Chapitre 21

Cantor à Versailles...

La marquise de Chaulnes jouait au piquet avec messieurs de Sougré de Chavigny et d'Oremans lorsqu'au fond de la galerie passa un jeune page, vêtu de blanc, qui, sans qu'on eût discerné son approche, se trouva soudain derrière les joueurs, un poing sur la hanche.

Ce n'était que petit jeu, le roi étant à Marly, mais les personnages installés autour de la table ne se laissèrent pas déranger par la présence du garçon qui demeurait là, posté dans une immobilité totale.

– Qui vous envoie, M. de Peyrac ? demanda Sougré agacé.

Il avait reconnu le cadet des deux frères qui étaient venus de Gascogne, d'après leurs noms, d'autres disaient de Nouvelle-France, ce qui était moins brillant.

Dès l'abord, ils avaient su bien se placer dans l'entourage du monarque, et l'aîné avait promptement obtenu la charge de « Maître des Plaisirs du Roi », très briguée, et très honorable pour celui qui en était pourvu, car elle était aussi recherchée pour ses bénéfices que difficile à remplir.

– Nous vous avons posé une question, jeune Cantor, interposa M. de Sougré, qui se piquait d'être intime des deux frères, que le roi affectionnait ouvertement, et qui avaient débarqué à la Cour avec un train d'ambassadeur.

Malgré leur jeunesse ils semblaient avoir déjà parcouru le monde, et, plus étonnant encore, ne rien ignorer de Versailles.

Madame de Chaulnes qui jusqu'alors préoccupée par des cartes médiocres qui risquaient de lui coûter sa mise, n'avait pas pris garde à l'intrus, leva les yeux sur lui et fut frappée de deux choses : il était d'une beauté lumineuse d'apparition et il ne regardait qu'elle.

Madame de Chaulnes, par sa taille mince, ses seins parfaits ni menus, ni trop avantageux, son teint délicatement rosé sans être vermeil, inaltérable dans l'émotion, sa peau fine sans être fragile, sa chevelure d'un blond cendré, était de ces femmes auxquelles on donne éternellement trente ans, et qui semblent en tout cas ne jamais franchir le cap de la quarantaine.

Cependant, bien qu'elle fût plus jeune que la marquise de Montespan, elle se sentait plus touchée par les atteintes de l'âge que l'impétueuse marquise qui, dans l'épanouissement de maternités récentes, continuait d'imposer à la Cour le tempérament fougueux d'une nature irriguée par un sang chaleureux, servi par un corps au zénith de sa beauté et de sa pétulance.

Chez Mme de Chaulnes, l'appréhension de l'âge était une sensation intérieure. Elle se gardait de toutes confidences à ce sujet. Elle savait que rien n'en transparaissait et que tous et toutes au contraire enviaient son air de jeunesse qui la faisait parfois prendre par les non-initiés pour une des filles d'honneur, à peine sorties de couvent ou arrivées tout juste de leur province à la Cour afin d'y apprendre, au service des Grands, les manières du monde de la noblesse dans lequel le sort les avait fait naître. Lorsqu'à la suite d'une telle confusion, les fauteurs s'ébahissaient, elle riait et rappelait qu'elle était arrivée à la Cour à quatorze ans, et avait fait ses premières armes, au Louvre, sous la férule de Madame de Maray.

En ce temps-là, les plus jeunes filles d'honneur apprenaient à danser avec le roi qui avait leur âge.

Mme de Chaulnes était toute habileté. Plus de vingt années d'expérience à la Cour lui en avaient appris toutes les subtilités et les chausse-trapes.

Dame d'atours de la reine, elle avait su lui être dévouée, sans déplaire au roi, et remplir son service tout en n'étant jamais là. On la voyait partout, ce qui ne l'empêchait pas de s'esquiver et de se réfugier dans son petit appartement de la rue des Réservoirs, non loin du palais, à Versailles, pour cause de fatigue ou pour une escapade galante, ou tout simplement lorsque l'envie lui en prenait. Elle savait qu'elle avait acquis ce qu'il faut de solitude pour plaire en haut lieu et nul n'aurait songé à émettre contre elle un blâme tant il paraissait inconcevable qu'elle en méritât un, chacun étant persuadé que toutes ses entreprises relevaient de la perfection même, et de l'accomplissement des devoirs de sa tâche. Elle était une parfaite dame de Cour. Tact, impertinence mesurée, flair, empressement pour les danses, les promenades et prendre place aux tables où l'on battait les cartes et secouait les cornets.

