Chapitre 56
– J'avais quand même réussi jusque-là à ce que les digues ne se rompent pas, déclara-t-il soudain.
Puis, comme cela lui arrivait régulièrement, il laissa passer un long moment de silence, donnant l'impression qu'il avait perdu le fil de sa pensée, ou qu'il s'était endormi.
Il continua d'une voix étouffée, monocorde et qui tremblait par instants.
– La première fois que les digues se sont rompues... ce fut ce jour d'automne... je marchais dans la forêt. Vers le même temps, Loménie, sur mon ordre, devait investir le poste de Katarunk.
« Lui et moi, nous étions mis d'accord pour arracher sans attendre les racines de l'envahisseur qui promettaient de proliférer.
« Nous agissions hors de l'approbation de Frontenac, mais ce n'était pas la première fois que mon camarade d'enfance et moi menions nos affaires à notre idée. Je l'avais pressé de se mettre en campagne afin d'arriver avant « eux », ceux qui montaient du Sud par caravane... Claude mettrait le feu au poste, puis dresserait son embuscade. Pour ma part je m'apprêtais à rejoindre un deuxième contingent de forces armées venu de Trois-Rivières et de Ville-Marie ainsi que de la région du Richelieu. Des Hurons et des Algonquins avec, à leur tête, les meilleurs parmi les seigneurs canadiens, qui m'avaient déjà suivi dans mes campagnes contre les hérétiques de Nouvelle-Angleterre : de L'Aubignières, Maudreuil, Pont-Briand.
« Je marchais donc à leur rencontre, assuré d'avoir tout mis en œuvre pour sonner le glas des indésirables. Mais je marchais comme dans un mauvais rêve. Car une nouvelle m'avait été rapportée : « Ils » montaient avec des chevaux.
« Je ne sais pourquoi ce détail me taraudait l'esprit comme une vrille d'artisan travaillant le bois en profondeur, le pénètre et le vide de sa substance.
« Il y avait dans cette audace à envahir le cœur d'une région jusque-là désertique, non seulement avec des femmes et des enfants, mais avec des chevaux, une affirmation de ne se laisser arrêter par rien, une tranquille assurance de demeurer finalement le plus fort et que je ressentais comme un défi.
« Le pressentiment qui s'attachait à mon rêve ébranlait ma conviction de mener à bien cette campagne, malgré le soin que nous avions mis à la préparer, la certitude que nul de ces étrangers n'en réchapperait.
« Je commençais à marcher dans un état dédoublé. J'étais à la fois avec les étrangers et leurs chevaux, accomplissant un exploit sans précédent, et avec Loménie et les troupes qui les attendaient pour les occire.
« La forêt flambait. Je veux dire que je la voyais flamber à mes yeux. Le rouge et l'or des arbres à l'automne m'environnaient de flammes immobiles, et la chaleur incandescente du jour contribuait à ce mirage. Elle était partout la présence redoutable. Mon angoisse devint telle qu'au sommet d'un promontoire qui dominait un lac, je dus m'arrêter afin de retrouver mon souffle oppressé.
« ... Et c'est alors que je la vis. Elle, « la femme nue sortant des eaux ».
« Nous y voilà ! » pensa Angélique.
Il se tut.
Mais comme il se taisait, elle ne chercha pas à rompre le silence... Moins par tolérance que par lassitude. Moins par pudeur que par accoutumance au débat. Elle avait assez de fois exprimé sa défense quant à ses droits qu'elle jugeait des plus inaliénables de pouvoir, par une chaude journée de l'été indien reconnue en effet incandescente, se baigner dans l'un des dix mille lacs de la région du Maine américain, région d'autre part réputée si impénétrable qu'il y avait bien peu de risques sur des milliers de miles à la ronde qu'elle puisse être aperçue par un étranger s'y promenant.
Que ceci eût entraîné toute une suite de drames, de complications et jusqu'à des guerres qui auraient sans doute eu lieu tôt ou tard, mais qui y trouvèrent prétexte pour se déclencher, car on s'était chargé de lui faire comprendre au cours des années où elle avait vu se dégager, à la fois tout l'artificiel du phénomène, mais aussi son ampleur secrète, indéchiffrable à tous, ou à presque tous.
La volonté de ramener l'affaire à des proportions normales lui dicta une très plate réflexion et les seuls mots qui pouvaient l'obliger à reconnaître qu'il s'en était emparé pour monter les esprits.
– Ne me dites pas que vous avez cru voir se réaliser la vision de la mère Madeleine sur la Démone de l'Acadie qui agitait vos ouailles ! Vous moins qu'un autre ne pouviez vous y tromper !
– C'est vrai, convint-il d'une voix étouffée. C'est vrai, je n'ai jamais eu le moindre doute, ce n'était pas vous la femme démoniaque de la vision de la mère Madeleine de Québec. Au contraire. Mais je me suis caché. Je décidai de me cacher derrière des mensonges, non parce que j'y ajoutais foi, mais comme la bête en danger se camoufle. Après ce qui venait de m'arriver, je n'avais pas d'autre alternative.
Il gémit.
Sa poitrine se soulevait de façon spasmodique. Elle se leva et alla remplir un bol d'une boisson chaude. Puis, revenant à son chevet, elle glissa un bras sous ses épaules et le soutint pendant qu'il buvait.
– Parlez maintenant, si vous le souhaitez. Que vouliez-vous cacher ?
– Ce qui m'était arrivé.
– Mais quoi encore ?
– Le sais-je ?... La découverte de passions inconnues ? Vous ne pouvez pas comprendre. Un jour je vous expliquerai tout... mieux... Comment expliquer le sentiment qui s'empara de moi. Plus qu'un sentiment, cela exigeait que je quitte tout, comme le jeune homme riche de l'Évangile, que je vienne au-devant de vous, étrangers promis à la destruction et que je reconnaisse : je suis des vôtres.
