Chapitre 28
La démone ! La toile d'araignée de ses habiletés s'étendait peu à peu pour empoisser ses victimes, paralyser les volontés, endormir les vigilances, travestir les apparences !...
Angélique sentait le filet se recomposer autour d'eux.
Aussi fut-elle à peine saisie lorsque, une fin de matinée, elle entendit des clameurs venant du port. Cependant, apercevant une femme échevelée qui se débattait maintenue par plusieurs hommes, elle eut un choc.
« Non, cela ne se peut. »
Des enfants accouraient en criant.
– Dame Angélique ! Venez vite ! Une femme vient de débarquer qui est saisie du haut mal.
Elle dut reprendre tout de suite son calme, seule attitude à avoir pour réduire les manifestations hystériques qui commençaient à se traduire par des cris aigus.
De loin, elle voyait une silhouette de femme jeune qui essayait d'échapper aux mains qui la retenaient. Sans son bonnet, car elle avait arraché le sien dans sa crise, tous ses cheveux étaient dénoués et cachaient son visage. Certainement étrangère, c'est-à-dire inconnue des rivages de la baie française, car les gens de Gouldsboro affectaient cette expression à la fois indifférente et vaguement goguenarde que l'on affiche à ceux qui contemplent un spectacle dont l'incongruité n'entraîne, pour la communauté, aucune implication gênante, parce qu'il s'agit de gens qu'on « ne connaît pas ». Si un peu de pitié se lisait sur quelques visages, car il est toujours triste de voir l'être humain livré à l'égarement de sa raison, la plupart étaient surtout intrigués sinon alléchés par la scène, et l'on fit escorte à Angélique lorsqu'elle s'avança et pénétra dans le cercle formé autour de la malheureuse qui était tombée à genoux.
– Que se passe-t-il ? Qui est cette femme ?
– Le sait-on ? Elle n'a pas voulu nous dire son nom, expliqua un des matelots qui la tenait par le bras.
Et il se présenta comme étant un Breton faisant partie d'un équipage saisonnier de morutier. Il avait été chargé, avec sa grosse chaloupe, de conduire jusqu'ici cette malheureuse qui ne cessait de répéter : « Gouldsboro ! Gouldsboro ! » et qui, d'un établissement à l'autre, demandait le passage vers Gouldsboro « par charité » depuis le golfe Saint-Laurent.
Tandis qu'il parlait, la femme, plutôt jeune et assez mince et bien faite, était demeurée prostrée et à demi agenouillée parce que maintenue dans cette position par toutes les poignes sans lesquelles elle se serait certainement laissé aller la face contre le sable, quasi évanouie. Pourtant, elle s'était calmée dès qu'elle avait entendu la voix d'Angélique, ou bien, était-ce une coïncidence, parce qu'à ce moment, l'attention s'était détournée d'elle et qu'on avait enfin cessé de lui brailler dans toutes les langues et de toutes les façons de « se tenir tranquille » ! Mais on pouvait la voir soudain effectuer un sursaut convulsif comme en ont les poissons que l'on croit morts et qui, d'un suprême bond, réussissent à se jeter par-dessus bord, car, échappant aux mains qui la tenaient et s'élançant aux pieds d'Angélique, elle lui enserra les genoux de ses deux bras.
Puis, levant la tête, elle cria d'une voix hagarde et désespérée :
– ELLE ARRIVE ! ELLE ARRIVE !
Et Angélique, stupéfaite, reconnut, si blême, terreuse et maculée qu'elle fût, la fine épouse de l'enseigne Gildas du régiment de Carignan-Sallière, Delphine Barbier du Rosoy elle-même. Elle avait eu l'occasion de la revoir l'an dernier, durant son dernier séjour à Québec.
– Delphine ! Est-ce bien vous ! Delphine, que vous arrive-t-il ? Pourquoi êtes-vous venue ? Et dans cet état ! Répondez-moi.
Les lèvres de la jeune femme tremblaient, cernées, aux commissures, d'une écume blanchâtre. Elle semblait avoir de la peine à décoller sa langue et à déglutir.
– Elle est assoiffée, dit quelqu'un.
Les Bretons confirmèrent qu'elle refusait de manger et de boire depuis plusieurs jours, ne répétant que : « Gouldsboro, vite ! Vite ».
– Ou bien, c'est la peur.
Angélique prit le visage de Delphine dans ses mains et lui parla avec douceur afin de l'aider à se ressaisir : elle était arrivée à bon port, lui assura-t-elle, elle allait se rafraîchir et se reposer. Ici, à Gouldsboro, il ne pouvait lui advenir aucun mal...