Elle jouait bien, gagnait avec modestie, perdait avec grâce, et n'avait jamais laissé en suspens plus d'une heure une dette de jeu.

Accoutumé à la voir vivre en apparence dépendante des autres dans leur service et en fait la plus indépendante des dames de Versailles, nul ne se souvenait plus si elle était veuve ou si son mari vivait encore, et dans ce cas où résidait-il ? Dans ses terres ? À l'armée ?... À la Cour, qui sait ?...

Telle était la femme qui, ce matin-là, levant les yeux des cartes qu'elle tenait en mains, aperçut un jeune seigneur qui fixait les yeux sur elle. Ses yeux avaient l'éclat et la dureté des pierres précieuses et la couleur de l'émeraude.

Pour une raison inconnue et qui était peut-être due au reflet des glaces ou des vitres de la fenêtre qui donnait sur le Parterre du Midi, son visage et tout son être paraissaient pétris de clarté comme si c'eût été de la lumière et non du sang qui circulait dans ses veines. Réflexion qu'elle se fit tandis qu'un silence profond s'établissait et s'épaississait, jusqu'à ce que les personnes présentes, dont elle-même, se sentissent à demi stupides.

Elle s'entendit demander d'une voix lointaine, bien que puissante :

– Or ça !... Que vous arrive-t-il, Messire ?... Je vous en prie, délivrez votre message !...

– Le message, Madame, est que vous me plaisez infiniment.

Sa gravité conférait à la déclaration de l'insolence. Madame de Chaulnes se dressa tout d'une pièce, sa maîtrise mondaine inexplicablement en déroute.

– Que... que voulez-vous dire ?...

– Que je serais le plus heureux des hommes si vous me receviez, Madame, en votre couche !...

– Vous perdez la tête !

– Avez-vous, Madame, si peu d'estime pour vos charmes, que vous ne puissiez comprendre ma requête, et, la trouvant audacieuse, la juger pourtant naturelle et n'étant qu'hommage à leurs perfections.

– Connaissez-vous votre âge ? lui jeta-t-elle.

Et elle s'effraya d'avoir été sur le point d'ajouter dans un cri véhément : « Et le mien ?... »

– Mon âge ? C'est lui, Madame, qui me conduit devant vous. L'ignorance qui est son apanage m'est cause de plus d'embarras que mon ardeur à aimer ne m'accorde de privilèges. Ayant peu pratiqué l'amour, et jamais avec une dame de votre rang, de votre beauté et de votre superbe, il m'a semblé voir en votre divine personne, Madame, si assurée par le monde et savante, me semble-t-il en tout, une réponse à mon ennui.

Les mots manquaient à la marquise de Chaulnes. Elle bégaya :

– Votre... votre ennui... Votre prétention dépasse ce qu'on peut imaginer... Je vous conseille d'attendre... Le lait vous sort encore du nez et vous osez...

– Attendre !... Seriez-vous, Madame, adepte de l'Astrée, de ces Précieuses qui exigent de leurs amants de les attendre cinq ou dix ans afin d'éprouver la sincérité et la constance de leurs sentiments ?... cela ne vous sied pas. Et je n'en crois rien. Car des échos qui se veulent malveillants, mais qui pour moi ont ajouté à vos attraits, vous décrivent comme peu cruelle, et prompte à offrir votre sacrifice sur l'autel de Vénus lorsque le sacrificateur vous complaît !...

– Voyez-moi ça, l'insolent, s'écria Mme de Chaulnes avec un éclat de rire strident.

Et d'un regard éperdu, elle cherchait le soutien à son indignation auprès de ses partenaires. Mais ils ne lui furent d'aucun secours. Figés, cartes en mains et la tête allant de l'un à l'autre, ils présentaient tous les symptômes de l'ébahissement. La vivacité et le mordant du dialogue ne leur laissait pas le temps de compter les coups.

Mme de Chaulnes ne prenait pas garde que, dans l'ampleur du trouble dans lequel l'intrusion et les paroles du jeune garçon l'avaient jetée, et à la grande gêne et stupeur de ses amis, des larmes s'étaient mises à couler sur ses joues, traçant un sillon argenté sur le velours de sa poudre.

– Vous mériteriez que je vous prenne au mot !

– Vous me combleriez, Madame. En quel lieu ? Et quand ?

– Chez moi, rue des Réservoirs. Après la collation de la reine.

– J'y serai.

Tant de hauteur et de condescendance glacée de la part d'un page la pétrifiaient et la terrifiaient presque.

