Chapitre 55
Elle avait reconnu qu'il était Sébastien d'Orgeval déclaré mort martyr aux Iroquois depuis deux années. S'en convaincre lui demanderait plus de temps. Le passé avait édifié des situations et des images et tout cela tombait en poussière devant la réalité, puis se recomposait avec brutalité. Le Père d'Orgeval était mort et celui-ci était un imposteur. Il lui faudrait attendre pour recevoir des réponses aux questions qu'elle se posait. Une fièvre ardente s'était emparée du malade, et en examinant ses jambes le lendemain matin, Angélique remarquait l'une d'elle plus enflée, la peau tendue. La crainte de la terrible gangrène s'empara d'elle. Lorsqu'une chose comme celle-là commençait, il n'y avait que deux issues. Ou la mort, ou l'ablation du membre atteint.
– Non ! Non ! Là, je ne pourrais pas.
Elle avait découpé un orignal en entier, mais devoir scier une jambe sur un être vivant, non, là, elle ne pourrait pas ! Elle retrouva sa force intérieure.
Il devait vivre. Eux aussi. Trop de signes avaient été donnés. Elle s'acharna à lui prodiguer tous les remèdes qu'elle avait en sa possession.
Le spectre de la gangrène s'éloigna. Mais la fièvre ne tombait pas. Il s'agitait, geignant et tournant la tête de droite à gauche en répétant : « Oh ! Qu'elle se taise ! Qu'elle se taise !... » et la plupart du temps balbutiant des phrases indistinctes en iroquois.
Quand la fièvre tomba, il resta prostré et Angélique avait à nouveau l'impression qu'un mort partageait leur demeure, en tout cas un être diminué, ce qui lui était le plus difficile à supporter. Car maintenant qu'il y avait de la viande pour longtemps, elle aurait voulu se réjouir et se détendre.
S'il était vraiment le père d'Orgeval, la pensée que les Indiens avaient amené à un tel degré de dépérissement, de consomption, mais aussi, parfois, d'abêtissement, le grand missionnaire la tourmentait.
La maladie qui le rongeait allait plus loin que ses maux physiques. Cette force, qui par moments jetait des éclairs, ne semblait pas appartenir au même individu qui, s'abandonnant aux visions de son délire ou à la torpeur, semblait se laisser glisser vers la mort par lâcheté.
Elle aurait voulu effacer les traces des sévices qu'il avait subis, le ramener à ce qu'il était avant, le grand, l'intraitable, l'intolérant père d'Orgeval qui menait ses troupes au combat en brandissant sa bannière brodée, qui, au pied de l'autel, s'abîmait en prières, qui haïssait la Femme parce qu'il n'avait connu que des femmes infâmes et les combattait comme l'incarnation du Mal, mais aussi qui souffrait des trahisons de ses amis, celui qu'on disait avoir le don d'ubiquité, confessant en Acadie, aux Grands Lacs, à Québec, qui savait tout, menait mille intrigues, et fabriquait des bougies vertes parfumées avec la cire des baies de waxberries.
Un matin, alors qu'elle brossait les cheveux des enfants en leur racontant une histoire, elle sentit qu'il l'observait de façon consciente, et, se tournant dans sa direction, trouva à ce regard, à nouveau lucide, une expression sournoise.
Il ébauchait une sorte de grimace moqueuse, qu'elle jugea vulgaire, dont elle n'aurait pu dire la signification, mais qui la rejeta dans ses doutes. Celui qui gisait là était un imposteur, quelque coureur de bois, sans « congé », excommunié, ivrogne et qui, pour s'échapper, avait pris le crucifix, la soutane du père d'Orgeval défunt. Il la fixait avec ce sourire sardonique, édenté, et cela lui fut très désagréable. Elle ne put s'empêcher de jeter :
– Qui êtes-vous ?
À sa question abrupte, il changea d'expression et parut inquiet.
– Je vous l'ai dit ! Je suis Orgeval de la Compagnie de Jésus.
Et son regard vacilla avec cette tendance à loucher qui avait suivi sa forte fièvre.
– Non ! Vous n'êtes pas le père d'Orgeval. Lui était un être d'élite. Vous !... vous êtes méprisable. Vous avez volé son crucifix, son identité, tout... Vous n'êtes pas lui... Je le sens.
Elle s'approcha du lit et son regard guettait cette face étrangère à l'expression ambiguë et soudain angoissée.