Ses paroles finirent par atteindre l'esprit épuisé, et le regard de la jeune femme perdit peu à peu de sa fixité. L'arrivante fit effort pour s'expliquer.
– Je l'ai vue, réussit-elle à articuler, non sans difficulté. Je l'ai vue ! Ah ! Je savais que nos pressentiments étaient justes et que ce ne serait pas si simple de s'en débarrasser de toute notre vie. Elle nous a rejointes ! Nous sommes perdues ! Je l'ai vue.
– Mais qui donc ?
– Elle ! souffla Delphine du Rosoy dont les pupilles se dilatèrent. Vous le savez très bien. Elle ! La duchesse, la bienfaitrice. Elle, la...
Elle défaillit sur le dernier mot, et tomba.
Angélique la fit transporter au fort, dans son appartement, et étendre sur son propre lit. C'était l'endroit le mieux accommodé pour soigner quelqu'un et écouter ses confidences.
Elle commença par lui humecter les lèvres comme à une malade fiévreuse, puis lui fit boire doucement de l'eau fraîche, et comme on s'en doutait, la voyageuse était terriblement altérée. Delphine but longuement ce qui lui redonna vie et un peu de couleur. Elle se laissa aller contre les oreillers avec un profond soupir, mais bientôt, elle fut reprise de tremblements.
– Mon Dieu ! Qu'allons-nous devenir ? gémissait-elle en se tordant les mains. Elle m'a toujours haïe, moi surtout. Haïe de lui avoir échappé, au moins d'avoir essayé de lui échapper... Elle va me tuer, tuer Gildas, mon pauvre mari. Elle a juré de me détruire. Même au cours de ces années, il m'est arrivé de me réveiller la nuit en l'entendant m'appeler et me promettre qu'elle se vengerait de moi, septante fois sept fois... Et voilà qu'elle a surgi du tombeau ! Oh ! Dame Angélique, aidez-moi.
– Je veux bien vous aider, mais il faut que vous soyez plus calme et que vous m'exposiez les faits qui ont causé une telle frayeur.
– Eh bien ! Je l'ai vue, là, vivante devant moi, et j'ai vu qu'elle m'avait vue ! Dieu, quelle terreur !
– Où cela, Delphine ? Où étiez-vous au moment où vous l'avez vue ?... Dans votre lit ?... à rêver ?...
– Non ! Sur le quai, comme tout le monde. Je regardais débarquer le nouveau gouverneur qu'on nous annonçait avec son épouse, de France, et, tout à coup, je l'ai vue là, entourée de sa cour. Ah ! Mon sang s'est glacé dans mes veines. J'ai su que l'instant était arrivé. C'était elle !
– Ne vous êtes-vous pas laissée abuser par une ressemblance ? Vous n'avez jamais cessé de craindre sa résurrection.
– À juste titre !... Et n'avions-nous pas déjà tout deviné de sa malignité ? Depuis que la disparition d'Henriette Maillotin a été démontrée, je n'avais plus d'espérance.
Elle insista, véhémente.
– Ne le savez-vous pas comme moi ? La tombe, là-bas, à Tidmagouche, c'est celle d'Henriette Maillotin, la sœur de Germaine qui a payé bien cher son dévouement à celle qu'elle voulait sauver. Ils l'ont assassinée, défigurée, puis exposée dans la forêt, revêtue des habits de la duchesse, tandis que la duchesse était à nouveau libre et pouvait continuer ses méfaits.
– Comment a-t-elle survécu à ses blessures ?
– Le vieux Nicolas Parys s'est chargé de tout. Il ne manquait pas, lui non plus, de complices ou de refuges dans les îles... N'oubliez pas. C'était le roi de la côte Est, plus puissant que tous les sagamores indiens et même que Monsieur de Ville-d'Avray. Cela s'est passé ainsi, j'en suis certaine. Deux complices de l'Enfer... qui se valaient bien.
– Et, si c'est elle, pourquoi avoir attendu si longtemps pour reparaître ?...
La jeune femme haussa les épaules.
– Comment savoir... Pour elle, le temps n'existe pas. Elle est éternelle. C'est un démon. Un démon qui a pris le temps de se faire oublier... d'accréditer cette mort qui lui permettait d'échapper au tribunal de l'Inquisition... De retrouver sa santé, sa beauté... D'échapper à nos dénonciations possibles. En France où elle revenait, elle était pourchassée comme complice de Mme de Brinvilliers. On l'avait écharpée... Elle était dans un triste état... quand vous l'avez arrachée de leurs mains.
– Le vieux Parys est mort.
– C'est pourquoi elle revient !
