Chapitre 49

De la petite aumônière de cuir trouvée près de la grand-mère, glissa dans la main d'Angélique, lorsqu'elle eut dénoué le cordon, une paire de pendants d'oreilles composés chacun d'un petit grenat serti d'argent ciselé : les boucles d'oreilles que Jenny Manigault, de La Rochelle, portait le jour où elle avait été enlevée par les Indiens.

Angélique les contempla avec émotion en souhaitant cette fois que sa bague puisse parvenir, un jour, à la pauvre enfant. Sur le point de remettre le présent à Charles-Henri et de lui parler de sa mère, elle se retint.

La faim les rendait tous fragiles. Leur sensibilité s'aiguisait, oscillait. Un rien les touchait, les atteignait, et l'on ne pouvait jamais savoir en quel sens jouerait le moindre choc.

Ce qu'elle éprouvait elle-même adulte, les enfants n'y échappaient pas non plus, bien qu'il fût plus facile de les distraire et elle craignit d'ébranler le bel équilibre du petit garçon.

Elle savait que, de son odyssée avec l'Indienne qui l'avait traîné deux saisons de wigwams en wigwams, il ne gardait pas un souvenir heureux. Il évitait toujours d'en parler et ne répondait pas quand on y faisait allusion. Si d'autre part, il avait reconnu en elle sa mère, la rupture n'avait-elle pas laissé en lui une blessure ? L'évoquer n'allait-il pas éveiller sa nostalgie et le plonger dans la mélancolie ? Il avait appris à sourire à Wapassou, et cela avait demandé de longs mois.

Elle replaça les modestes bijoux dans le petit sachet.

Plus tard elle les lui remettrait, quand il serait plus grand, ou quand ils seraient sortis de ce cauchemar, et se trouveraient tous réunis, assis autour d'une bonne table, chez Abigaël qu'il aimait, car elle avait été la seule à consoler sa petite enfance abandonnée.

Dès qu'elle le put, elle alla installer le piège que lui avait laissé Pengashi, à quelque distance du poste. Elle le plaça à l'abri d'un arbre, dans un endroit qui lui parut propice au passage du gibier, sacrifia une boulette de viande à l'appât, tout en se demandant si c'était bien ainsi qu'il fallait procéder, et en se gourmandant de ne pas avoir témoigné plus d'intérêt au maniement de ces engins de malheur. Armes de braconnier ! Son père, le hobereau, pestait contre les manants furtifs qui allaient lui piller sa garenne pour mettre un lièvre dans leurs pots. Pris sur le fait par le garde-chasse, l'homme risquait d'être pendu, selon la loi seigneuriale. Mais les Sancé de Monteloup avaient toujours été trop pauvres pour se payer les services d'un garde-chasse, et le baron n'avait jamais pendu personne. Parfois, les seigneurs du voisinage, aussi affamés que leurs paysans les années de mauvaise récolte, organisaient des battues sur leurs terres, avec des voisins, pour tirer un cerf ou deux qu'ils se partageaient.

Elle pensait vaguement à tout cela en se débattant, les doigts gourds, avec la méchante mâchoire d'acier qui faillit se refermer sur son poignet.

Ici, en Amérique, la viande de venaison était chassée au fusil, tant par les Blancs que par les Indiens. Beaucoup continuaient à la chasser à l'arc, les armes de traite étant encore réservées aux chefs, mais l'usage s'en multipliait. Les pièges, c'était pour la capture des bêtes à fourrures, monnaie d'échange, qu'au printemps les indigènes porteraient vers les comptoirs, ou remettraient aux « voyageurs » et « coureurs de bois », venus jusqu'à eux dans leurs canots, en échange des marchandises de traite : haches, couteaux, lames d'épées, marmites, eau-de-vie, et bien d'autres objets encore dont ils étaient avides et ne pouvaient plus se passer.

