Chapitre 53

Les résurrections obtenues par un bol de bouillie de maïs enrichi d'un peu de pemmican sont parmi ces phénomènes qui rachètent l'infirmité du monde et confortent les croyances en un Dieu bon et généreux.

Il fallait en apparence si peu et des dons de la terre si modestes pour ramener des bords de la tombe ces petits enfants pleins de vie et que la faim étiolait comme des fleurs privées d'eau.

Angélique les avait nourris par petites quantités, comme des oiseaux, les laissant se rendormir entre chaque bouchée. Et maintenant, ils se réveillaient comme par un beau matin de Wapassou, autrefois, et glissaient hors du lit leurs petites jambes amaigries, impatients d'aller à la découverte de toutes les surprises que leur promettait ce jour nouveau.

Et Charles-Henri, qui s'était vêtu très soigneusement et avait imposé aux jumeaux d'au moins enfiler une casaque sur leurs robes de nuit, se plantait devant Angélique et lui disait :

– Puis-je vous aider, ma mère, à soigner « le mort ».

Avait-il déjà trouvé le moyen de sortir de la chambre et d'explorer la maison ? Et d'y découvrir dans la grande salle ce corps gisant ? Certainement.

Ils étaient tous les trois beaucoup plus lucides qu'elle qui, une fois de plus, émergeait d'un repos plus proche de l'évanouissement que du sommeil.

La veille – mais était-ce la veille ? – pendant quelques heures elle n'avait été qu'une fourmi besogneuse transportant des trésors inappréciables dans la chambre commune :sachets de pemmican et de riz sauvage, sacs de maïs et de haricots, éclats de courge séchées qu'elle avait disposés et mis de côté, les divisant déjà en portions quotidiennes. Oh ! Chère et sainte nourriture !

Accrochant aussitôt les chaudrons à la crémaillère pour y jeter des poignées de blé d'Inde et dans un autre des haricots avec un peu de sel natron pour hâter leur cuisson, délayant du pemmican dans de l'eau tiède pour sans attendre l'introduire dans la bouche des enfants inertes avec des morceaux de courges écrasées. Ils avaient avalé ce premier viatique sans ouvrir les yeux. Et seulement après, elle s'était nourrie à son tour, reléguant au fond de sa pensée le souvenir de la déclaration que lui avait faite cette voix mourante : « Je suis le père d'Orgeval ! »

L'étrange procédé qu'avait pris Outtaké pour la secourir continuait à la maintenir en état d'incertitude. Outtaké lui-même leur avait fait dire « le père d'Orgeval est mort » et tout cela relevait de l'hallucination.

Mais rien ne l'assurait que c'était Outtaké, le chef iroquois Mohawk, qui lui envoyait ces vivres salvateurs. Et le malheureux martyr n'était peut-être qu'un pauvre jésuite des grands lacs que les tortures avaient rendu fou.

Elle s'entendit murmurer.

« Je ne peux plus les supporter ces Sauvages ! Je ne peux plus les supporter !... »

– Non, répondit-elle, plus haut s'adressant à Charles-Henri, tu es bien gentil, mon petit. Mais je préfère que tu restes ici à surveiller Raimon-Roger et Gloriandre, afin qu'ils ne tombent pas dans le feu et qu'ils ne fassent pas de bêtises.

Elle prit une brosse et commença de brosser leurs cheveux, puis les siens.

Voilà. Il suffit d'un peu de potage dans l'estomac pour se retrouver une créature digne de vivre.

La vie, à la racine, c'est cela : nourriture. Ne recommence pas à penser, ne fatigue pas ta cervelle. Il y a encore beaucoup de jours à franchir avant la fin de l'hivernage.

Mais maintenant, et malgré la précarité de leur situation, le processus de salut était amorcé.

Puisque parvenue au fond du désespoir et s'avouant : « C'est la fin », un miracle avait eu lieu, elle y voyait une assurance qu'ils parviendraient tous en vie au bout de ce long voyage de l'hiver.

Même lui, le « comateux »...

– Je suis folle, se dit-elle, avec sa brosse à la main. Je l'abandonne ainsi !... Je l'abandonne encore !