– Qui êtes-vous ? répéta-t-elle. Vous n'êtes pas ce jésuite saint et martyr. Je vous démasquerai.
Elle attira un escabeau, et s'assit à son chevet sans le quitter des yeux. Elle était décidée à lui tendre des pièges pour le confondre.
– Parlez-moi de votre sœur de lait, dit-elle du ton de la conversation.
Il parut troublé comme un enfant qui craint de ne pas trouver la bonne réponse.
Elle insista.
– Oui, votre sœur de lait... son nom commence par un A, comme celui de la Démone... Pourriez-vous avoir oublié cette créature du diable ? Ambroisine ?...
Sa peau terreuse blêmit. Son regard s'éteignit, et il détourna la tête. Puis il répondit en hésitant :
– Ce... Ce n'était pas ma sœur de lait... mais... celle de Zalil.
Puis il recommença de sourire avec une brusque ironie et continua après un silence.
– Cependant la mère de Zalil fut aussi ma nourrice avant lui. L'aîné de Zalil, qu'elle nourrissait en même temps que moi, mon vrai frère de lait, celui-là avait un pied bot... Déposé près de lui, ce dont je me souviens, c'est qu'il voulait me tuer. L'on m'a dit que ce fut moi qui finit par l'étrangler dans notre bercelonnette commune.
Angélique frémit et se souvint des mots qu'Ambroisine aimait à répéter avec exaltation et nostalgie :
« Nous étions trois enfants maudits, là-bas, dans les montagnes du Dauphiné. »
Ramenée sur Terre, elle protesta avec vigueur.
– Sottises ! On a voulu vous persuader de cette fable pour mieux vous effrayer, vous asservir. Que vous ayez été entouré dans votre enfance de femmes perverses et cruelles, je le crois. J'en ai eu un échantillon avec votre Ambroisine. Mais que vous ayez été à leur image, non, je ne le crois pas.
– Comme vous me défendez avec fougue... mais vous avez peut-être raison. Plus singulière est la naissance, plus exigeant est le destin.
– Vous avez été chargé d'un lourd fardeau, Père, et ce n'est pas sans raisons.
– Pourriez-vous m'en exposer les raisons, Madame ?
– Je ne vous connais pas assez. J'ignore même tout de vous. Le personnage qui nous a été présenté : le missionnaire, le guerrier, le conquérant de mondes nouveaux, pour la gloire de Dieu et du royaume, le prêtre dévoué au salut des âmes, était-ce vous ? Ou n'était-ce qu'une défroque, un déguisement pour une période transitoire ? N'êtes-vous venu aux Jésuites que pour mieux prendre votre chemin de traverse ?
– Qui me mènerait où ?
– Où vous êtes en train d'arriver peut-être.
Il se débattit.
– Non. Je ne peux croire. Je ne peux accepter que tant d'horreurs, que tant d'actes vils soient le chemin de mon destin, voulu par Dieu... Vos raisonnements sont fortement entachés d'hérésie. Vous vous rapprochez de Luther qui disait « Pèche, mais pèche fortement !... ».
– Oh ! Ne me fatiguez pas, je vous en prie. Je ne suis pas en état de discuter théologie. Les dogmes ! La Lettre ! Armes qui tuent. Je veux simplement dire qu'il faut jeter sur votre vie un autre regard... la considérer à travers d'autres vérités... Et que vous devriez cesser de vous occuper de ce qu'ont dit Luther, Calvin ou saint Thomas... Car vous n'êtes pas apte à décider de ce qui est péché ou non !
Elle avait parlé sans réfléchir. Ç'avait été un échange subit de paroles, comme deux lames étincelantes de duellistes s'entrecroisent au début d'un combat pour juger de leurs forces.
Ces derniers mots le firent tressaillir et elle retrouva l'éclair dangereux de ses prunelles dont la couleur bleue avec la santé se faisait plus précise, mais elle ne se laissa pas impressionner.
– Oui ! Oui ! C'est ainsi, tout jésuite que vous êtes, et vous ne m'en ferez pas démordre. Ne parlons plus de sujets lugubres.
Il demeura tendu un court instant puis se rejeta en arrière et resta figé, les yeux clos. Elle se demanda s'il n'était pas encore en train de passer de vie à trépas sous le coup de la contrariété, et se reprocha d'être trop brutale dans ses propos et de ne pas assez le ménager. Mais comme elle se levait pour le laisser se reposer, il se redressa d'un mouvement souple, et lui prenant la main dans les siennes la porta à ses lèvres.
