Chapitre 17

Gabriel Berne s'était arrêté au bord du sentier pour vriller un regard sombre et réprobateur sur un groupe de jeunes filles et d'enfants qui pouffaient et riaient sous cape en regardant les trois fils du vieux Mac Grégor et leur père revêtir leurs plaids à ceinturon. Cela faisait quatre Écossais pour la cérémonie. Si celle-ci présentait un brin de cocasserie et pouvait provoquer l'hilarité juvénile, ou l'intérêt curieux des passants, elle n'avait en soi rien de répréhensible.

Pourtant, elle semblait inspirer à Maître Berne des réflexions fâcheuses et amères qui l'absorbaient tellement que, lorsqu'il aperçut Angélique à quelques pas de lui, il ne pouvait plus la fuir. Ce qu'il n'avait cessé de faire depuis quelques jours.

Angélique qui, elle, l'avait cherché partout, ne voulant pas quitter Gouldsboro sans lui avoir dit son fait, dès qu'elle l'avait aperçu observant un spectacle de rue, s'était empressée de le rejoindre.

Vexé de s'être laissé surprendre, son ancien maître de La Rochelle choisit de passer à l'attaque.

– Voyez-moi donc ces donzelles ! fit-il avec un grand geste vers le groupe des rieuses, et sans même penser à la saluer. Elles gloussent comme des poules, se chuchotent à l'oreille des réflexions libertines sur ces grossiers personnages qui osent, en plein jour, se présenter en chemises sans hauts-de-chausses, hors de leur maison, et s'exhiber ainsi dans un établissement aux mœurs dignes.

Angélique reporta son attention sur la scène qui l'indignait tellement.

Dans l'aimable lumière d'un soleil matinal, les trois solides jeunes gens et leur père non moins robuste malgré ses favoris blancs, venaient de surgir sur le seuil de la cabane où ils avaient passé la nuit. C'était un fait qu'ils n'étaient vêtus que de leurs seules chemises, aux pans flottants.

Ces Écossais du Nouveau Monde portaient la chemise traditionnelle, encore teinte au safran, que l'on disait de toile irlandaise, et qu'ils imprégnaient autrefois de poix pour supporter la pluie et les embruns salés de la mer.

Ils s'avancèrent de quelques pas et se rangèrent à distance les uns des autres, puis commencèrent par se coiffer gravement de leurs grands bérets bleus à pompons, et ensuite enfilèrent ces bas de lainage rouge qui avaient fait surnommer les habitants du Highlands « Red Shankes », et qu'ils lièrent sans façon sous les genoux d'un brin d'herbe ou de paille. Les pans de leurs chemises claquaient au vent, ce qui agaçait Maître Berne.

– Ils ne portent pas de nippes. À Londres, j'ai entendu leurs officiers dire que c'était commode pour les fouetter.

Depuis longtemps, en rupture de toute armée, les Écossais de l'île Monégan étaient loin de tels souvenirs. Après avoir noué un foulard à deux nœuds autour de leur cou, ils entreprenaient la phase importante de leur habillement, c'est-à-dire de se draper dans leurs grands plaids aux dessins et aux couleurs de leur clan, celui des Mac Grégor, venus d'Écosse en 1628 avec Sir William Alexander, et dont la plupart avait essaimé dans la Baie Française pour y faire souche.

Tout d'abord les quatre hommes posaient leurs ceinturons à même le sol, à une distance exacte les uns des autres.

Puis chacun étalait sur son ceinturon son plaid ou tartan à carreaux de couleurs, vaste pièce de ce tissu de « tiretaine » qui lui avait donné son nom, et qui leur servait la nuit de couverture, en prenant garde que la partie qui formerait la jupe ou kilt, fût plus courte que l'autre. Ils plissaient soigneusement le plaid de façon que les deux extrémités de la ceinture finissent par dépasser de part et d'autre, se couchaient dessus en veillant à ce que le bord vers le bas fût à peu près à la hauteur du creux des genoux, rabattaient les pans sur eux.