Puis fatiguée, et se donnant le temps de reprendre des forces, elle se disait :

« un peu plus !... un peu moins !... Il est mort ! Il va mourir !... Qu'y puis-je ?... Mais qui peut-il être ? »

Elle ne croyait pas vraiment qu'il lui avait parlé, et sa déclaration : je me nomme Sébastien d'Orgeval, se confondait dans son esprit avec les effets de rêves ou de hantise. C'était maintenant qu'elle croyait vraiment à la mort annoncée par le père de Marville. Car il ne pouvait pas en être autrement.

Cependant, elle commença à faire son plan de bataille pour soigner ce malheureux : des herbes, des baumes, de la charpie, elle en avait. Du bouillon aussi, car il faudrait l'alimenter lorsqu'il sortirait de son état léthargique.

Elle le panserait dans la pièce voisine. Le froid y était glacial. Puisqu'il n'en mourait pas, cela maintenait son insensibilité.

Ensuite, il faudrait le traîner dans cette pièce, l'installer devant l'âtre. Se réchaufferait-il ? Reviendrait-il à la vie ? Émergerait-il de ses limbes ? Parviendrait-il à redevenir d'un cadavre, d'un corps misérable qu'elle aurait soigné comme un enfant, un être humain qui se ferait connaître et partagerait leur claustration hivernale ?

Elle redoutait de montrer au petit garçon en quel état un être humain pouvait être réduit par la cruauté de ses semblables. Mais Charles-Henri, né sur la terre d'Amérique, aurait peut-être soutenu ce spectacle avec plus de simplicité qu'elle-même, acceptant d'emblée, comme tout enfant, le décor des lieux de sa naissance, la sauvagerie qui l'avait bercé, les règles du théâtre érigé où, comme en ces « Gestes » ou « Mystères » de la Vieille Europe, sur les tréteaux dressés aux parvis des églises et des cathédrales, chaque personnage jouait son rôle symbolique selon un rituel immuable.

Ici, sur fond de forêts et d'eaux cascadantes, de lacs aux horizons sans fin et de vallées désertes, c'était la « geste » des deux mondes s'affrontant, les mêmes actes posés, les mêmes personnages irréconciliables : d'un côté, le missionnaire en robe noire, grand chapeau, croix en main, sa barbe inquiétante, et sa fièvre d'amener à Dieu les âmes païennes, de l'autre, le lisse Indien nu, emplumé, tatoué, et sa farouche et inexplicable passion, comme un code d'honneur, pour la mort par torture, qu'elle fût sienne ou celle des autres.

Des pieds à la tête, elle avait maintenant à le panser. Comme elle en avait décidé, elle se livra à cette première opération dans la grande salle, à l'emplacement où il gisait depuis son arrivée. Il respirait toujours cependant, mais d'un si faible souffle qu'elle se demanda par où commencer sa besogne, pour ne pas, d'un geste inconsidéré ou trop brutal, trancher le fil ténu de cette existence.

Lorsqu'elle voulut dégager le crucifix, elle eut beau prendre toutes les précautions, tamponnant alentour avec de l'eau tiède, la marque resta là, incrustée, suintant un sang rouge parmi les chairs noirâtres.

Elle tint cette croix de buis où l'œil du minuscule rubis scintillait. L'ayant lavé pieusement, elle le posait sur un linge. Elle avait dû trancher le cordon qui le retenait au cou.

Elle n'aurait pu dire de quoi l'homme était vêtu. Ayant découpé non sans mal, la peau coriace d'un buffletin, elle tira pièce par pièce les lambeaux noirs d'une soutane.

Des brûlures, encore des brûlures dont certaines dégageaient une odeur putride.

« Pauvre malheureux ! Pauvre malheureux ! » ne pouvait-elle s'empêcher de murmurer allant d'une plaie à l'autre, et ne s'expliquant pas comment, couvert d'autant de brûlures, il lui était encore possible de se maintenir en vie.

Mais lorsqu'elle eut lavé et relavé son corps, ses bras, ses jambes squelettiques, une observation intriguée lui faisait remarquer la « répartition » des brûlures, certaines causées par l'application de plat de haches rougies au feu, et d'autres par des alênes incandescentes traversant un muscle. Restait une assez importante surface de chair épargnée. Et elle nota que le membre viril n'avait subi aucun dommage.