– Soyez bénie ! murmura-t-il.
*****
Suivrait une période feutrée, atténuée, mais non dénuée de vivacité et de rayonnement, comme en dispensent les braises ardentes d'un feu couvant sous un manteau de cendre.
C'était en fait un manteau de neige.
Et Angélique perdit un peu la notion du temps, le partageant tant bien que mal entre des nuits où elle devait se relever pour entretenir le feu, et les travaux du jour qu'elle accomplissait, elle s'en rendait compte, fort lentement. Préparer à manger, laver les enfants, leur brosser les cheveux, changer les pansements du blessé, distribuer à manger, le jour, si sombre et si peu différent de la nuit, était fort court. Elle le voyait s'achever avec plaisir, pouvant se glisser à nouveau sous les couvertures. Plus tard, elle se relèverait pour nourrir une fois encore tout son monde et c'était le moment où elle passait derrière son pan de rideau pour procéder à ses ablutions, et s'asseoir devant le miroir pour soigner à son tour ses cheveux. Mais parfois, elle était très vite à bout de forces de se tenir assise, et elle regagnait rapidement le lit où elle se laissait aller avec un soupir de bien aise, le lit où l'on avait chaud et où l'on pouvait se détendre dans le repos, oublier la faim et les angoisses du lendemain, ce lit les porta d'un jour à l'autre de l'hiver mortel, les porta au fond de l'ombre, comme un radeau chargé de vivants sans forces descendrait le courant d'un fleuve nocturne vers la lumière du printemps.
Dans des plats garnis d'étoupe humide, elle mettait à germer, jour après jour, de petites portions de riz de folle-avoine, ces germes représentaient une défense contre le scorbut, qu'on appelait aussi « mal de terre », car il était aussi menaçant dans les hivernages où l'on manquait de vivres frais, que sur les navires. Elle en faisait manger une cuillerée chaque jour aux enfants : quand elle voulut en introduire entre les lèvres du « comateux » il détourna la tête, puis geignit, puis murmura.
– Donnez-le aux enfants. Je suis une bouche inutile. Pourquoi m'avez-vous sauvé ? Pourquoi ne m'avez-vous pas mangé ?...
*****
Tout avait changé.
Le désert blanc relâchait son étreinte.
La nuit, parfois, elle s'éveillait, surprise de goûter la douceur de moments où enfin l'angoisse lovée au creux de son être s'était dissipée. Le confort qu'elle éprouvait, de la chaleur, du repos accordé à ses membres affaiblis, du sommeil des enfants blottis contre elle, un sourire aux lèvres, lui permettait de se détendre et elle goûtait ce calme où toutes choses rassurantes étaient enfin en place.
La lueur des charbons abrités sous les cendres jetait des reflets rosés et dansants aux solives basses de l'abri. La présence humaine à ses côtés avait cessé de lui causer un malaise ambigu, où s'étaient mêlées la peur qui s'attachait à un nom ennemi et l'appréhension qu'elle ne cessait d'éprouver de le voir mourir. Ses réactions premières s'étaient apaisées. Seule demeurait la hantise qu'à tous les échecs dont elle lui était redevable, il ajoutât celui de succomber. Elle aurait vu cette fin comme l'annonce inéluctable de la leur. Elle lui en voulait à l'avance de ce dernier coup. Jusqu'au jour où cela aussi s'évapora et qu'elle comprit qu'elle ne voulait pas qu'il meure parce qu'elle tenait à lui. Dans le silence de la nuit, elle écoutait la respiration de son mort, parfois hachée de râle ou de mots désordonnés.
« Soif !... Soif !... »
Ou bien :
« Ah ! Qu'elle se taise !... qu'elle se taise !... »
C'était une voix humaine en réponse au grand silence qui avait été sur le point de l'ensevelir dans les limbes de la folie. Ses sensations aiguisées percevaient tout de cette existence qui avait pris place avec eux au fond de leur tombeau. En mots brefs et chuchotés, se tissaient une complicité, une approche d'aveugles se cherchant dans leur obscurité, de naufragés, seuls survivants à la surface de la mer s'appelant dans les brumes.
– Vous dormez ?
– Non.
– Souffrez-vous ?
– Non.
Une fois, il répondit :
– Je ne sais... Il y a longtemps que j'ai oublié ce que c'est que de vivre sans souffrir...
