Chapitre 75

– Il faut partir, mon amie, disait Colin.

Quatre jours, cinq jours... six jours de grâce !... Angélique avait fini par les obtenir. Mais les derniers délais s'achevaient.

La petite Honorine n'avait pas surgi des bois, accompagnée ou non d'un ange, comme l'avait prédit ce fou d'Outtaké. S'il fallait se fier aux songes des Sauvages, disaient les gens des rivages, plus anxieux de s'éloigner avant qu'apparaissent des partis de guerre d'on ne sait quelle nation, mais contre lesquels ils ne seraient pas en force.

Lymon White, l'Anglais muet, familier de Wapassou, et le père de Charles-Henri, coureur de bois chevronné, vinrent trouver Angélique et Colin Paturel, sous l'inspiration d'un projet qui permettrait de tout concilier. Ils proposaient de rester sur place, logeant dans le fortin. Si jamais les prédictions de l'Iroquois se réalisaient, eh bien, Honorine ne trouverait pas l'endroit désert. Les deux hommes la prendraient en charge et la ramèneraient jusqu'à Gouldsboro.

Malgré cette nouvelle décision, Angélique ne pouvait accepter la sentence.

Partir !... Partir sans retourner la tête.

Tout abandonner !

Jamais elle ne reverrait Wapassou.

« Ô Wapassou ! Est-il interdit de connaître l'Éden sur la Terre ? Mais tu l'as connu, toi. De quoi te plains-tu ?... »

– Regardez les enfants ! Ils savent qu'ils ne reviendront pas...

Le printemps montait comme la mer !... Jamais il n'avait paru si beau, si suave, si plein de fleurs et de chants d'oiseaux.

– Encore un jour ! Attendons encore un jour, suppliait Angélique.

Elle s'irritait de leur hâte à quitter les lieux. Quatre, cinq... six jours de grâce, c'est peu ! Et pourtant, ces jours-là étaient investis d'un pouvoir d'oubli et de renaissance qui comptait pour des années.

Quatre, cinq... six jours, et il n'en fallait pas plus pour que, avec la même célérité que le printemps mettait à envahir de verdure les vallées, s'évapore, fonde, s'efface comme par enchantement, un temps de mort qui avait semblé ne jamais finir...

Il disparaissait lui aussi, le jésuite, bien qu'elle cherchât à le retenir sous l'aiguillon de l'attachement et du remords.

Les premiers soirs, quand elle s'étendait pour la nuit, elle revenait toujours à ce moment qu'il avait vécu et qu'elle n'avait pas vu... parce qu'elle dormait.

Ce moment où, ayant aperçu les premiers hommes apparaissant de l'autre côté du lac, il avait abandonné ses nasses de pêche et avait couru vers le fortin pour la dernière fois. Et, passant près des enfants, il leur avait jeté :

– Demeurez bien sages ! Ne bougez pas. Je reviens.

Il avait été jusqu'à la chambre de Lymon White. Sur son corps décharné, il avait revêtu la Robe Noire... La maudite ! La magnifique !... Il l'avait boutonnée du haut en bas de ses doigts infirmes, mis la ceinture, enfilé le cordon du crucifix à son cou. Puis il était sorti. Et peut-être le petit Charles-Henri, le voyant, lui avait-il crié :

– Mort, où vas-tu ?

Il avait marché sur la prairie, et s'était avancé au-devant des hommes venus pour le faire périr.

Elle s'agitait dans son sommeil, s'adressant des reproches. Car ensuite, elle s'était demandé si elle n'aurait pas pu essayer de le soigner, même scalpé. Les plaies à la tête saignent abondamment, mais peuvent être plus facilement jugulées.

« J'aurais dû... J'aurais dû... »

Elle l'avait laissé saigner dans ses bras, anéantie.

Attendant cette mort.

Espérant cette mort.

Il fallait qu'il meure...

Ah ! Longue, longue mort, que tu es longue à venir parfois, toi qui peux être si soudaine et si brève !

Patient, à son chevet, Colin n'essayait pas de la raisonner, se contentant de lui murmurer des paroles apaisantes et de la recouvrir quand elle se réveillait en pleurs.

Puis, sa santé se fortifiant, son inquiétude pour Honorine prenant le pas sur le drame récent, la vision qui la hantait et qu'elle ne pouvait s'empêcher de revivre point par point se dissipa.

Son sommeil désormais se fit paisible et profond.

Éveillée, le bruit des voix, des altercations, ce mouvement de silhouettes humaines autour d'elle, l'ancraient de nouveau à la terre, sans pour autant la ramener tout à fait parmi eux.

Elle avait changé. Elle ne savait pas encore en quoi. C'était arrivé plusieurs fois dans sa vie, mais jamais avec cette impression de rupture, de dépouillement, comme celle d'une défroque qu'on jette.