C'était dans la coutume des Iroquois que de respecter la victime en ce qu'elle avait, à leurs yeux, de plus sacré. Ils n'attachaient pas leur ennemi au poteau de torture dans l'intention de l'humilier et de l'avilir. Au contraire, cette tradition des tribus iroquoises de faire périr dans les supplices les plus barbares ceux qui les avaient combattus, était une marque d'honneur qu'ils se seraient sentis coupables de refuser à un adversaire valeureux. Subir et bien appliquer la torture était parmi les plus précieux enseignements qu'ils recevaient, discipline dont la pensée et la préparation ne cessaient de dominer leur vie depuis la naissance jusqu'à la mort, une mort que tout guerrier digne de ce nom n'avait cessé de souhaiter aussi lente que terrible.

Au hasard des conversations, Angélique avait appris des gens de Canada que les Iroquois étaient spécialisés dans l'administration des supplices, réussissant à torturer un prisonnier pendant plus de douze heures et jusqu'à deux jours sans qu'il mourût et cessât d'être lucide. En vue d'obtenir ce résultat, ils veillaient à éviter de faire couler le sang.

« C'est une science, lui avait affirmé quasiment avec fierté un L'Aubignière ou un Nicolas Perrot, et nos Hurons, qui sont de race iroquoïenne, se montrent très habiles dans sa pratique. »

Cette fois, on aurait dit qu'ils avaient torturé le missionnaire de façon à lui permettre de survivre. Mais il s'en fallait de peu !

Elle avait le cœur au bord des lèvres.

Malgré le froid pénétrant qui régnait dans la grande salle, elle était « en nage »...

Elle guettait sur le visage du supplicié des réactions. Mais hors cette légère buée au-dessus des lèvres, il ne donnait aucun signe de vie. Il lui fallut, avec des ciseaux, couper tant bien que mal la barbe hérissée pleine de nœuds et collée de sang séché.

Enfin, elle le considéra, couvert de pommade et de bandelettes. Le plus dur serait de le traîner jusqu'à la chambre.

Quand elle essaya de le déplacer, il poussa un gémissement profond. Le premier. Et elle comprit qu'avec la conscience, celle de la douleur lui revenait.

– Je dois vous transporter, lui expliqua-t-elle très haut, espérant que sa voix le rejoindrait là où il était.

Mais il sombra à nouveau, poussa un râle et devint plus pesant encore. Jusqu'à ce qu'elle eût rejoint la chambre, et pût passer un miroir devant ses lèvres, elle fut convaincue qu'il avait poussé son dernier soupir.

Elle avait songé à l'installer devant le feu sur une paillasse. Cette solution ne la satisfaisait pas. D'une part, au sol, il risquait de se refroidir, d'autre part, de mourir la joue rôtie si le feu était trop vif, comme le malheureux roi d'Espagne, qui, malade, n'avait trouvé personne pour écarter de lui son brasero, le préposé par l'étiquette à cette charge demeurant introuvable.

Et rôti, il l'était bien assez comme ça.

Charles-Henri lui apporta la solution qu'elle ne trouvait pas dans sa fatigue.

– Nous devons le mettre dans notre lit. Il y fait toujours chaud. On le met d'un côté, et nous de l'autre et vous au milieu, pour nous soigner tous.

– Tu as raison, petit garçon.

Cette fois, elle accepta l'aide de l'enfant. Avec beaucoup d'énergie, en serrant les dents, il soutint les pieds enveloppés de pansements, tandis que prenant sous les épaules la longue et sinistre marionnette brisée, elle la hissait tant bien que mal de l'autre côté du grand lit. Ils durent s'y reprendre à plusieurs fois, et les ahanements de la femme et de l'enfant répondirent aux profonds gémissements qu'exhalait le martyr, tandis que sa tête ballottait en tous sens, tombait en avant ou se rejetait en arrière, comme celle d'un poulet au cou rompu.

Enfin, il fut étendu de tout son long, et elle soupira de le voir à l'abri du sol dur et froid, et dans la situation qui est celle d'un malade honorable, destiné à s'acheminer vers la guérison ou, dans le cas contraire, en état de rendre dignement le dernier soupir.

Avec des galets enveloppés de peaux ou de linges épais, elle pourrait l'aider à se réchauffer car il fallait éviter qu'il perde, à lutter contre le froid, ses dernières forces. Maintenant qu'il avait franchi ce seuil d'hibernation du coma, il ne devait plus retomber dans un tel état léthargique qui annoncerait la mort. La marche de sa guérison, au-delà de la ligne fatale, devait sans cesse se poursuivre dans un retour vers la conscience qui le ramènerait parmi les vivants. Sur les oreillers de crin et d'herbes auxquels s'appuyait la tête décharnée, elle avait mis un linge blanc. La nuit, elle pourrait, se trouvant à ses côtés, humecter ses lèvres desséchées, le faire boire à petites gorgées, surveiller la montée de la fièvre, ou la dangereuse retombée de faiblesse, apaiser ses souffrances, changer des compresses, réduire la douloureuse inflammation d'une plaie par quelque pommade...