Et il commença de discourir de son ton de professeur en chaire sur les principes exposés dans le « Practica Inquisitionis », l'un des célèbres manuels de l'Inquisition, écrit par Bernarel, qui fut Grand Inquisiteur de Toulouse pendant près de vingt ans au début du XIIe siècle. Il cita : « l'audencia de tormento » comme méthode de torture utilisée de façon courante. Là aussi, disait-il, comme poursuivant une conversation avec elle, le sang ne devait pas couler de façon à entraîner une mort trop rapide. C'est pourquoi l'on s'en était tenu à trois points principaux : la roue, le chevalet et la question par l'eau. Le feu venait ensuite pour la purification.
Au début, croyant qu'il délirait, elle le laissa poursuivre son sinistre discours, mais comme il semblait attendre réponse ou commentaire, elle lui intima à mi-voix :
– Taisez-vous. De tels sujets risquent d'alimenter nos cauchemars. C'est la nuit. Dormons.
– Ce n'est pas la nuit, mais le jour.
Sans bouger et sans même ouvrir les yeux, il savait toujours si au dehors, c'était le jour ou la nuit, si la neige tombait ou si le ciel était pur, si le vent allait se lever ou le gel sévir.
Cela aida Angélique à redonner à son existence une structure plus en accord avec la discipline qui aide le commun des mortels à mener le fil de leur vie, d'un jour à une nuit et d'une nuit à un jour, pour en faire des mois, puis des années. Le jour étant destiné à la station debout et aux travaux, elle pouvait mieux résister à la tentation de s'étendre et de se réfugier dans le sommeil, tentation qui l'avait menacée lorsque, ne pouvant se raccrocher qu'à de vagues lueurs qu'elle ne savait comment interpréter, elle se laissait dominer par l'emprise de la nuit.
Suivraient donc les heures et les jours, les semaines, presque les mois du cœur de l'hiver, son noyau dur et noir, coupé de rémissions ensoleillées plus dangereuses que ses tempêtes hurlantes, que ces lourdes et inépuisables tombées de neige, une période interminable et trop brève, mystifiante comme un labyrinthe, obscure et oppressante comme un souterrain où l'on rampe désespérant de retrouver jamais la lumière du jour à l'autre bout, ponctuée de moments de charmes, d'une douceur et d'une tendresse infinies qui naissaient de cette prenante intimité de l'hiver, enveloppant de neige ouatée des jours où le sommeil avait si grande part, des nuit où, consciente de la vacuité du monde enfin déserté, la pensée se plaisait à éclore plus librement car souvent ils ne surent si c'était le jour ou la nuit, un temps hors du temps, et où Angélique ressentait le dépaysement d'être portée par des forces de vie d'une sorte inconnue, venues les aider à traverser l'hiver en un état de grâce, qui ressemblait à celui que l'on doit éprouver lorsque l'on marche sur les eaux, et qui, pour la durée de leur salut, les délivrait de la pesanteur et de l'impotence qui accablent les humains.
« Que nous fûmes heureux !... » se dirait-elle un jour.
Ces mots lui viendraient aux lèvres lorsqu'elle se retournerait vers ce temps-là. Tout avait un sens. Tout était d'une légèreté, d'une simplicité, d'une clarté incroyables : les gestes, les silences, les mots et jusqu'à ces plages aveugles du sommeil. Récits, aveux, confidences, confessions, disputes, enseignements, tout fut échangé.
« Je ne voudrais rien oublier », se disait Angélique redoutant sa mémoire affaiblie.
Elle s'imaginait plus tard une plume à la main, devant une fenêtre ensoleillée, ouverte sur les murmures d'un parc, occupée à rédiger ces « Chroniques du radeau de solitude » où deux voix souterraines, étouffées par la nuit et le poids de l'hiver, dialoguaient avec pour seul écho un babil d'enfants ou le craquement du feu dans l'âtre de galets, où les réponses avaient été données peu à peu, sur lui, sur le passé, mais aussi sur l'avenir, les destinées, les bouleversements des temps et des esprits, et jusqu'à cette question qu'elle s'était posée un jour :
« Et moi ? Qui suis-je ! »
Et à laquelle Ruth, la magicienne de Salem, avait répliqué :
« Quelqu'un te le dira un jour. »
*****
Pour le jésuite, le développement de la chronique suivit celui lent et anarchique de son retour à la santé, et, dans une certaine mesure, à la raison. On aurait dit que celle-ci émergeait par à-coups d'une gangue d'abrutissements dont les stupeurs profondes de l'âme l'avaient frappé, ajoutées à l'effet plus matériel de volées de coups de bâtons, de préférence sur le crâne, dont, d'après ses récits, il avait été quotidiennement abreuvé au cours de ses années de captivité. Les paroles, qui lui échappaient parfois comme par mégarde, retraçaient ce calvaire. Par exemple à propos de discussions pour rendre savoureuse la « sagamité », la bouillie de maïs ou de blé d'Inde, il expliqua :
– Oh ! Ma tante Nenibush me rouait de coups, mais c'était une fine cuisinière. Elle connaissait au moins huit recettes différentes pour préparer le blé d'Inde.