– Voyez, tout se tient. Les années ? Qu'est-ce pour elle ? Si courtes pour nous qui travaillons à reconstruire nos bonheurs détruits.
« Pour elle, le temps peut-être d'en finir avec son vieil amant, de le ruiner, de l'assassiner et de se faire épouser par un autre, qui lui permettrait, sous un nouveau nom, de reparaître en Canada où, sachant tout de tous, elle ferait d'autres dupes et polirait sa vengeance contre nous.
– À supposer que ce soit elle, puisque vous l'avez reconnue si vite et si facilement, d'autres ne seront-ils pas eux-mêmes intrigués ? Elle risque d'être dénoncée, même aujourd'hui.
– Par qui ? Le silence a été fait sur cette affaire par la volonté de tous ceux qui en avaient été les témoins. Qui oserait ?
– L'intendant Carlon, par exemple. Il n'est pas des moindres.
Delphine rit avec désenchantement.
– L'intendant, que peut-il ? Il est bien mal placé pour jouer les dénonciateurs... Il sait qu'il risque le ridicule ou... la mort. Le nouveau gouverneur a tous les pouvoirs en mains, même celui, pour l'instant, d'intendant.
– Cela n'empêche pas...
– Si... Car vous ignorez que le nouveau gouverneur est marié, et que sa femme l'a accompagné en Canada, et que... l'épouse du nouveau gouverneur, Mme de Gorrestat... c'est elle ! Quant aux autres, elle les trompera. Elle n'a rien perdu de son pouvoir diabolique. Ce pouvoir est plus puissant et occulte que jamais. Elle les trompera tous, à Québec comme ici, comme elle vous avait, vous aussi, illusionnée lorsqu'elle débarquait, soi-disant naufragée et portant des vêtement faussement déchirés, sa chevelure qu'elle idolâtrait, parfumée et souple, et personne, personne ne voyait rien, même vous qui vous empressiez à la secourir, même nous qui l'adorions et ne la voulions que parfaite et belle. Combien les êtres humains aiment l'illusion et craignent la réalité. Elle aimait jouer avec ce besoin de rêve et d'oubli. Comme les autres, elle les endormira, les envoûtera de son rire, de ses paroles gracieuses, de ses regards pleins de sous-entendus et de promesses.
À ces mots Angélique eut l'impression de voir se tourner vers elle le visage d'Ambroisine et d'être prise dans le faisceau d'or de son regard envoûtant.
– C'est impossible ! s'écria-t-elle de toutes ses forces, refusant la réalité. Delphine, était-ce bien elle ?
– Elle était différente, peut-être. Un autre visage, d'autres traits... Des cheveux d'une autre couleur... mais cela s'obtient facilement... et édifiés d'après l'artifice d'une mode... une mode qui ne lui va pas. Très différente. Elle est moins belle... semble plus âgée...
– Vous voyez ?
– Mais son regard, c'est le même, son sourire, ses manières et elle me regardait... J'étais aussi paralysée qu'un lapin sous le regard d'un serpent. Elle est passée près de moi, dans la foule, avec son escorte, toujours souriante, et elle m'a dit sans que personne puisse l'entendre : « Ce soir, tu mourras !... », en me fixant au visage et sans presque remuer les lèvres.
– Avez-vous vraiment entendu ces paroles ? reconnu sa voix ?
Delphine soupira et ferma les yeux d'un air las.
– J'en répondrais devant Dieu. Et son regard me le disait. Alors, me souvenant de son habileté et de la promptitude avec laquelle elle frappait, j'ai compris que je ne devais pas lui donner une seule chance de me retrouver, le soir venu, lorsqu'elle m'enverrait ses tueurs. Québec est une trappe close ; je devais fuir dans l'instant même si je voulais lui échapper.
« Profitant du brouhaha de l'arrivée, je me jetai dans une chaloupe qui, peu après, me mena avec d'autres passagers à un petit navire qui descendait vers Tadoussac. Il partit à la marée suivante et l'équipage, qui avait retardé son départ afin d'assister à l'arrivée de ce navire officiel, qui amenait le gouverneur et des fonctionnaires du roi, et qui était fort intéressé par les nouvelles qu'on en avait reçues, ne prit pas garde à ma présence. Et...
Elle s'interrompit, parut s'affaiblir.
– Et, me voici, acheva-t-elle. Me voici perdue, mourante, après ce terrible voyage. Au début, je n'avais aucune notion de l'endroit où pourrait me mener cette chaloupe. Seulement fuir, m'éloigner aussi loin que possible de Québec... avant le soir. Puis, peu à peu, une idée s'est imposée à moi. Vous rejoindre vous parce que vous étiez la seule... la seule qui pouvez me comprendre, me croire.
