Chapitre 33
Dans cette remise poussiéreuse où ils l'avaient conduite à l'arrière d'une maison de bois, vétusté et inhabitée, son propriétaire était en France, qu'un jardin mal entretenu isolait des autres demeures et de la rue passante, ils la regardaient sans pitié, insensibles à sa terreur.
– Elle est plus maligne que toutes les nonnes réunies, fit Ambroisine en grinçant des dents, mais cela ne lui aura servi de rien, de me redouter, et de me fuir.
Elle considéra la petite forme, tremblante, debout devant eux et se délecta d'imaginer derrière ce rond visage d'enfant terrorisée, celui d'Angélique désespérée.
Elle jubilait et frémissait de joie hystérique. Enfin, elle tenait sa vengeance, si longtemps méditée.
– Nous allons revenir te chercher, dit-elle, et alors, nous nous amuserons bien avec toi, mon petit amour !... Tu regretteras d'être née, et d'avoir été la fille de ta mère.
Elle se rapprochait à petits pas et ses yeux luisaient de plus en plus.
– Oui ! Tu peux regretter d'être sa fille. Sache-le bien. C'est à cause d'elle que je vais te faire périr dans les tourments... Veux-tu avoir un avant-goût de ce que je te réserve ?
Elle attrapa une mèche de cheveux hors du bonnet et tira avec une telle violence qu'elle arracha un peu de chair. Honorine ne poussa pas un cri. Elle ouvrait la bouche et aucun son n'en sortit. Ambroisine éclata de rire.
– Ne voyez-vous pas qu'elle est devenue muette de peur !... Inutile de s'inquiéter. Elle n'appellera pas. Et il n'est pas nécessaire de mettre la chaîne à la porte. Elle ne bougera pas non plus. Retirons-nous. Nous avons perdu assez de temps à la pourchasser. L'on pourrait s'étonner de mon absence. Après les cérémonies, nous reviendrons... Et nous l'emmènerons... où vous savez.
Quoiqu'elle en eût dit, ils mirent la chaîne et Honorine entendit la clé tourner dans le cadenas.
Cela ne changeait rien. La femme aux yeux jaunes avait raison. Elle ne s'enfuirait pas car elle ne pouvait plus bouger.
Honorine éprouvait un sentiment de honte terrible et de rage contre elle-même. C'était cela qui lui faisait le plus mal, plus que la douleur de la déchirure qu'elle avait au bord du front et dont elle sentait le sang couler en filet sur sa tempe et sur sa joue.
Le serpent qui endort le lapin.
« Je suis le lapin. »
Plus sa terreur était grande, et plus elle était paralysée, au lieu de courir et de se battre ! Elle ouvrait la bouche et aucun son n'en sortait, n'en sortirait plus jamais.
« Ne croyez-vous pas qu'elle est devenue muette », avait dit la femme dans un rire exécrable.
Jamais plus elle ne courrait, ne rirait. Sa pensée était figée comme de la glace dans sa tête. Son cœur se fondait. Par instants, elle avait l'impression de disparaître au fond d'elle-même comme si elle se noyait, puis elle revenait à la surface et c'était encore plus horrible car alors, elle se rappelait.
Le temps passait, le temps durait... l'ombre avançait.
Elle perçut un brouhaha lointain, le bruit des voix où perçait un rire démoniaque.
« Ils » revenaient.
« Je veux mourir »
La porte s'ouvrait...
Ce n'était pas la porte, mais une planche qui avait été déplacée dans la paroi branlante de la cabane, et, par l'interstice de lumière, se glissait une silhouette fragile et souple. Honorine reconnut la jeune Indienne Catherine, avec laquelle elle s'était si bien amusée au parloir, le jour de la fête.
« Kateri ! Kateri ! voulut-elle crier. Sauve-moi ! »
Mais l'Iroquoise se pouvait entendre ce cri intérieur qui ne franchissait pas ses lèvres, ni l'apercevoir car la pénombre s'était accentuée.
« Et elle est presque aveugle !... Elle ne me verra pas ! Je suis perdue ! »
Défaillant de détresse, elle se répétait :
« Elle ne me verra pas ! Elle ne me verra pas !! »
Jusqu'à l'instant où elle comprit, dans un délire de joie, que c'était pour elle que Catherine Tetakwita avait pénétré dans le cellier, que c'était elle, la petite Honorine, qu'elle cherchait.
Car, la discernant enfin, immobile, dans son encoignure, comme une statue, comme un totem de bois, elle eut un doux et triomphant sourire.
Au-dehors, les voix, le rire satanique se rapprochaient.
La jeune Indienne mit un doigt sur sa bouche. Elle fit signe à Honorine de la suivre. Puis comprenant qu'elle était incapable de se mouvoir, elle l'enleva dans ses bras frêles.
Ceux qui arrivaient et s'arrêtaient devant la remise, venant chercher leur innocente victime pour une immolation abominable, et, assurés de son impuissance, ne se hâtaient pas de tourner les clés, savourant les prémisses des jouissances malsaines qu'inspirent aux hommes dépravés la terreur et les tortures infligées à l'être faible et sans défense, et sur lequel ils ont pris pouvoir – seules jouissances dont la plupart d'entre eux, perdus de vices et débauchés, pouvaient encore se prévaloir –, les démons ricanants qui se groupaient derrière leur égérie, déjà prêts à l'assister dans son cruel et luxurieux divertissement, se souviendraient plus tard, d'avoir entr'aperçu, tandis qu'ils s'approchaient, une femme indienne portant un enfant et dont la mince silhouette drapée dans sa couverture de traite rouge, avait disparu au tournant de la ruelle.
– Oh ! Catherine ! Tu m'as sauvée ! dit Honorine en mettant ses bras autour du cou de la jeune Iroquoise. Oh ! Catherine, tu m'as sauvée « in extremis » !...