– Qui était votre tante Nenibush ?
– Ma patronne iroquoise.
Au début, ses remontées en surface prenaient un tour étrange. Comme s'il se fût efforcé de réunir en lui les morceaux d'un personnage qui avait volé en éclats, il disait tout à coup, de sa voix rauque, hésitante et appliquée, de magister mondain :
– Madame, vous agréerait-il de m'entendre vous entretenir des orignaux ?
– Des orignaux ?
Mais Charles-Henri entraînant les jumeaux à l'écoute assurait :
– J'aime quand il raconte des histoires de bêtes, maman.
C'était ce jour où Angélique était en train de faire bouillir dans la marmite les sabots du jeune élan qu'elle était allée chercher – suprême effort – le lendemain de la chasse, et qu'elle avait trouvés dans le cercle de piétinement des loups avec quelques ossements et lambeaux de fourrure, reliefs du festin. Et voici qu'il expliquait pourquoi, à cette époque de l'année, ce ne pouvait être une femelle et son petit.
– Il n'avait pas ses bois, argua-t-elle.
– L'orignal mâle perd ses bois en décembre et ils ne commencent à repousser que vers avril, jusqu'à devenir ce superbe panache qui, en automne, ajoute à l'excitation de son rut. Hargneux et dangereux, son appel fait alors retentir les forêts. La femelle ne mettra bas que huit mois plus tard. D'où l'impossibilité de rencontrer en cette saison une femelle et son faon.
– Étais-je stupide ? Tout cela je le savais, il me semble, mais j'étais hors de moi-même...
– Les deux animaux, un ancien et un jeune, chassés de leurs territoires par les intempéries, devaient être les derniers survivants d'une harde dispersée par le froid et la famine.
À la question qu'elle lui posa :
– Comment avez-vous su qu'il y avait un orignal dehors ?
Il répondit tout à trac :
– Et vous ? Comment avez-vous su, une nuit d’Épiphanie, que le Père Massérat et ses compagnons se mouraient sous la neige à quelques pas de votre demeure ?
Il savait beaucoup de choses sur elle, sur eux. Et après tout, il n'y avait pas là de quoi crier merveille si l'on se souvenait à quel point, au cours de leurs années d'Amérique, l'existence de ce Jésuite avait été mêlée à la leur.
Peu à peu, elle commença d'éclaircir les points obscurs.
– Père, lui dit-elle un jour, on promène à Québec, lors de processions, dans un reliquaire, un de vos doigts, et encore que cela ne prouve rien car les gens de Canada, missionnaires ou coureurs de bois, n'ont jamais été économes de leurs phalanges pour le salut des Indiens, empressés de témoigner par la torture devant les païens de leur foi chrétienne et leur attachement au roi de France. Mais, en ce qui vous concerne, vous, Sébastien d'Orgeval, on parle de reliques saintes. Vous êtes mort, Père, mort martyr aux Iroquois. Vous êtes déjà sur la liste des béatifications présentées à Rome, la canonisation suivra de peu. Comment se fait-il que ce bruit se soit répandu de votre mort certaine ? Et ce, depuis plus de deux ans déjà ?
Il ferma les yeux et laissa passer un temps avant de répondre d'un ton méprisant.
– Les bavards aiment à créer des légendes.
– Celui qui porta la nouvelle n'avait rien d'un bavard, dans le sens où vous l'entendez. Il s'agit de l'un de vos frères de votre Ordre, le Père de Marville. Il m'a paru très austère et peu porté à la plaisanterie. Or je l'ai entendu moi-même affirmer : « Le Père d'Orgeval est mort martyr aux Iroquois. J'en suis témoin ». Et nous décrire vos supplices et votre fin. Il était accompagné de Tahontaghète, le chef des Onondagas, qui apportait à mon époux, de la part d'Outtaké, le chef des Mohawks, un collier de wampum l'avertissant : « le Père d'Orgeval est mort ». J'ai vu ce collier et déchiffré sa « parole ».
