Chapitre 38

À Terre-Neuve, il se confirma que le navire qui portait le gouverneur, son épouse et son escorte, continuait sur Québec, comme prévu. On ne parlait pas de personnes descendues à l'escale et qui auraient fait voile vers la Baie Française.

Il se rassura pour sa famille.

À Tadoussac, il quitta sa « patache », ayant réglé ses dettes avec le capitaine. Une joyeuse sensation d'être revenu au pays l'habitait lorsqu'il flairait l'odeur des feux, l'odeur des fourrures, celle du fleuve plus fade, et cela reposait après tant de jours dans la saumure. Pourtant, longtemps l'eau était encore salée, très avant sous Québec. Cependant, s'il goûtait de la nature des sensations amicales, il ne chercha pas à se faire reconnaître des humains. Un brouillard annonçant l'automne, assez frais, lui permettait de tenir un pan de son manteau sur son visage, et sur les bâtiments qu'il emprunta, pour la remontée du Saint-Laurent, la plupart du temps il dormit le chapeau sur le nez.

En vue de l'île d'Orléans, il savait déjà qu'il ferait son possible pour garder son incognito tant qu'il n'aurait pas « pris le vent », écouté parler les badauds, su comment Québec accueillait le gouverneur intérimaire et son épouse qui allait déployer toutes ses grâces de Bienfaitrice pour conquérir la capitale. Ses sens en alerte lui donneraient de la ville une vision différente.

Dressée dans la brume, la ville, si belle avec ses clochers et campaniles, apparut frappée d'un morne charme comme une ville engloutie. Cependant, elle n'était pas déserte ni endormie. L'agitation en elle et autour d'elle lui parut fantomatique.

Le glas sonnait.

Tendant l'oreille aux propos des passants, tandis qu'il gravissait la côte de la Montagne, il apprit que c'était Madame Le Bachoys qu'on enterrait.

Un frisson lui courut le long de l'échine jusqu'à la racine des cheveux.

Les crimes commençaient.

De l'angle de la place de la cathédrale, lorsqu'il y parvint, il aperçut le cortège des funérailles qui passait. Vêtus de noir, les gens s'avançaient lentement, en psalmodiant. La bruine cachait les cimes des arbres et le haut du clocher et du dôme. Les cerisiers sauvages au bord du ruisseau avaient la couleur du sang. Déjà l'automne.

Il obliqua sur la droite, traversant la place, le visage toujours dissimulé entre le col de son manteau et son « tapabor », un chapeau paysan qu'il avait acheté en cours de route pour ses larges bords à l'ancienne mode qui le protégeraient mieux, et du soleil, et de la pluie, et des regards indiscrets.

Il commença de gravir la rue de la Petite-Chapelle. La taverne du Soleil-levant était fermée. L'enseigne ruisselante paraissait pleurer.

Son intention était de frapper à l'huis de Mlle d'Hourredanne, mais les contrevents étaient mis. La demeure semblait vide. Un aboiement étouffé lui suggéra que seules y restaient la servante captive anglaise et la chienne cananéenne.

Il s'avançait par là, car il savait, on l'avait averti, que par là, hiver après hiver, son glouton était venu rôder.

« Il va deviner que j'approche... »

Mais, en même temps, l'endroit perdait de sa réalité. La maison de Ville-d'Avray était bien là, et l'orme, et le petit campement de Hurons aux wigwams d'écorce, avec les deux Atlas de bronze dans l'herbe. Mais ce n'était qu'un décor.

Il paraissait inimaginable que, sur ce chemin boueux, vide et nostalgique, sa mère si belle se fût avancée avec sa cour d'enfants, de sauvages et de grands seigneurs toujours si ridiculement empressés de recueillir le moindre de ses sourires et de ses paroles.

Tout était effacé. Cela avait seulement les apparences d'un rêve triste, plein de mystères et de menaces.

Voyant un filet de fumée se diluer paresseusement au sommet de la maison du marquis, il bondit sur le talus, passa par la cour et se pencha à l'une des fenêtres de la grande salle où il voyait luire la lumière d'un léger feu dans l'âtre.