Elle voulut s'en tirer en persiflant.

– Alors, vous allez venir ? Et vous allez m'offrir la fraîcheur de vos joues, la fermeté de vos lèvres et... de votre vigueur toute neuve ?...

– Et vous, Madame, que m'offrirez-vous en échange ?

Elle riposta, hardie, provocante, hors d'elle :

– La Science de l'Amour puisque vous la demandez !... beau page. Est-ce si peu ?...

Et sans vouloir ni pouvoir en supporter davantage, tremblante d'elle ne savait quelle rage, elle rafla ses gains et son éventail qu'elle fit claquer comme un fouet en le refermant, puis s'en fut.

Les comparses revinrent à eux dans l'état d'esprit de gens qui ont cédé inopinément à un court sommeil et se réveillent, ayant eu le temps de faire un songe abracadabrant.

L'habitude de ne laisser nul événement sans commentaires les entraîna malgré leur ahurissement à émettre quelques propos.

– Le jouvenceau ne manque pas de hardiesse, dit M. d'Oremans. Sa fortune est faite !

– Quelle fortune ! grogna M. de Chavigny, haussant les épaules. Il est plus riche qu'elle, et c'est de notoriété publique que lui et son frère possèdent la faveur du roi.

– Alors ?... Qu'est-ce qui lui a pris ?

– Qu'est-ce qu'il leur a pris ?

– À elle, surtout.

– Non ! À lui !...

– Non ! À elle !...

*****

De retour en son logis, la marquise affola ses domestiques en les requérant tous pour mille services et en les priant en même temps de déguerpir au plus vite. Elle ne voulait plus personne dans les murs. Elle ne savait plus ni ce qu'elle voulait ni ce qu'elle attendait. Elle n'avait jamais aimé les enfants, n'en ayant pas eu. Par leur absence, ils l'avaient privée des privilèges qu'on n'accorde qu'aux mères, surtout si elles mettent au monde un héritier. En particulier, et peut-être à cause de cela, les jeunes hommes lui déplaisaient, et elle s'apercevait que ceux d'une extrême jeunesse, de l'âge où l'enfant devient pubère, lui inspiraient un étrange courroux. Elle détestait leur voix mutante, leurs façons insolentes de petits mâles qui s'emparent du pouvoir. Celui-là était plus âgé. On lui prêtait seize ou dix-sept ans. Mais pour l'insolence, il n'en était pas chiche.

Tour à tour, elle se prépara à lui fermer sa porte, à lui adresser une semonce ou, s'il insistait, à... à fuir, à se débattre...

Viendrait-il ? S'il ne venait pas, elle se sentait prête à des gestes extrêmes, des réactions démentes, telles que briser de rage les fragiles bibelots qu'elle aimait, transpercer ses tableaux préférés et jusqu'à son pare-feu de soie brochée de Lyon tout neuf.

Mais s'il venait... À l'avance elle en séchait de frayeur.

Et lorsqu'elle le vit devant elle, on lui aurait dit qu'il avait monté toute cette mascarade et fomenté ce complot dans l'unique but de venir la poignarder sans témoins qu'elle l'aurait cru.

Ses sentiments devaient se voir sur son visage, car au bout d'un instant de silence, il s'étonna.

– Madame, quelle frayeur vous agite ?... J'ai là mon épée. Si quelqu'un vous menace, désignez-le-moi, je suis prêt à le pourfendre.

– C'est vrai, j'ai peur.

– De qui avez-vous peur ?

– De vous... Je ne comprends pas ce que vous voulez.

Il resta figé dans le plus grand étonnement, puis un sourire vint à ses lèvres. Il traversa en quelques pas l'espace qui les séparait et, s'agenouillant, il jeta ses bras autour d'elle, appuyant son front contre son sein. Elle en fut ébranlée au point de vaciller, mais il la retenait fermement, avec une vigueur insoupçonnée.

– Madame, que craignez-vous de moi ? Je ne suis qu'un jeune homme ignorant des arcanes de l'amour. Votre personne m'a inspiré confiance et votre beauté, ce trouble et ces tourments qui me poussent à l'audace de vous désirer. Le reste est entre vos mains. Parlez, et j'exécuterai. Enseignez-moi et j'apprendrai. Je me livre à vous.

Elle le releva.