« Pire : en agissant ainsi, je me livrais en me rapprochant de son objet, aux affres d'une passion qui ne pourrait être que corrosive et mortelle, car c'est ainsi que j'avais toujours considéré les débordements de l'amour mais qui demeurait, je le devinais à l'avance, inassouvie, faisant de moi un damné brûlant d'un feu dont je n'avais jamais soupçonné l'emprise.
« Que d'aveux reçus en confession m'avaient décrit les mêmes symptômes, irrésistibles à fuir et à combattre, parce que vous ouvrant un paradis où l'on est seul à pénétrer, à des délices et des douleurs qu'on est seul à vivre, à donner, et dont, subitement, je me vis la proie.
« Je fus frappé par la foudre. Le mot est faible. Je me retrouvai seul. Seul de mon espèce dans un monde peuplé d'ennemis. L'Amour !... Je comprenais, l'Amour.
– Était-ce la peine d'en faire un si grand drame ? émit-elle prudemment.
– Oui ! Car c'était la négation de toute ma vie et, par là même, ma condamnation.
« Je me suis trouvé nu, sans même la foi en un dieu quelconque pour lui offrir le sacrifice de ma métamorphose. Fallait-il obéir à l'Illumination ?
« Je ne le pus. Cela exigeait trop de moi. Je décidai de poursuivre ma route dans la direction choisie. Mais à partir de ce jour, tout fut détruit. Et ce ne fut plus qu'une lente et convulsive chute de tout mon être jusqu'à la fin.
« Contre vous et les vôtres, j'essayai tous mes plans. J'envoyai chercher en France le compte rendu du procès de sorcellerie jadis imputé à votre mari. Mais votre victoire à Québec me gagna de vitesse, et je ne m'en étonnai point. J'étais vaincu d'avance comme, au fond, je l'avais toujours été. Quand vous approchâtes de Québec, Maubeuge m'exila.
Il s'arrêta, puis jeta avec un subit regain de colère :
– Sans son intervention, j'aurais repris la ville et vous ne l'auriez pas conquise.
Il continua, d'une autre voix :
– Maubeuge, mon supérieur, m'exila. Non sans m'avoir auparavant fustigé de dures paroles. Cependant, ce qu'il me dit en cette dernière entrevue, je le savais déjà. Je l'avais appris, dans un éclair, au bord d'un lac.
« Mes vœux d'obéissance me contraignaient à m'éloigner au moment où je me sentais le plus démuni... Je m'en fus au loin, seul et sans amis.
« Je perdis mes pouvoirs.
« Je sentais au fond de moi la lâcheté, la faiblesse m'envahir, et la crainte d'être ainsi dépouillé de ce qui faisait ma force dominatrice sur les autres me taraudait.
Il parla peu des mois passés dans les bourgades d'un large secteur entre le lac Frontenac ou Ontario, et le lac des Hurons. Le point de ralliement des missionnaires était cet établissement du fort Sainte-Marie, reconstruit au détroit qui faisait communiquer entre eux le lac des Hurons et le lac Supérieur ou lac Tracy.
Il se situait à des mois de navigation du dernier point de Nouvelle-France habité, la bourgade de La Chine, près de Montréal, d'où partaient, au-delà des rapides, toutes les expéditions vers le Haut-Saint-Laurent et les Grands Lacs. Hors les hommes de garnison des forts, tel le fort Frontenac, isolés, rares et à des semaines de marche les uns des autres, à part le passage de quelques « voyageurs » ou coureurs de bois plus ou moins en rupture de permis, des Sauvages, rien que des Sauvages.
Les missions groupaient les baptisés et catéchumènes de nations iroquoïennes plus ou moins dispersées et anéanties par les guerres avec leurs congénères païens. Les Neutres, les Ériés, les Andastes, et aussi des Iroquois des Cinq-Nations convertis, persécutés et chassés de leurs tribus pour ce fait. Ils quittaient la vallée des Cinq Lacs pour venir se grouper à l'ombre des Français et des Jésuites, non seulement afin de pouvoir pratiquer leur nouvelle foi, mais aussi pour recevoir protection des militaires français.
D'après ce qu'il laissa entendre, le jésuite banni et relégué semblait avoir traversé ces années qui se présentaient comme des années actives d'apostolat dans un état de transes nerveuses, soigneusement dissimulée aux yeux de ses frères en religion, les autres jésuites et de leurs aides et serviteurs français. Il prenait soin d'éviter les coureurs de bois et traitants canadiens, se refusant à connaître quoi que ce soit sur ce qui se passait en Canada ou en Acadie. D'où le bruit qui s'était répandu prématurément dans les cités, censives et seigneuries de Nouvelle-France, qu'il était prisonnier chez les Iroquois, car nulle nouvelle n'arrivait sur lui jamais. Et par ailleurs, il n'en reçut aucune de quiconque. Nul ne chercha à s'informer des lieux où il se trouvait ni à lui faire parvenir un message.
– En fait, personne ne se préoccupait de moi, je le compris, fit-il avec une grimace d'amertume. Ni de ce qui pouvait m'advenir, ni de l'importance des travaux auxquels je consacrais mes jours. M. et Mme de Peyrac étaient à Québec, et chacun de se tourner vers les vainqueurs, tous avides de bénéficier de la rencontre.
« On voulait m'oublier, j'avais disparu. Et il était plus simple de dire que j'étais captif aux Iroquois.
« Or captif, je le fus. Mais seulement après ma « mort »... cette mort qui, m'avez-vous dit, fut tout d'abord annoncée en Nouvelle-Angleterre, avant de l'être en Nouvelle-France.