Parfois, elle leur en voulait de leurs paroles sensées, de leurs prévisions logiques, de leurs projets matériels et solides qui tournaient autour de ce départ, et surtout de ne pouvoir s'expliquer et communiquer vraiment avec aucun, même avec Colin.

Son esprit, son cœur, son âme, se débattaient comme des oiseaux contre les barreaux d'une cage trop étroite.

Cela la rendait nerveuse, facilement impatiente, ce qu'elle se reprochait.

– Pardonnez-moi, ne cessait-elle de répéter. J'ai eu une parole un peu vive...

Mais ils lui pardonnaient tout, et comme ils n'étaient pas témoins de ses agitations intérieures, ils ne pouvaient que se réjouir, y compris Colin, de la voir retrouver son esprit combatif, et assez de vigueur pour discuter et les contrecarrer lorsqu'ils la pressaient de partir.

En fait, ils s'émerveillaient de la rapidité avec laquelle elle reprenait vie.

Au soleil, ses cheveux, comme sous les mains habiles d'un maître de la coiffure qui les eût nourris d'huiles revivifiantes, reprenaient souplesse et brillance.

Sa pâleur diaphane se fardait de rose aux pommettes, ses lèvres décolorées s'avivaient, l'ombre creuse sous ses yeux n'était plus qu'un cerne tracé d'une estompe savante, de sorte que, dans cette période transitoire qui la menait de la maladie à la santé, elle présentait cette beauté troublante, parce que due aux artifices des femmes qui s'apprêtent pour une nuit de bal.

Les Indiens nomades commençaient d'arriver par petites familles, et ne comprenaient pas : Où étaient le poste, le pain, les rasades de perles colorées ?...

Ils contemplaient le site transformé du Wapassou qu'ils s'étaient habitués à fréquenter, puis, refusant la réalité, ils levaient leurs tipis de peaux sur des perches croisées, ou leurs wigwams arrondis en forme de carapaces de tortues, d'écorces sur les arceaux flexibles. Les fumées lentes des feux, les abois des chiens et les cris des enfants recréaient la trame sonore familière qui annonçait les travaux de l'été.

*****

Le dernier jour consenti s'était écoulé, et ce matin, la caravane se formait devant le fortin.

Angélique en voulait à Colin au point de ne pas lui répondre quand il lui adressait la parole.

Au dernier moment, le signal du départ fut retardé car l'on ne trouvait pas les trois enfants qui avaient profité des préparatifs pour se soustraire à une surveillance contraignante. Ils avaient pris goût de se lancer dans des explorations personnelles. Cependant, ils ne devaient pas être loin.

Tandis qu'on se lançait à leur recherche, les porteurs remirent à terre les charges qu'ils avaient déjà hissées sur leurs épaules.

Les yeux d'Angélique firent le tour de l'horizon de Wapassou.

Soudain, elle ne fut plus triste. Ces monts, ces bois lui avaient confié un secret ineffable. L'oublier, se laisser reprendre par la pesanteur de la Terre, lui était interdit.

Les Indiens qui observaient de loin les Blancs, soudainement aussi s'animèrent et se portèrent vers eux en foule, avec des exclamations affectueuses...

Angélique sentit passer en elle ce même souffle lumineux qui transfigurait toute peine.

Un enfant indien courait vers elle, les bras ouverts, en trébuchant et elle ne sut quelle prescience la fit s'élancer vers lui, courant aussi les bras tendus. Ce fut comme une vague d'amour à son sommet qui déferlait, résumant tous les transports, passions et espérances de son être.

– Honorine !

Elle enleva la forme frêle, si légère, et la tenant dans ses bras, crut mourir de bonheur.

Ni l'aspect rebutant de son visage et de ses vêtements, ni son déguisement de garçonnet, ni son cimier de cheveux rouges collés de résine, ne l'avaient trompée.

Elle aurait reconnu, sous n'importe quel masque, l'étincelle des petits yeux d'Honorine...

– Je savais que tu viendrais... Ô toi indomptable ! Tu as réalisé tes rêves, à ce que je vois ?...

Et elle riait, en tournant follement avec l'enfant contre son cœur.

– Un guerrier iroquois ! Un guerrier iroquois ! Venez tous, voyez la merveille... Un guerrier iroquois nous est revenu !...

Dans le brouhaha qui suivit, une voix s'écria :

– Seigneur Dieu ! Elle a eu « la picotte » !

Une autre voix, nouvelle et presque inconnue, répliqua :

– Oui, mais elle est vivante et notre mère la guérira.

Cette voix et ces paroles détournèrent l'attention d'Angélique qui avait ressenti un choc glacé en entendant le mot terrible : la « picotte » !... La variole !...

– Cantor !... Cantor !... Mais... D'où viens-tu ?