Ses doigts tremblaient en dégrafant son justaucorps, en se glissant d'un bouton à l'autre du long gilet de soie brochée. Elle le dévêtit comme un enfant. Elle craignait à en avoir la gorge serrée, son manque d'empressement, signe, se persuadait-elle, de lassitude, de déception, et qui sait peut-être de répulsion pour les traces de l'âge qu'il avait lu sur elle, jusqu'au jour où elle s'aperçut qu'il ne mettait nulle réticence à répondre à ses demandes à elle, et qu'il mettait un entrain de jeune être plein de sève à satisfaire ce que d'autres moins vaillants lui avaient reproché à elle comme des exigences. S'il y avait signe, c'est d'elle qu'il l'attendait.

Elle apprit à murmurer ces mots de prière qu'elle n'avait jamais prononcés.

« Encore... Reste un peu !... Recommence !... »

Prières auxquelles il accédait non seulement avec fougue mais avec reconnaissance.

Ainsi soutenue par d'évidents et indiscutables témoignages du goût et du besoin qu'il avait d'elle, Mme de Chaulnes se rassura. Elle cessa de se tourmenter de ses silences. D'autant plus que, lorsqu'elle s'enhardissait à s'en informer, il ne faisait pas mystère de ses pensées. C'était un enfant simple.

Tremblante et craignant de lui déplaire, mais pourtant avide de tout savoir de lui, elle interrogeait, effleurant du doigt son front, écartant une mèche bouclée.

– Où es-tu ?... À qui rêves-tu ?...

Elle le contemplait dans sa beauté parfaite, à demi appuyé sur un coude, l'autre bras étendu reposant sur un genou qui soulevait le drap de dentelles, et sa lisse poitrine nue brillant comme un marbre, dans les jeux d'ombre et de soleil de l'alcôve.

– Je pense à lui, disait-il. Il est si loin... Et si seul. C'est une petite créature des bois. On le dit féroce, habité par l'âme d'un démon... Mais ce n'est pas cela. Il est habité d'une intelligence humaine, plus intelligent parfois que les humains qui le pourchassent. Oui, certains de ses congénères sont féroces, malfaisants parce que trop savants à se défendre et à nuire, à détruire les pièges, à rendre la vie intenable à ceux qui les tourmentent... Mais le mien a été élevé trop près des hommes...

Elle finit par comprendre qu'il lui faisait la description d'un animal sauvage, espèce animale inconnue en France, de ces Amériques d'où il revenait.

– Ils effraient parce que la nature leur a mis un masque noir autour des yeux comme aux bandits de grands chemins, et ils ont deux dents aiguës et longues de chaque côté de la mâchoire comme les vampires, mais si vous saviez Madame, ils ont une force d'âme si touchante, fit-il devenant presque volubile pour lui parler de cette bête à fourrure qu'il prétendait avoir élevé tout petit et qui en grandissant le suivait partout comme un chien ou un chat familier.

« Il pense à moi... Un jour, nous nous oublierons, mais je sais qu'il pense à moi encore, malgré la force de la vie des bois qui l'a repris. Et s'il ne m'oublie pas, c'est que tout n'est pas fini entre nous. Parfois je le sens qui m'appelle. Ce n'est pas un appel à l'aide, il ne craint rien. C'est une relation, comprenez-vous... Il se relie à moi... Madame, qu'en pensez-vous ? Qu'avons-nous à faire encore ensemble, lui et moi ?

Mme de Chaulnes fit un effort pour trouver une réponse, un conseil adéquat et cet effort la ramena à son enfance, où souventes fois, dans la tour du château paternel, elle avait conversé avec une vieille chouette.

Mais, soudain, il souriait, saisi de remords devant ses traits soucieux.

– Belle amie, voilà un sujet qui manque de grâce pour retenir l'attention d'une belle dame de la Cour.

– Tout ce qui me vient de vous, mon chéri, m'est précieux. J'aime votre innocence et vous me rendez la mienne.

– Prouvons-nous la donc ! s'exclama-t-il en la saisissant, et il la couvrit de baisers gourmands.

Dans ses beaux bras musclés, à peine couverts d'un duvet blond, elle s'enchantait, s'éblouissait à en perdre la tête.

Elle aimait qu'il fût si plein d'esprit sous des apparences naïves, et si plein de sensualité sous des dehors, en effet, pleins de candeur. Au point qu'elle finissait par se demander si elle avait jamais connu auparavant la sensualité, le plaisir.

À côté de celui qu'il lui dispensait, ce que d'autres hommes lui avaient apporté n'était que marchandise frelatée.

Enfin elle sut par sa soubrette qu'il ne souriait que pour elle.