Ils bouclaient les ceinturons. Ensuite, se relevant, chacun arrangeait à son goût la retombée plus longue du tartan, comme des femmes eussent fait d'un manteau de robe gonflé par-derrière ou rejeté sur l'épaule. Quand il faisait mauvais temps, ils s'en enveloppaient jusque par-dessus la tête comme d'une capuche.

Habitués à amuser les foules quand ils se présentaient hors de leurs îles, ils saluèrent joyeusement les petits spectateurs qui avaient applaudi et les suivirent tandis qu'ils descendaient vers la grand-place et gagnaient l'Auberge-sous-le-fort.

Berne s'était détourné sans répondre à leur salut cordial.

– Nous sommes envahis d'indésirables, de personnages sans décence.

– Je crois plutôt que c'est votre conscience mal à l'aise qui vous fait voir sous un mauvais jour les hôtes de Gouldsboro, dont ces gens de Monégan sont certainement les plus agréables. Tout Écossais qu'ils sont et sans nippes, puisque cela vous préoccupe, il y a grande chance pour qu'ils soient aussi presbytériens, c'est-à-dire, comme vous, adeptes de la Réforme... Mais... Il suffit. J'ai des reproches à vous adresser, Maître Berne, et ne croyez pas que vous pourrez les esquiver !

« Comment avez-vous osé traiter une femme aussi merveilleuse qu'Abigaël, jusqu'à l'emprisonner, l'empêcher de demander du secours, écarter d'elle ses enfants. C'est la première fois que j'entends parler d'un homme civilisé se permettant un tel comportement envers une épouse qui ne le méritait en rien. Et pourtant, Dieu sait que j'ai rencontré de sombres brutes et d'indignes individus dans ma vie ! Aucun, vous dis-je ! Il faut que ce soit vous, Maître Gabriel Berne, de La Rochelle, qui franchissiez les bornes !

« Vous mériteriez qu'elle se conduise comme celle qui lui a donné son nom, l'Abigaël de la Bible, qui finit par se lasser de son ours de mari, Nabal, l'homme de Maon, un homme fort riche, possédant des biens à Carmel. « Le nom de cet homme était Nabal, et sa femme s'appelait Abigaël. C'était une femme de bon sens et belle de figure, mais l'homme était dur et méchant... »

« Vous savez ce qui lui est arrivé à ce Nabal lorsque la pauvre Abigaël s'est lassée de courir en tous sens pour réparer ses injustices et éviter les effusions de sang que la grossièreté et la mauvaise foi de son époux provoquaient ? Vous le savez ?... Ou faut-il que je vous en fasse le récit ?

– Non, pour l'amour du Ciel ! protesta Berne qui avait essayé en vain de l'interrompre. Inutile ! Je connais ma Bible et mieux que vous.

– C'est à voir. En tous cas, je ne feindrai pas d'ignorer les raisons qui vous ont poussé à cet acte impardonnable envers votre Abigaël à vous. Vous vouliez l'empêcher d'accueillir mes amies qui venaient de Salem pour me voir. Avant de vous condamner, j'écoute votre défense. Que vous ont fait ces femmes ?

– Elles sont anglaises, sorcières et pécheresses.

– « Que celui qui est sans péché leur jette la première pierre. »

Elle savait que Maître Berne ne supportait pas de l'entendre citer les Écritures. Tout en l'admirant, la vénérant en secret, il estimait que ses façons de vivre et de penser, jugées par lui « athées et libertines » ne l'autorisaient pas à se référer aux Livres saints, et son rappel de la Bible à propos de la conduite d'Abigaël, épouse de Nabal, l'avait mis sur des épines, d'autant plus qu'il ne pouvait rien lui rétorquer.

– De surcroît, continua Angélique, elles sont belles et aimables, ce qui est, je le sais, une faute rédhibitoire aux yeux de certains... Esprits aigris et misogynes parmi lesquels je ne voudrais pas avoir à vous compter.