Le jésuite se redressa à demi et ses yeux étincelèrent de colère.
– Il a fait cela ! Il a fait cela ! répéta-t-il à plusieurs reprises sans qu'elle pût savoir s'il parlait d'Outtaké ou de Marville. Il a osé !...
Il vrillait sur elle un regard farouche.
– Que disait exactement le collier ?
– À vrai dire nous crûmes à ce premier sens que confirmaient les déclarations du Père de Marville. Mais la parole exacte du wampum plus tard s'est révélée être : « Ton ennemi ne peut plus te nuire ».
Elle le vit secoué de spasmes et crut qu'il suffoquait, mais il riait avec des éclats rauques et désenchantés.
– C'est vrai... Oh ! Combien est-ce vrai cela !... « Ton ennemi ne peut plus te nuire ».
Il se tourna vers elle, perdant ses forces et se laissa aller sur l'oreiller en murmurant :
– Mais c'était de votre faute, de votre faute à vous. De votre FAUTE... TOUT !...
À de tels éclats de hargne, elle réalisait mieux qu'elle avait devant elle un homme qui les avait poursuivis de son hostilité depuis longtemps, qui l'avait personnellement attaquée.
– Pourquoi une telle animosité, en ce qui me concerne, mon père ? Vous ne me connaissiez pas... et vous ne m'aviez même jamais vue !...
– Si, je vous avais vue !...
Elle recevait donc la certitude de ce qui n'avait été malgré tout, qu'un soupçon.
Devinant à quel incident il faisait allusion, elle sentit qu'ils n'étaient, ni l'un, ni l'autre, en état de l'aborder avec franchise et simplicité. Là, il butait sur un obstacle qui le faisait haleter, comme saisi d'angoisse, et elle préférait s'en tenir à ces premières ébauches de confidences. Elle préférait que tous deux demeurassent à la surface des explications. Elle devinait le « plongeon » qu'il serait contraint de faire, un jour ou l'autre, dans les zones interdites de son être. Elle pressentait qu'il était de son devoir à elle de l'y aider et qu'elle seule le pouvait.
Il parlait volontiers de son enfance. Elle l'y encourageait. Cette enfance semblait à Angélique familière, sans doute à cause des récits et du personnage d'Ambroisine qui les rapprochait par la connaissance intime et sans illusions que chacun des deux avait de la créature.
Enfance sombre, dominée par la nuit et les massacres aux côtés de son redoutable père qui lui avait mis, très jeune, une rapière en mains, bénie par l'aumônier du château, pour aller massacrer les hérétiques des régions avoisinantes.
Il était donc né parmi des femmes démoniaques, chacune à différents titres, soumise au Malin.
– Elles étaient toutes des « Lilith », la femme première du péché, le principe féminin du Mal.
Très jeune et charmante comme un petit ange, Ambroisine excellait dans tous les vices, en particulier celui de mensonge et de cruauté.
– Et c'est ce parangon de vices que vous nous avez envoyé pour parvenir à vos fins, d'abattre vos rivaux de la Baie Française !
Il eut un sourire moqueur.
– Un beau combat pour deux fort belles femmes !... Elle ne pensait pas que vous lui renverriez ses armes : ruse et impertinence. Vous en avez triomphé.
– Pas entièrement, hélas ! Car elle n'était pas morte, elle non plus. Elle est revenue pour achever son œuvre.
Mais quand elle commença à lui expliquer avec véhémence le développement des derniers événements, il montra de l'indifférence. Il n'avait pas l'air convaincu qu'il s'agissait de la même Ambroisine tout aussi dangereuse.
Son esprit semblait s'être arrêté aux premiers épisodes de leur lutte. Ce qui était arrivé après son départ aux Iroquois ne l'intéressait pas.
Comme il évoquait Loménie qui avait été son ami de collège, elle s'informa des événements qui, de ce rude Dauphiné, l'avait amené à se retrouver chez les Jésuites au début de son adolescence. Il en parla volontiers.