Le trafic des fourrures étant refusé d'emblée à Wapassou afin de ne pas mécontenter les Français, Angélique s'en était désintéressée. Elle n'aimait pas s'imaginer ce claquement perpétuel des pièges se refermant sur les petites bêtes des bois, cette musique macabre qui ne cessait de planer sur les grands espaces sauvages. Elle se dit qu'elle avait été stupide. Dans sa jeunesse, elle n'était pas si sensible à propos des bêtes. C'était Honorine, avec sa manie de s'identifier à toute créature innocente malmenée, qui avait déteint sur elle.

Des humains étaient venus et pourtant ensuite, la situation lui parut pire qu'avant. Ils lui avaient donné un prolongement de quelques jours de nourriture, mais lui avaient ravi l'espoir.

La vue de cette petite famille errant à travers le désert blanc lui avait fait prendre la mesure de l'isolement dans lequel elle se trouvait enfermée.

Elle se raccrocha à la pensée que Pengashi parlerait d'elle. On saurait qu'elle était vivante.

Mais Pengashi parviendrait-il jamais, lui aussi, au rivage des vivants ? Sans fin était la piste, mortelles les tempêtes. Frappé par l'hiver, tout gibier avait disparu dans le ciel et sur la terre. Avec le fusil, l'Indien aurait quelque chance. Elle ne regrettait pas de lui avoir laissé l'arme.

En dernière ressource, les Indiens mangeraient leur chien.

Elle rêva de fèves au lard, et des haricots de Boston, que l'on dégustait à Salem arrosés de crème et de mélasse, et elle appela Ruth et Nômie à son secours. Elle se réveilla en poussant un cri de déception qui effraya les enfants.

Des montagnes de plats fumants lui apparaissaient comme sur la table du roi.

Ces dernières années étaient marquées d'un sceau de vitalité étincelante, auréolées à la fois de splendeurs terrestres et d'ingérences mystiques, qui donnaient à tout un sens différent de ce qu'elle avait vécu autrefois.

Elle pensait aux premiers jours de leur arrivée au Nouveau Monde.

Elle pensait à Wallis, la jument, inquiète et tourmentée comme elle, qui s'était affrontée à la tortue géante, symbole des Iroquois.

– Les chevaux !... Les chevaux !

Ce dernier automne, au moment de l'attaque des Indiens, alors qu'elle courait déjà vers la cabane de Lymon White pour s'y réfugier, elle avait aperçu dans une vision-éclair, les chevaux qui, au loin, galopaient à travers les prairies, comme s'ils étaient pris de panique, ayant deviné que c'était la fin de Wapassou et qu'il fallait s'enfuir. Elle ne savait pas si cette vision lui faisait mal ou la rassurait.

« Ils descendront vers le sud. Ils chercheront le chemin des landes et des Hauts Plateaux. Libres, ils retrouveront leur instinct, s'organiseront en troupeaux... »

Mais le Maine était un pays si difficile, de forêts et de précipices, et l'hiver était venu trop tôt...

« Ne pense pas. Imagine plutôt qu'ils sont heureux d'avoir retrouvé l'espace. »

On les avait habitués à vivre dehors et au bout de l'été certains redevenaient sauvages et indomptables.

Les petits braillaient à pleine voix tandis que Charles-Henri se penchait sur elle.

– Vous pleurez, maman ! Et vous criez : les chevaux !... les chevaux !...

Elle se redressa contre les oreillers et attira les trois petits sur son cœur.

– Ne pleurez plus. Je les ai vus galoper ! Il ne faut pas être triste. Ils sauront trouver leur chemin. Ils iront vers des endroits où il y a moins de neige et beaucoup d'herbe, et ils peupleront l'Amérique.

Il fallait lutter contre la folie du silence et elle se contraignait à parler aux enfants, à maintenir leur attention en éveil.

Elle leur disait que le chien niaiseux avait fait preuve de très grande intelligence. Il était parti avant l'incendie et il l'avait en quelque sorte annoncé. Et il était parti rejoindre Honorine, qui se trouvait aux Iroquois. Quand Honorine reviendrait, elle leur apprendrait à tirer à l'arc.

Leurs figures pâlottes s'éclairaient quand on prononçait le nom d'Honorine.

– Honorine, mon petit « bout de chou ! » « Mon trésor ». Honorine survivrait. Elle était plus forte que tous.

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