Il aperçut la servante de Ville-d'Avray, celle qui n'avait pas voulu rester quand elle avait su qu'elle n'aurait pas son maître pour elle toute seule, occupée à frotter des pièces d'argenterie comme si demain, dans cette maison abandonnée, on allait recevoir pour une collation ou un souper noble compagnie.

Il frappa.

Elle le reconnut aussitôt, et ne se dérida pas.

– Hé ! Vous voilà à c't' heure, mon garçon. M'amenez-vous toute la famille ?

– Que nenni ! Mais je vous apporte des nouvelles de votre maître que j'ai vu maintes fois à Versailles, chez le roi.

Pour flairer l'hypocrisie des Grands et ne pas se laisser prendre à leurs « grimaces », Cantor faisait confiance aux personnes simples. Valets, cochers, servantes se taisent mais n'en pensent pas moins. Cette femme dont il ne se rappelait ni le nom, ni le prénom, lui fut dans l'instant plus proche que toutes celles qu'il avait pu rencontrer depuis son départ.

Quel soulagement de pouvoir parler à cœur ouvert, et sans presque avoir à employer trop de mots. Une mimique, un reniflement, un haussement d'épaules... cela suffisait pour en dire long et juste.

Il n'avait pas terminé l'écuelle de soupe qu'elle servit au jeune voyageur affamé, que déjà il savait qu'elle avait « son idée » sur la femme du nouveau gouverneur, Mme de Gorrestat, et que si toutes ces dames se congratulaient de sa venue, se félicitaient de sa piété, de sa générosité infinie, de son urbanité avec tous, elle, Jehanne Serein, née en Canada, son nez, qu'elle désignait, l'avertissait que, derrière cette femme, se tenait du vilain, du mauvais. Sa vie l'avait habituée à reconnaître les sorcières, les vraies qui ont parfois joli minois. Son mousquet était chargé, encore que ce n'était pas tellement avec un mousquet qu'on venait à bout de ces affaires-là.

– Pensez-en ce que vous voulez, mon ch'tit, le diable, ça existe... Moi, je ne m'y trompe jamais. On en trouve chez nous comme partout ailleurs... Rappelez-vous ces seigneurs qui ont fait sortilèges dans une pierre noire, que l'exorciste a dû aller chercher avec croix et bannière.

– C'est elle qu'il avait vue dans la pierre noire, dit Cantor.

Et il commença à lui faire le long récit des drames et maléfices qui s'étaient déroulés un été sur les côtes d'Acadie et dont cette même femme qu'il avait reconnue et suivie depuis Versailles était l'instigatrice.

Long récit, aux multiples épisodes, qu'elle écouta, assise en face de lui et comme lui penchée en avant, les bras sur la table afin de parler de plus près, à mi-voix, qui les mena de la fin du jour à la nuit, égrenant ces heures aux différents clochers et campaniles du dehors, et que Jehanne Serein ponctuait de brèves remarques.

– M'étonne pas... C'est bien ce qui est en train d'arriver. La ville est folle et comme égarée... Voilà pourquoi l'Henriette de Mme de Baumont était morte.

Il découvrait qu'il y avait eu plusieurs attentats inexplicables. Aux braves gens, les ennuis pleuvaient comme grêle.

La Delphine s'était enfuie, et, plus grave, Janine Gonfarel, la patronne du Navire de France, avait disparu.

Elle se pencha plus avant encore.

– Il faudrait savoir ce qui tourmente la mère Madeleine que M. le Gouverneur a visitée et, à ce qu'on dit, en le voyant, la nonne s'est évanouie d'horreur...

Sur ces entrefaites à la cathédrale l'heure sonna deux coups ou trois coups de la nuit, l'heure du plus grand repos, et soudain, le jeune coureur de bois et la femme de Canada, s'interrompirent et s'entreregardèrent, leurs sens alertés par des changements subtils dans la texture du silence nocturne.

Cantor jeta un vif regard vers les fenêtres et constata avec soulagement qu'à la tombée dû jour, elle avait mis les vantaux de l'intérieur. Personne du dehors ne pouvait l'apercevoir assis à cette table, où une grosse chandelle s'était consumée en pyramide boursouflée.

Tous deux pensèrent ensemble. « Ils » approchent ! « Ils » cernent la maison.

