveraine contre la fièvre... Mais, trêve d'annonces alléchantes ! Nous avons plus important à faire et le temps nous est mesuré. Nous sommes surtout venues pour te relire le troisième septénaire des Tarots, celui que tu n'avais pas voulu entendre par crainte de l'avenir.

– Comment avez-vous deviné que je souhaitais aujourd'hui l'entendre ?

Nous t'avons vue sur le fleuve, dit Nômie.

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