Ce jour-là, après l'avoir installé sur le lit, quand ils se furent reposés un peu, malade et infirmiers, elle entreprit encore de lui couper les cheveux, retrouvant sur l'occiput la trace d'une tonsure maladroitement entretenue. C'était donc bien un prêtre.

Puis elle lui frictionna le crâne et les tempes avec un vinaigre médicinal.

Elle mit des compresses sur ses yeux brûlés par la réverbération de la neige, et menacés de cécité blanche.

Elle savait que ces soins qu'elle lui dispensait avec dextérité, y étant depuis des années – en vérité depuis l'enfance – tellement accoutumée, les rapprochaient. D'étranger qu'il était, en faisaient son enfant, et d'elle sa mère.

Elle essayait de se rappeler qu'il s'agissait du père d'Orgeval, leur ennemi, leur meurtrier en somme et y croyait de moins en moins, car soigner et recevoir des soins est un des plus spontanés langages de paix et de compréhension mutuelles.

Elle luttait d'avance contre l'attachement qui allait se tisser quotidiennement entre eux du fait, chez elle, de son dévouement, chez lui, de sa dépendance.

Inerte, n'ayant plus qu'un souffle de vie, il était difficile aussi de croire à sa réalité, et, au cours de cette journée, elle sursautait parfois en découvrant sur le lit la forme immobile.

Lorsque le soir vint et, qu'à leur tour, elle eut couché les enfants, disposé les remèdes, les boissons qui pourraient être nécessaires durant la nuit, couvert le feu de cendres, elle demeurait indécise, ne se décidant pas à aller s'allonger auprès de la pitoyable momie déjà fixée dans la rigidité de la mort, s'interrogeant, tourmentée par des questions qui ternissaient sa joie première d'avoir reçu des vivres pour sauver ses enfants.

« Que devais-je faire ? Ai-je eu raison ?... Quel est le devoir de l'être humain en notre temps ?... Je le soigne... Mais qui est-il ?... Supercherie ?... Ou bien en vérité notre ennemi irréductible ?... Dans les deux cas, danger !... J'ai sauvé Ambroisine. Je l'ai arrachée aux mains des hommes qui voulaient la tuer. Et ainsi je l'ai laissée poursuivre ses crimes. J'ai mis ma fille en danger !... »

Sur l'auvent de la cheminée, elle avait posé le crucifix du jésuite et les lueurs étouffées des braises faisaient scintiller le rubis.

– Ô croix, pardonne-moi, dit-elle à voix haute. Je sais bien que c'est de toi que vient tout miracle.

*****

La nuit fut paisible.

Au matin, elle se réveilla, persuadée qu'elle avait rêvé cette intrusion extravagante dans leur existence condamnée. Puis elle le retrouva avec un mélange de satisfaction et d'effroi. Car elle ne pouvait oublier qu'elle devait à sa venue, les joues plus roses de ses enfants et le retour à la vie dans le fort enterré sous la neige, et qui avait été sur le point de devenir leur tombeau.

Les premiers jours, voyant les petits trottiner à travers toute la maison avec un besoin de se dépenser, de retrouver leur agilité et leurs forces, elle conçut le projet de les sortir au-dehors afin de prendre l'air.

Le soleil brillait. On le devinait à travers les interstices des fenêtres et des vantaux qu'elle avait soigneusement bouchés contre le froid de toutes les manières possibles. Mais à le deviner, ce soleil au-dessus de leur trou enfumé, un besoin les prenait d'en sentir la caresse. Le soleil avait des vertus thérapeutiques divines. Elle avait plus d'une fois constaté la guérison de plaies ulcéreuses, d'eczéma, de dartres à s'exposer à ses rayons. Un peu de sa caresse, et des enfants languissants reprenaient appétit, vigueur. Joffrey lui avait raconté comment sa mère, dans son enfance, le recevant blessé, brisé, des mains du paysan cévenol qui l'avait rapporté du massacre dans lequel avait péri sa mère nourrice, l'avait installé sur la terrasse du palais de Toulouse, et il y était resté des années, exposé aux rayons du dieu Phoebus, à recouvrer la santé.