– Il a été écrit : « Tu ne permettras pas au sorcier de vivre. »

– Et moi je rétorque : elles ne font que le Bien. Or il a été écrit : « On reconnaît l'arbre à ses fruits ! » Ceci dit, et pour en finir avec l'odieuse attitude que vous vous êtes permis d'afficher non seulement envers Abigaël, mais envers nos invitées anglaises, sachez que c'est pour moi très pénible que de voir des amies qui me sont chères refusées par d'autres amis auxquels mon cœur est également attaché. Cela me met en face d'un choix impossible que je ne peux décider sans chagrin, sans dommage pour mon cœur et que je ne déciderai pas. Mais qui m'entraîne à blâmer ceux qui, par leur manque de charité, me mettent devant ce choix...

Berne rougissait, pâlissait, suffoquait.

– Avouez cependant que les personnes auxquelles vous faites allusion sont par trop singulières, s'emporta-t-il. Et reconnaissez que vous avez tort de leur accorder votre amitié, ajouta-t-il d'un ton d'autant plus cassant qu'il commençait à perdre pied, comme d'habitude, devant ses raisonnements et la lumière de ses yeux verts.

Mal lui en prit. Les yeux d'Angélique foncèrent comme un ciel d'orage. Elle aurait frappé du poing sur la table s'il y en avait eu une à sa portée.

– Et vous, Maître Berne, ne croyez-vous pas que vous êtes aussi un homme par trop singulier ?... Et que j'aurais autant de raisons de vous retirer mon amitié pour le mal que je vous ai vu commettre que d'ingratitude à le faire pour tout le bien que je vous dois ?

Gabriel Berne était si fâché et désorienté qu'il s'était mis en marche à grands pas avec des gestes de bras qu'il n'achevait pas, ne trouvant pas de mots pour s'exprimer à part quelques phrases sans suite.

– Danger pour nos enfants... Rien que de les voir de loin... L'exemple des turpitudes...

Angélique le suivait sans se déconcerter.

– Vous étiez plus indulgent aux pécheresses dans votre jeunesse, reprit-elle. Je me souviens lorsque vous reveniez du temple de Charenton après avoir assisté au culte avec vos amis étudiants et que, voyant une femme courant pieds nus sous la pluie, vous l'avez prise en croupe sur votre cheval. Si je comprends bien, aujourd'hui vous la laisseriez patauger dans la boue, la pauvre putain qui se hâtait vers Paris.

– Ne parlez pas ainsi ! s'insurgea-t-il, choqué.

– Qu'étais-je d'autre à vos yeux, en ce temps-là ? Et pourtant vous vous êtes montré généreux, jeune homme cordial et franc, plein de pitié, et sans arrière-pensée de profiter de ma misère.

– L'on change avec l'âge, se défendit Berne. Les responsabilités dont les années vous chargent nous contraignent à la sagesse. À part ce temps de basoche à Paris que mon père m'accorda pour jeter ma gourme, je suis un homme du commun. Je n'ai rien d'un héros.

« Oui, la jeunesse rêve d'exploits, d'obtenir justice pour les malheureux, de réformer l'univers. Mais plus tard, je me suis rangé aux raisons de mon père qui était un sage. Comme lui, je suis un homme qui réprouve l'aventure, sans esprit belliqueux, respectueux de la loi.

– Oh, certes ! J'en eus la preuve. Esprit belliqueux ?... Il me semble qu'il vous en restait une bonne dose lorsque vous vous défendiez à coups de bâtons contre les brigands qui attaquaient votre convoi de marchandises dans les environs des Sables-d'Olonne. Et lorsque sous mes yeux à La Rochelle, vous avez étranglé les sbires de Baumier et avez enterré les corps sous le sel, tandis que les policiers et les préposés aux affaires religieuses, qui cherchaient un prétexte pour vous emprisonner, frappaient à votre portail, votre respect de la loi me semble sujet à caution !

Gabriel Berne sursauta, s'arrêta net et la considéra d'un œil égaré comme si les événements auxquels elle faisait allusion avaient totalement disparu de sa mémoire.

Elle lui sourit, contente de lui rappeler le temps de ses fureurs et de ses passions irrépressibles.

Il fit effort pour parler avec calme.