D'un signe du menton, elle lui intima de se lever. Sans bruit, ils descendirent aux caves. Comme jadis il s'y trouvait des brebis ensommeillées et de la paille dans laquelle il s'enfouit. La servante logeait, elle, dans le réduit à mi-chemin de l'escalier de pierre. Il admira avec quelle prestesse elle se retrouva en cotte et bonnet de nuit, alors qu'au rez-de-chaussée le bruit sourd de poings tambourinants ébranlait la porte, accompagné d'appels et d'injonctions :

– Ouvrez !...

Jouant la femme tirée de son sommeil, elle était remontée, et il entendit de sa cachette un dialogue véhément qui, par instants, prenait une tournure de dispute.

Il s'étonnait que la nombreuse troupe qu'il sentait autour de la maison n'eût pas déjà fait irruption et entrepris une fouille de fond en comble.

Elle revint seule, ayant réussi à faire respecter le toit sacré de son maître le marquis de Ville-d'Avray.

C'était, entouré de soldats de la prévôté et de délégués du nouveau gouverneur, ce fouinard de préposé aux Affaires religieuses, chargé de repérer, au moment de l'arrivée des navires, d'éventuels clandestins de la Religion réformée, des protestants essayant de prendre pied en Nouvelle-France. On recherchait un jeune blond qui ne s'était pas présenté au greffe à son arrivée pour y répondre de sa foi catholique.

La gardienne fidèle de la maison de Ville-d'Avray s'était refusée d'ôter la barre et de tourner les clés.

– C'est pas des manières. Qu'est-ce qui vous prend à c't' heure ?

Elle s'était contentée d'ouvrir la partie du haut de la porte sur le côté, et de se tenir là comme à une fenêtre, de sorte qu'il ne pouvait pas pénétrer dans la maison sans forcer le passage en la repoussant et en escaladant la demi-porte qui était assez haute.

Le préposé des Affaires religieuses s'était retiré avec ses hommes, mais en affirmant qu'il pourrait revenir. Elle baissa à nouveau la voix.

– Elle a donné l'ordre ou il a donné l'ordre sur son ordre, de rechercher votre « carcajou » et de le tuer.

« Des hommes et des sauvages, bien récompensés, sont en battue depuis plus d'une semaine, aux alentours de la ville, dans les endroits où l'on soupçonne son repaire.

Cantor se sentit blêmir.

C'était bien « elle » ! Si un doute avait pu subsister sur l'identité de la Démone, il reconnaissait cette férocité tatillonne envers tous ceux qui l'avaient offensée, dont elle avait à se venger, même un pauvre animal des bois !...

L'avait-elle reconnu, lui Cantor de Peyrac, dans l'antichambre du roi, lui, l'adolescent qui l'avait repoussée jadis, le fils de celle qu'elle n'avait pu vaincre.

– Mon glouton sera plus fort qu'eux tous, affirma-t-il avec ferveur, en pensant à Wolverine.

– Pensez-vous ! Pour sûr ! l'encouragea-t-elle, un « carcajou », nous savons tous que c'est plus malin qu'un homme !

Quant à sortir de la maison, sans se faire remarquer, ni arrêter, ce n'était pas à ce sujet qu'il fallait se faire du souci.

Et puisque avant toutes choses il voulait rencontrer la mère Madeleine, eh bien, le chemin était ouvert.

Depuis le temps qu'on creusait sous terre à Québec, et que cela faisait des « paquets de troubles » et des « monstres procès », il aurait été dommage de ne pas se servir de ce réseau de taupes si commode, lorsque la tempête empêchait de mettre le nez dehors, ou que l'on redoutait l'œil du voisin. Qu'il se souvienne de la cave de M. de Ville-d'Avray qui tombait dans celle de Banistère-le-Cogneux, lequel avait un procès avec les Ursulines, dont les sapes avaient rejoint par mégarde ses entrepôts, ménagés sous un terrain lui appartenant.

Ce fut ainsi qu'à la nuit, après être passé par les caves et avoir émergé parmi les réserves de vins et de fromages du couvent des Ursulines, Cantor de Peyrac put se glisser jusqu'à l'atelier de dorure de la religieuse visionnaire.

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