Elle les hissa par la trappe, l'un après l'autre, sur la petite plate-forme qui servait de toit au-dessus de leur ancienne chambre, et les y rejoignit, et ils restèrent là, vacillants, dans une lumière d'or pâle, cruelle, pétrifiante qui blessait leurs yeux affaiblis par la pénombre, leurs paupières irritées et rougies par la fumée, dans une atmosphère confinée.

Couverts comme ils étaient, à ne montrer que le bout de leurs nez, le froid les oppressa à les faire tomber raides comme les petits oiseaux qui, dans le même temps, tombaient des branches dans les forêts. Lorsque Charles-Henri voulut parler, une bouffée d'air lui sécha les paroles au fond du gosier, et il resta ainsi la bouche ouverte, incapable de la refermer.

Angélique s'empressa de les faire redescendre, ferma la trappe de la plate-forme, celle du faux grenier au-dessus, et se réfugia dans la chambre unique. Elle retourna allumer un grand feu dans l'âtre de la salle principale, pour y faire bouillir un gros chaudron d'eau. Tels qu'ils étaient, elle avait enfoui les enfants dans le grand lit à côté du « gisant ». Elle leur fit avaler une boisson chaude avec une grande cuillerée de miel – ce miel plus précieux que de l'or qu'elle avait trouvé aussi, suintant de son corbillon d'écorce, parmi les victuailles envoyées – transporta dans la chambre ses chaudrons d'eau bouillante, en remplit un baquet de bois, et quand le bain fut prêt, elle les dévêtit et les y plongea tous les trois, les portant rigides et pâles comme si, plus encore que le froid, le paysage de fin du monde entrevu, à la fois livide et d'un bleu pâle translucide, avait eu le don de les pétrifier.

Ils retrouvèrent des couleurs aussitôt et s'animèrent, babillant avec volubilité. Debout dans le cuveau, ils s'excitèrent, les yeux brillants. Les jumeaux racontaient une histoire avec de grands gestes descriptifs qui faisaient gicler l'eau, l'un et l'autre renchérissant de détails.

Angélique ne pouvait comprendre de leur petit jargon que quelques mots qui revenaient sans cesse : bateau, oiseau, faut pas ! Faut pas !

– Mais, que disent-ils ? s'informa-t-elle auprès de Charles-Henri, pour lequel ce langage n'était pas hermétique, et qui suivait leur exposé en approuvant de sa tête bouclée.

– Ils disent que les eaux ne se sont pas encore retirées et qu'il ne faut pas lâcher la colombe ! Vous savez, mère, comme dans l'Arche de Noé !... Je leur ai raconté que nous sommes dans l'Arche de Noé. Ils aiment beaucoup cela. Mais ils disent qu'il ne faut pas encore envoyer la colombe dehors. Il fait trop froid... Oh ! Maman, c'est vrai. Elle n'aurait pas où se poser. Elle ne pourrait pas voler. Voyez, ils agitent les bras, et puis s'arrêtent pour montrer qu'elle ne pourrait pas voler.

– Plouf ! fit Raimon-Roger, en se laissant tomber dans le baquet au milieu des éclaboussures, aussitôt imité par sa jumelle.

– Vous voyez, ils disent qu'elle tomberait, plouf, comme une pierre...

Charles-Henri se tourna vers le lit et cria :

– N'est-ce pas, « mort » qu'il ne faut pas encore envoyer la colombe ?...

– À qui parles-tu ?

– Je parle au « mort »... Je lui parle souvent pendant que vous êtes en train de préparer à manger ou d'aller chercher le bois dans la réserve.

– Est-ce qu'il te répond ?

– Non. Mais il entend tout.

Puis la température descendit encore, et la tempête dont elle avait vu les prémices se déclara. Le froid était si intense que ce fut une tempête sèche plus terrible encore que celles qui apportent la neige. Le blizzard, le vent du nord-est, ce « Nordait » des Canadiens, « ce cruel ennemi de l'homme » venu du Pôle, passa sur la surface de la Terre à des vitesses incalculables, avec une violence, une furia, qui déracina des arbres, faucha comme d'une lame géante aiguisée la cime des petits bois sur les îles des lacs, emporta des villages de wigwams d'écorces entiers avec leurs habitants.

Cette année-là, l'hiver qui déferla sur le Bouclier Laurentien, du Labrador au sud-ouest du Maine, fut si terrible que des ours endormis périrent de froid dans leur tanière, ce qui est rarissime.