– Tout d'abord, exposa-t-il, en ces temps que nous vivions en France, les bourgeois ont dû apprendre à se battre pour conserver leurs biens. Leurs défenseurs patentés d'autrefois, les nobles, ne maniant plus l'épée que pour les duels ou pour se pavaner devant le roi. Ensuite La Rochelle est ville prise depuis Richelieu, occupée d'étrangers à la ville, d'ennemis acharnés à en chasser ses habitants d'origine. Nous les huguenots, premiers parmi les disciples de la Réforme et ce depuis plus d'un siècle, nous naissions dans la lutte et nous la continuions de génération en génération. Je ne connaissais rien d'autre, et n'avais jamais rêvé rien d'autre.

– Si je comprends bien, vous étiez un homme du commun, paisible et sans souci. En effet, la vie était plus simple à La Rochelle qu'ici avec vos impôts doublés parce que vous gardiez votre confession protestante et que vous deviez payer ceux des convertis exemptés pour plusieurs années, vous viviez en toute quiétude avec vos enfants qu'on enlevait dans la rue pour les confier aux jésuites, les « provocateurs » de la police qui importunaient vos femmes et vos filles, et que vous deviez étrangler de vos propres mains avant de les mettre au saloir et ensuite les balancer dans le puits de M. Mercelot, vous...

– C'était une lutte à laquelle nous étions accoutumés, cria Berne. Et puis la question n'est pas là. Vous ne pouvez pas comprendre. Être ruiné, pour des gens comme nous, comme étaient mon père, mon grand-père, c'est un peu comme de perdre la vie, pire encore ! Et c'est cela qui aigrit et rend dur. C'est une maladresse, une honte, un crève-cœur. Lorsqu'on a atteint par le travail et des sacrifices le but qu'on s'était fixé, et mené à bien des réalisations inespérées, on se sent en paix avec Dieu et avec soi-même. On sent qu'on a rempli son devoir envers ses enfants et envers ses aïeux. Mon père souhaitait me voir reprendre et faire prospérer sa maison de commerce.

« Voyant que je m'y préparais, il m'a béni à son lit de mort, me remettant le fruit de son labeur dont vous avez vu le beau développement.

« Perdre tout ce qui fait notre existence, abandonner aussi l'œuvre de plusieurs générations en quelques heures, l'abandonner à des mains pillardes et paillardes, et... catholiques, il m'arrive de me le reprocher. La vertu était de rester à La Rochelle, dans nos murs.

– Et de mourir aux galères ?

– Je ne sais... Cela aurait peut-être mieux valu.

– Voilà bien d'un homme !... Vous faites peu de cas du sort de vos enfants qui se seraient retrouvés sans défenseur.

Comme pour illustrer son propos, le jeune Laurier apparut, les joues rouges, les cheveux au vent, portant d'un air glorieux et affairé ses seaux de coquillages, et suivi d'une troupe d'enfants plus jeunes, nantis de petits seaux ou de corbillons ruisselant où s'amoncelait leur cueillette de la plage.

Gabriel Berne détourna les yeux avec humeur, refusant de se rendre.

– Vous nous contraignez à l'héroïsme !

– Tant que vous n'aurez que cela à me reprocher, je ne me sentirai guère en faute. Bien que de courir à travers la lande avec les dragons du roi aux trousses, et en poussant dans les reins une troupe de huguenots récalcitrants, afin qu'ils ne se fassent pas hacher à coups de sabre, ne figure pas parmi les meilleurs souvenirs de ma vie, ni des plus distrayants.

Exaspéré, Berne choisit de ne pas répondre.