– Même en présence du roi, Madame, et malgré les amabilités que Sa Majesté a pour lui, ce jeune sire ne se déride pas. C'est votre cocher qui me l'a dit et qui le tient du valet de chambre du roi, M. Bontemps.

– Alors... dis-tu... Je serais seule à lui arracher un sourire ?...

– Ni le roi, vous dis-je ! Ni moi-même. Et pourtant j'ai essayé. Vous seule, Madame. C'est donc qu'il a du goût pour vous et que votre commerce lui plaît fort. Je n'en vois pas d'autres raisons.

– Vraiment ! Le crois-tu ? hésitait Mme de Chaulnes, attendant le verdict de la donzelle avec une anxiété si éplorée que celle-ci renonça aux malices et laissa parler son cœur.

Mme de Chaulnes, la jugeant fine et gracieuse, l'avait prise à son service pour lui éviter toute une vie à porter des seaux dans une cour de ferme.

– Vous le méritez, Madame, fit-elle gentiment. Vous le méritez, croyez-moi. Par votre beauté et par votre bonté.

« Elle est dévorée de luxure », affirmait M. de Maray, ce courtisan de profession et presque de naissance – il était né à la sauvette dans les couloirs du Louvre d'une suivante de la reine Anne d'Autriche, un jour de grande cérémonie où la souveraine devait être assistée de toutes ses dames – connaissait tout de tous, à croire que chacun lui faisait de sa vie la plus intime des confidences détaillées. Or, il n'en était rien. Au contraire, sachant qu'il devinait le moindre secret d'un regard, on le fuyait dès que l'on avait quelque chose à cacher. Mais en vain. On eût dit qu'il dissimulait en chaque coin d'alcôve un diablotin espion à son service.

Plus élégamment, Mme de Scudéry parlant de l'état dans lequel se trouvait Mme de Chaulnes, affirma dans le langage des Précieuses qui commençait à passer de mode depuis que Jean-Baptiste Molière, le comédien du roi, le brocardait : « Qu'elle s'était égarée dans le bois de la Passion pour aboutir dans la grotte de l'Égarement qui mène au Palais des Sublimités secrètes », ce qui était un peu alambiqué, mais traduisait bien la réalité.

*****

Ce furent des jours, des mois de folies sans limites. Pour Mme de Chaulnes, la vie tournait autour d'heures exquises d'attente, dont l'anxiété était toujours comblée au-delà des espérances et des brûlants tourments qu'elles avaient attisés, d'heures exquises où il s'abandonnait à ses plus délirants enseignements, quitte à lui redire aussitôt la leçon avec une joyeuse et infatigable ardeur.

Elle lui trouvait toutes les beautés, tous les charmes, toutes les succulences. Elle l'appelait : son régal. Elle ne lui découvrait pas de défaut.

Elle le retenait de courir, après l'amour, s'asperger d'eau. Sa forte odeur d'adolescent la grisait, lui paraissait le plus excitant des aphrodisiaques.

Elle lui disait : Bois ! Mange !

Elle lui versait elle-même un vin de malvoisie, le regardait boire, dents étincelantes contre cristal, le regardait, un linge blanc glissant de son épaule nue, choisir une pêche qui avait sa blondeur et sa joue incarnate, y mordre avec une férocité qui n'était qu'appétit et plaisir d'exister.

Car pour mettre un comble à son adoration, elle découvrait que ce jeune prince trop parfait, trop beau, qui avait pris tout pouvoir sur elle et aurait pu si facilement, d'un mot piquant, d'une grimace, d'un bâillement, lui faire souffrir mille damnations, n'avait aucune méchanceté.

Elle était ivre, elle délirait.

Elle baignait dans le bonheur sans oser se dire que c'était le bonheur.

C'était plus que le bonheur.

L'idée de se confesser de sa passion nouvelle pour en recevoir l'absolution, comme elle avait fait jusqu'ici à chacune de ses incartades amoureuses, ne l'effleurait pas.

Au contraire. Telle était la folie qui s'était emparée d'elle que souventes fois, éveillée, dans la douceur des nuits apaisées, le contemplant endormi contre son flanc à la lueur d'or de la veilleuse, contemplant ce corps virginal et distant, cette lèvre boudeuse mais qui ne bouderait pas le baiser par lequel elle l'entrouvrirait pour l'éveiller, il lui arrivait de se demander avec humilité et surprise, et aussi une immense gratitude envers Dieu, quelle bonne action elle avait bien pu accomplir dans sa vie égoïste et frivole, qui lui avait mérité ce don du Ciel.

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