Angélique, par instants, craignait que ce vent hurleur finisse par crocher sur le fortin de Wapassou, tout enfoncé qu'il était heureusement dans la terre, et à demi dans la falaise, et le décalotter de son toit comme une vulgaire marmite perdant son couvercle.

Elle avait transporté dans la chambre commune une importante provision de bois qui, empilée, en occupait le quart. Elle n'eut donc pas à sortir de cet ultime refuge intérieur dont la porte, même à l'intérieur de la maison, était ébranlée par instants. Trois jours, quatre jours, ils restèrent blottis sous les fourrures, cherchant dans le sommeil l'oubli des saturnales extérieures. Angélique ne se levait que pour entretenir le feu, vérifier les ouvertures, portes, fenêtres, consolider les barres des vantaux, préparer les rations de nourriture – avec le souci qui recommençait à poindre qu'elles ne s'épuisent trop rapidement –, les faire ingurgiter à toutes ces bouches avidement entrouvertes, faire boire les enfants et le malade et mieux valait avaler de chaudes tisanes de camomille et de tilleul pour jouir d'un sommeil paisible, que de s'énerver et de s'effrayer de ces clameurs sauvages courant là-haut sur la terre.

Les enfants ne semblaient pas s'émouvoir de ce bruit du vent. Les tempêtes du Nord-Amérique avaient bercé leur courte vie. Ils dormaient beaucoup à nouveau, mais d'un meilleur sommeil. Pour sa part, elle demeurait éveillée, ne s'accordant que de courts repos, en alerte contre ces assauts lugubres de l'extérieur qui portaient de sombres menaces : la destruction de l'habitation sous les coups du vent, ou l'incendie toujours à craindre avec le feu dont de mauvais souffles rabattaient la fumée dans la pièce.

Il lui fallait aussi renouveler les pansements du blessé. Longue et ingrate tâche qui ajoutait à son épuisement.

Il restait inerte, inconscient.

À certains moments, elle le sentait très loin, ailleurs, en un lieu où il pouvait réparer ses forces, et à d'autres, l'état d'insensibilité dans lequel il s'enfonçait l'avertissait de la lente approche d'une issue fatale.

« Il s'éteint », pensa-t-elle au bout de quelques jours.

Insensiblement, il se mit à refuser la nourriture. Il la laissait couler aux commissures des lèvres, et Angélique en était à la fois irritée et désespérée, car, d'une part, c'était une nourriture précieuse qu'il ne fallait pas gaspiller et aussi, cela indiquait qu'il commençait à perdre les réflexes de survie.

Elle lui parlait d'un ton bas, doux et persuasif, sachant que la connaissance peut être atteinte sans qu'il n'en paraisse rien, par des sons, des inflexions ou des mots qui l'éveillent et le tirent de son apathie. Comme pour les enfants, elle cherchait ce qui pourrait, lui, religieux, éveiller son intérêt pour l'existence et l'encourager à faire un effort afin de revenir à la surface de son être et s'alimenter.

– Il faut vivre, père... c'est un devoir. Dieu l'exige ! Ouvrez la bouche !... Essayez d'avaler.., Faites un effort... Pour l'amour de Dieu !... Pour l'amour de la Sainte Vierge.

Mais ces objurgations pieuses n'avaient aucun effet. Et il semblait parfois plus mort que lorsqu'elle l'avait découvert dans son linceul de cuir.

Cependant, les plaies de la face se cicatrisaient.

Elle avait remarqué, la première fois où elle les avait traitées, qu'il ne s'agissait pas de brûlures mais de plaies bizarres qui semblaient causées par les coups d'instruments pointus ou griffus. Ces trouées étaient infectées et tout autour envenimées. Après quelques jours, l'enflure se résorba et des croûtes s'étaient formées qui avaient donné au malade un assez triste aspect. Mais une fois tombées ces croûtes, les traces des blessures commençaient à s'effacer. La chair devenait saine, quoique restant blême. Les joues sous les pommettes se remplirent, le front immense se dégageait sur lequel retombèrent des mèches de cheveux aux reflets mordorés et elle vit s'ébaucher les traits d'un visage qui ne manquait pas de beauté, une beauté virile et régulière.

« La beauté du Christ » avait soupiré quelques pénitentes un peu exaltées en évoquant leur confesseur, le père d'Orgeval.

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