Ils savaient tous deux, tandis qu'ils allaient et venaient avec agitation, marchant des dernières maisons du village à l'orée de la forêt, que ces passes d'armes verbales tournaient autour d'un sujet qu'il faudrait aborder : les frasques de la fille chérie et coupable de Maître Berne : Séverine. Comme pour y arriver enfin par un biais, il parla de son fils aîné, Martial. À nouveau, il était question de l'envoyer reprendre des études en Nouvelle-Angleterre. Celles qu'il avait suivies tant bien que mal à La Rochelle étaient loin, et le jeune homme assez brillant, menaçait de devenir un « coureur de pertuis » comme on nommait en Charente les gamins et adolescents toujours à « pigouiller » sur l'eau, ce qui ne les rendait pas moins fous et instables que les « coureurs de bois » d'Amérique, quitte à s'enrichir comme ceux-ci qui le faisaient par la fourrure. Eux, c'était par le cabotage au long des côtes et entre les îles, dont la Baie Française n'était pas chiche. Les jeunes n'étaient pas embarrassés pour accumuler un secret pécule, dû au troc, à la traite agrémentée d'un peu de piraterie avec les Acadiens des seigneuries de la grande presqu'île, lorsque le navire de la société fondatrice tardait trop à venir. Enfin, on ne savait pas ce qu'ils trafiquaient, ces garçons, ni les ennuis que leur petite confrérie pouvait amener aux adultes, lesquels n'avaient plus aucune autorité sur eux. Leurs parents avaient dû fuir leur patrie et ne cessaient de déplorer la perte de leurs biens. Eux, en tous cas, étaient du Nouveau Monde. Ils savaient déjà mieux s'en accommoder que les anciens et cela les poussait à mépriser leurs avis.

Si l'on voyait la situation sous cet angle, en effet, elle était sombre, concéda Angélique. Mais pour sa part, elle estimait, et son mari aussi, que l'activité des jeunes « coureurs de pertuis » avait été précieuse à Gouldsboro. Les vigoureux adolescents patrouillaient aux alentours comme l'avant-garde d'un peuple en transhumance, et gardaient celui-ci des surprises.

Quant à Martial, tout en passant la moitié de son temps sur l'eau avec ses compagnons, il n'en avait pas moins servi de secrétaire au gouverneur Paturel, rôle qu'il continuait de remplir puisque le jeune homme qu'Angélique avait prévu pour le remplacer s'était escamoté sans même daigner leur faire ses adieux.

– Vous voulez parler de ce... ce Nathanaël de Rambourg ? questionna Berne, qui s'étrangla et du même coup ressembla à un taureau furieux devant la « muleta » rouge d'une corrida espagnole. Je ne serais pas étonné que ce grand niais sans scrupules, auquel vous faites allusion, soit... soit...

– L'amoureux de Séverine, compléta Angélique. Eh bien, s'il en est ainsi, et il en est ainsi, pourquoi tant gémir ? Vous ne cessiez de redouter qu'elle s'« amourache » d'un papiste. Vous voici tranquille. Je peux vous confirmer que le prétendant est de religion réformée et la famille de haut lignage. Vous ne subirez aucun déshonneur en lui accordant votre fille !

– J'aurais déshonneur à remettre ma fille à un incapable et qui l'a déjà déshonorée ! fulmina Berne. Les grands nobles ont ruiné la cause de la Réforme.

Il se lança dans un discours confus où il accusait les grands nobles qui avaient embrassé la cause de la Réforme de l'avoir fait moins par conviction religieuse que pour dresser un parti rebelle en face du pouvoir royal. Heureusement, la bourgeoisie pieuse, austère, laborieuse, avait donné son vrai visage aux nouvelles formes de croyances.

Ceci pour expliquer que Maître Gabriel Berne n'avait pas plus à considérer M. de Rambourg, dernier du nom, comme un parti honorable, étant donné son impécuniosité, ni comme un parti flatteur du fait de ses quartiers de noblesse.

Sa fille Séverine n'était ni inférieure, ni supérieure à ce Nathanaël intempestif. Ces deux jeunes gens n'étaient simplement pas du même monde, de la même caste, ce qui posait des barrières infranchissables et interdisait leur union.

– Maître Berne, dit Angélique, je vous rappelle que nous sommes en Amérique, et que loin des cancans de votre ville natale, vos conceptions de caste sont surfaites et démodées.

« Regardez-moi. Me voici devant vous. Je suis née Sancé de Monteloup. J'ai épousé le comte Joffrey de Peyrac de Morrens d'Irristru. Dans la discussion qui nous oppose en ce moment, si je sens que nos caractères se heurtent et que nous avons quelques bonnes vérités à nous envoyer sans ménagement, par contre, aucune barrière de caste ne semble paralyser notre franchise mutuelle, vous en tant que grand bourgeois de La Rochelle, moi, en tant que possesseur de quartiers de noblesse remontant à Hugues Capet, ou à quelque roi de ce temps-là, d'après les renseignements de M. Moline.