– J'avais un oncle, frère de mon père, évêque ou chanoine, je ne sais plus, au moins aussi rude à dispenser la férule de l'Église sur ses ouailles que mon père celle de son épée sur les hérétiques.
« Il s'avisa de me vouloir dans les Ordres, et mon père eut beau lui remontrer que j'étais son seul héritier, il n'en voulut pas démordre. J'ignore si, comme cadet, l'ecclésiastique voulait se voir revenir une partie de l'héritage. Les deux énormes bonshommes luttèrent pendant deux jours aussi bien par les armes des arguments et des menaces que par celles des coups. Ce fut mon intervention qui emporta la partie pour l'évêque.
« Conscient, par la grâce de Dieu, que tout ce que je vivais au domaine paternel n'était pas sain, et finirait par causer ma perte morale et physique, j'insistai près de mon oncle pour le suivre. C'est ainsi que j'entrai au collège de Clermont des Jésuites à Paris.
Il revint souvent à ses années d'études d'adolescent, parlant de l'amitié du jeune Claude de Loménie-Chambord, moins de son temps de noviciat, car il s'agissait de longues années d'initiation, secrètes aux profanes, et que la discipline de l'Ordre lui commandait de taire. Puis il revenait à l'enfance, la noire enfance, mais pour déplorer, cette fois, la perte de cet état de l'enfance lorsqu'arrive l'adolescence.
– L'enfant se souvient de l'ineffable. L'extase lui est parfois accordée à lui seul, innocent. Combien vite la cendre et le sable sont jetés sur ses rêves... J'avais cru retrouver cela parfois près du petit Claude de Loménie de quelques années mon cadet. Les chemins auxquels on me contraignit, par la suite, me détournèrent de sa douceur.
« Ils m'ont brisé quelque chose là, disait-il en désignant son flanc.
Et elle croyait qu'il parlait de ses tourmenteurs iroquois, mais c'était de ses maîtres jésuites.
– Brisé, pire, tordu, jusqu'à ce que la branche pleine de sève devienne sèche et pétrifiée, et incapable de renaître... J'étais un enfant de la nature. Dominé par les sources et le sang... Les femmes échappent plus facilement à ces influences. Elles s'entendent mieux à concilier la lumière et l'ombre, l'harmonie et le chaos... Une fois de plus, lorsque je m'embarquai pour l'Amérique où m'attendait mon ancien condisciple, Claude de Loménie-Chambord devenu Chevalier de Malte, je me berçais d'illusions. L'Amérique ! En m'y rendant, je me disais que la lumière m'y attendait.
« Plus tard, après bien des années de luttes, je continuais d'espérer l'y trouver.
« L'œuvre que j'avais entreprise et réussie comblait mon attente !... Je voyais s'étendre, jusqu'aux confins de cette terre sauvage, le règne du Christ que j'étais venu y apporter.
« Aussi, lorsque j'appris qu'un gentilhomme d'aventures qui ne relevait ni du roi de France, ni du roi d'Angleterre s'installait dans ce no man's land du Maine sur les côtes d'Acadie, je fus aussitôt en alerte.
« Je pris tous renseignements sur lui. C'était un flibustier des Caraïbes. Mais il y avait plus. Si je voyais en lui un danger, celui qu'il préparait pour moi était d'une sorte inconnue. Cette fois, celui-ci apportait avec lui ma perte.
– Je crois pouvoir vous assurer que mon époux, en s'installant sur les côtes du Maine avec des lettres de gérance du Massachusetts, ignorait tout de vous. Au contraire, il se tenait prêt à rencontrer tout habitant ou missionnaire de la région, Français, Anglais, Écossais, pour faire alliance avec lui. Quant à moi, à ses débuts dans les parages de la Baie Française, je n'étais même pas présente.
– À vrai dire, le danger de sa venue n'est pas celui qui m'alerta. La Baie Française est un tel salmigondis de nations que chacun peut encore y trouver place. Mais j'avais eu une espèce de songe : « Tout commence, Tout commence », me criait une voix dans la nue...
Ce jour-là, il se refusa d'en dire plus long. Lorsqu'il affectait de manquer de mémoire, ou de s'embrouiller, elle avait appris que c'était chez lui le signe d'une insupportable douleur qu'il ne pouvait franchir par les mots sans s'évanouir. Alors, elle lui recommandait de prendre patience, le ramenait, par des questions anodines, à des sujets moins pénibles.
Mais rien dans cette vie n'avait pu être anodin, semblait-il.