– De Versailles, répondit Cantor très mondain, mais après un petit détour par Québec, Montréal et l'Ontario.

– Il est venu me chercher aux Iroquois, dit Honorine très fière.

Angélique la posa à terre pour tendre les mains vers le visage de Cantor, mais ce fut lui qui la serra dans ses bras.

Elle sentit sa force déterminée, farouche. C'était un homme. Elle devina tout. La rencontre qui l'avait poussé à s'embarquer, la poursuite qu'il avait menée, le geste qu'il avait accompli...

Sur ces entrefaites, deux ou trois hommes dévoués, qui n'étaient pas au courant, revinrent en criant :

– Nous avons trouvé les enfants ! On peut partir.

Et tout le monde éclata de rire dans un besoin de détente. On pouvait partir...

– As-tu vu ton père ?

Cantor ouvrit de grands yeux. Il ignorait que le comte de Peyrac s'était rendu en France. Leurs navires s'étaient croisés sur l'océan.

Angélique comprit que, si l'avenir qui les attendait était chargé d'inconnu, il l'était également d'un monceau de récits à se faire mutuellement et qui auraient de quoi occuper les heures de nombreuses veillées ou celles des traversées.

Leur vie n'était pas ruinée, leur œuvre n'était pas effacée. Wapassou resterait une riche et superbe moisson de souvenirs et de bonheurs.

C'était sur un seuil nouveau qu'elle se tenait maintenant, avec Honorine contre elle, et, devant elle, assez contents d'eux mais prêts au départ, les trois marmousets, barbouillés de suie pour avoir essayé d'explorer les ruines, et tenant au poing les bouquets des premières fleurs cueillies.

Les images se précipitaient. L'avenir inconnu se comblait déjà. Et tout d'abord, dans leur marche de retour vers le sud, il faudrait profiter de la disparition des neiges pour joindre les postes et les mines inaccessibles et s'informer des survivants de l'hiver... ou des attaques de l'automne.

La perte des biens, ce n'était rien.

La seule chose qu'elle n'accepterait pas, c'est qu'il y ait d'autres victimes.

Des victimes innocentes, qui auraient été immolées à la malignité d'une Ambroisine.

Elle exigeait qu'il n'y ait plus de victimes. C'était ainsi. Elle le voulait. Il n'y aurait pas de victimes.

On retrouverait les Jonas, les Malaprade et leurs enfants, et les Wallons, et les « lollards » anglais , et les Suisses, les Espagnols...

Et l'on pourrait boire et trinquer joyeusement, à la santé de tous, sur les rivages de Gouldsboro, avant de cingler vers l'Europe sur un beau navire, en un voyage qui ne connaîtrait pas de tempêtes, vers un roi assagi, des amis fidèles, impatients de la revoir, un époux plein d'attente, à la faveur assurée, dans les bras duquel elle se jetterait en se promettant, une fois de plus, de ne jamais s'en séparer.

Quant à Honorine ?... Elle reprit l'enfant dans ses bras pour avoir son visage à la hauteur du sien, et l'examiner.

Sa vue menacée ? Il était temps encore. Elle se faisait fort de soigner ses paupières, puis d'augmenter l'acuité de sa vision atteinte par l'affreuse maladie. La peau de son visage, sa peau fine d'enfant, criblée de cicatrices ? Ce serait plus long ! Ou peut-être court ?... Cela dépendait des moyens employés. Elle trouverait, elle réussirait. Ce dont elle était sûre, c'est qu'elle obtiendrait que les traces du malheur et de la malédiction qui l'avaient accablée dès sa naissance s'effacent du visage de l'enfant bien-aimée.

Le monde ne manquait pas de forces miraculeuses : mains guérisseuses, thaumaturges, fontaines ou fleuves sacrés dépositaires du courant divin, lieux consacrés, touchés par Sa Puissance...

« J'irai, je parcourrai le monde s'il le faut et une fois de plus, une fois encore, tu seras sauvée, mon enfant... »

Elle l'étreignit avec passion, comme elle aurait serré contre elle sa vie nouvelle.

– Il n'y aura plus de victimes ! C'est ainsi ! Je le sens ! Nous les retrouverons tous, nos amis perdus !... Et toi, tu seras belle ! Et tu seras heureuse !...

« Après tout !... » pensa-t-elle, défiant de ses prunelles vertes la lumière du printemps. « Après tout !... le ciel me doit bien ça !... »

FIN

1 Cf. « Angélique et le Nouveau Monde ».

2 Cf. « Angélique et le complot des ombres ».

3 Cf. « Indomptable Angélique ».

4 Cf. « Angélique et la route de l'espoir ».

5 Cf. « Angélique se révolte ».

6 Cf. « Angélique et son amour »

Загрузка...