– Vous, Madame, c'est différent !...

– Non ! Ici nous sommes tous différents et tous semblables. C'est ce qui nous rapproche et qui fait notre vaillance. Souvent, je baisse les yeux et je regarde vos souliers.

– Mes souliers !... Pourquoi donc ?...

– Parce que chaque fois, que ce soit ou non les mêmes que ceux que vous portiez alors, je me souviens qu'ils chaussaient les pieds du sauveur que j'entrevis par le soupirail de ma prison, les pieds de l'homme qui passait dont je ne savais s'il était bourgeois, juge, gardien, prêtre ou gentilhomme, et auquel je criais : « Qui que vous soyez, sauvez mon enfant qui est abandonnée seule dans la forêt ! »5 À cause de ce souvenir, je ne me brouillerai jamais avec vous, bien que vous l'ayez mérité cent fois.

« C'est pourquoi j'en reviens à ce qui me peine aujourd'hui. Jadis, lorsque vous m'avez amenée sous votre toit, vous m'avez fait du bien par la délicatesse de votre cœur. Vous étiez souvent triste et bourru, mais vous étiez bon. Ici où vous avez tout pour être heureux, pourquoi laissez-vous votre cœur se durcir ?

– À La Rochelle, j'étais chez moi. Il m'était facile d'être bon et juste.

« Je suis un homme ordinaire, je vous le répète, et je pense que la plupart des hommes préfèrent leurs habitudes à un bonheur fugace, qu'ils sont peu aptes à vivre, qui réclame d'eux une passion à laquelle leur nature ne les porte pas, qui les intéresse moins que...

– Que d'aligner des chiffres... Je sais. Vous me faites rire, Maître Berne ! Je vous ai vu en proie à la passion et prêt à y sacrifier et votre commerce, et votre vie, et votre âme.

« Croyez-vous que vous êtes le seul et le premier, auquel ces sacrifices sont demandés ?... Qui peut prétendre qu'Abraham n'aimait pas sa bonne ville de Ur, et qu'il n'a pas trouvé saumâtre que Dieu vienne lui dire : « Lève-toi et va dans le pays que je te montrerai. »

– Assez !

Maître Berne se boucha les oreilles.

– Je vous interdis, vous entendez, je vous interdis de continuer à me citer la Bible !...

– Soit ! Je me tairai. Mais je vous en corrigerai aussi. La Bible et l'Évangile font partie des livres saints de la tradition autant pour les catholiques que pour les protestants. Et je vous rappellerai que nous adorons le même Christ.

Gabriel Berne déclara forfait.

– On en arrive toujours à la même conclusion, dit-il. Il faut... ou vous SUIVRE, ou vous PERDRE... Vous bouleversez, vous démolissez tout ! Vous nous contraignez à saisir les montants du cadre de notre vie et à en faire du menu bois. Crac ! Crac ! Mais sachez qu'un jour, cela ne sera plus possible. Un jour viendra où je ne pourrai plus vous suivre, où ma foi, mes croyances... m'obligeront à rompre, m'obligeront à vous...

Il eut un geste qui tranchait.

– À vous répudier... Tous les deux ! Vous et lui. Malgré toute l'aide et les bienfaits que nous devons à M. de Peyrac. Ceci pour bien vous prouver que ce n'est pas une question de sentiments personnels et affectifs, mais de principes.

– Pour ma part, j'estime que l'amitié n'est pas une question de principes, ni de dogmes.

« Quand j'ai quelqu'un dans le cœur, je ne peux l'en arracher si facilement et vous savez que vous y avez bonne place depuis très, très longtemps. Maître Berne, je suis votre servante.

À bout de protestations, il hocha la tête.

– Vous êtes désarmante...

Il soupira.

– Les femmes ont besoin d'harmonie. Elles ne peuvent vivre sans se réchauffer sans cesse à la chaleur de leurs sentiments.

Elle glissa son bras sous le sien.

– Me perdre ou me suivre, dites-vous ? Quelle idée ! Je vous connais, vous êtes un habile homme. Vous saurez bien vous arranger pour, à la fois, et ne pas me suivre et ne pas me perdre.

Ils remontèrent, bras-dessus bras-dessous, le sentier.

– C'est un orphelin, reprit Angélique à voix haute, un pauvre garçon sans famille.

Il comprit qu'elle parlait de Nathanaël.

– Il erre au long des côtes d'Amérique, où il n'a guère de place, étant seul et Français, et réformé. Mon frère a connu le même dilemme, étant seul Français et catholique, avant de trouver une femme pour l'aimer. Ce Nathanaël, c'est un exilé comme nous tous, qui dut fuir la mort qui le menaçait sur la terre de sa naissance.

« Je pense que vous m'approuverez d'écrire à Moline. Il sait tout. Il le retrouvera et il saura ce qu'il en est de son patrimoine en France, et des possibilités d'en retirer, par vente ou cession, la plus haute valeur.

– Les choses ne s'arrangent pas pour les huguenots de France, si les nouvelles qui nous parviennent sont exactes.

– Il y a cependant des lois toujours en place que l'on peut avancer et faire appliquer tant qu'elles ne sont pas révoquées...

– Il faudrait parler au roi, dit Berne. Quelqu'un qu'il serait disposé à écouter avec confiance, et qui ne lui mentirait point. Vous, peut-être !...

Angélique tressaillit et ne répondit rien.

« Seigneur ! pensa-t-elle. Les malheureux ! S'ils s'imaginent que mon intervention auprès du roi pourrait être de quelque poids dans une affaire comme celle-ci. Que suis-je, moi lointaine, moi femme, devant la coalition des Jésuites, des dévots, qui persuadent le roi que la France est convertie et que l'Édit de Nantes est devenu caduque parce qu'inutile. Et puis, il me faudrait retraverser l'Océan. Revenir à la Cour. Non. Je ne suis pas encore prête !... »

*****

Autour de la demeure d'Abigaël, les framboisiers attiraient les tourterelles. C'étaient de jolis oiseaux, d'apparence frêle et gracieuse, plumage beige et bleuté, long cou mince, et dont le ramage ininterrompu avait quelque chose d'étourdissant.

Les habitants près des bois s'en plaignaient. Abigaël, qui se réjouissait de tout, les aimait. Elle disait que ces roucoulements endormaient les enfants mieux qu'une berceuse.

Du seuil, elle regarda en souriant Angélique et son époux montant vers elle.

– Vous n'êtes pas jalouse, Abigaël ? lui cria de loin Angélique.

– Pas aujourd'hui. Mais je l'ai été. Affreusement. Lorsqu'à La Rochelle je vous décrouvris auprès de lui, et le vis, presque pour la première fois depuis que je le connaissais, lever le nez de sa Bible ou de ses comptes, et regarder une femme avec d'autres yeux...

– Que disais-je, Maître Berne ? Auriez-vous jamais gagné ce trésor d'Abigaël si vous étiez resté à La Rochelle ? Il a fallu pour le moins que nous soyons ballottés en plein milieu des océans et qu'elle vous voie blessé pour se trahir. Sinon, elle ne vous aurait jamais révélé ses sentiments. N'est-ce pas ?

– Jamais ! affirma Abigaël. D'autant plus que vous étiez une rivale dont la beauté et le charme condamnaient toutes mes chances. Je fus désespérée !... sur le point de me donner la mort !...

– Les femmes sont folles ! marmonna Berne en pénétrant chez lui d'un air faussement outré.

Mais il avait rougi sous les feux croisés de cette feinte dispute, et il découvrait que ce n'était pas désagréable d'être l'enjeu d'une rivalité entre deux superbes dames. Sans conteste, il était plus jeune aujourd'hui qu'à l'époque où il avait le nez dans ses additions.

– Mais les hommes sont fous aussi ! convint-il en s'asseyant à sa place habituelle devant l'âtre.

Et il attira à lui la main d'Abigaël pour y poser ses lèvres avec ferveur.

– Fous de préférer l'habitude au bonheur... au bonheur d'aimer. Vous avez raison, dame Angélique.

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