Elle se tut et un long frisson la secoua derechef.
– Mais, ma pauvre Delphine, dit Angélique en ménageant ses mots, ne craignez-vous pas d'avoir cédé à une impulsion, une impression trop hâtives. Cette personne se trouvait parmi les nouveaux venus, beaucoup de visages étrangers. On sait ce que c'est que le brouhaha qui accompagne l'arrivée des navires. Une ressemblance... et vous avez cru...
– Non ! Non ! On n'oublie pas ce regard-là ! Et ce sourire de triomphe lorsqu'elle me distingua. On attendait le nouveau gouverneur, M. de Gorrestat et son épouse... et c'était elle, vous dis-je.
– Une ressemblance fortuite avec la grande dame annoncée vous a rappelé d'autres circonstances pénibles.
La jeune femme tressaillit et leva vers Angélique un œil atone.
– Vous ne me croyez pas ?
Pour la détourner de son obsession, Angélique interrogea.
– Où est Gildas ?
– Gildas ? fit Delphine d'un air absent.
– Oui ! Gildas, votre époux.
L'autre passa sa main sur son front à plusieurs reprises.
– Gildas ! Ah oui ! fit-elle comme sortant d'un songe. Pauvre ami ! Pourvu que... Non ! Heureusement il ne sait rien. Il ne comprendra rien. Elle ne peut pas lui faire de mal à lui. Et, de toute façon, je lui ai échappé.
– Mais enfin, Delphine, votre mari ! Vous l'avez prévenu ?
– Non ! Non ! Je suis partie si vite ! Il le fallait. Ses yeux avaient dit : avant ce soir ! Je n'avais qu'une ressource. Disparaître aussitôt, le fleuve était là... Je connais sa diabolique habileté, et comme elle tire les ficelles à la fois de maints pièges où nous venons nous engluer comme des mouches avant même d'avoir pu discerner l'araignée qui, au centre, nous guette. Mais je la connais trop bien. Souventefois, de quelques mots, elle me mettait au courant de ses plans, et déjà ils s'accomplissaient, comme si les mots prononcés étaient autant de serpents sortant de sa bouche qui se mettaient en marche aussitôt vers le but qu'elle leur assignait.
Alors qu'Angélique s'interrogeait encore sur la créance à apporter à son récit, Delphine parut revenir à elle. Elle s'assit sur le bord du lit, puis se leva avec des gestes mesurés. Regardant autour d'elle et comme reconnaissant l'endroit où elle se trouvait, elle défroissa des deux mains les plis de sa robe, et marcha vers la fenêtre.
Elle s'appuya au chambranle, regardant au-dehors. Elle était calme. Peu à peu, une expression de joie mélancolique et de tendresse naquit, illuminant sa physionomie. Elle leva les deux bras lentement dans un geste qui aurait pu être de supplication vers le ciel, mais qui avait une étrange grâce incantatoire.
– Oh ! Gouldsboro ! Gouldsboro ! murmura-t-elle. Comme je t'aime et comme je te hais à la fois. Mon calvaire a commencé là, mais aussi ma renaissance. Tout s'est révélé et elle fut dévoilée. Comme je te hais, Gouldsboro, de m'avoir appris qui elle était, et comme je t'aime de m'en avoir détachée.
Lorsque Delphine était à Gouldsboro, elle avait fait montre de beaucoup de courage dans ces vicissitudes. Angélique l'avait jugée d'emblée comme supérieure à ses compagnes qui, d'instinct, se groupaient autour d'elle et elle avait toujours estimé ses qualités de sang-froid et de contrôle de soi. Seule, la duchesse de Maudribourg avait eu le pouvoir de la mystifier, et elle avait été l'une des premières à voir clair.
Elle avait prouvé qu'elle n'était pas d'une étoffe à devenir folle pour un rien.
Sans se tourner vers Angélique, Delphine se remit à parler. Sa voix maintenant était normale et comme résignée, voilée d'un triste reproche.
– Pourquoi doutez-vous de moi, Madame de Peyrac ? Et pourquoi voulez-vous me faire passer pour folle ?
Elle continuait à regarder au-dehors.
– Vous vous défendez en vain de n'avoir pas partagé mes craintes. Dès le début, vous m'interrogiez à propos du nombre de mes compagnes. Et nous nous sommes comprises lorsque nous établissions la liste demandée par M. d'Entremont. Mais je suis comme vous, je sais que l'on espère toujours lorsque rien ne vient étayer les quasi-certitudes que l'on garde secrètes, dans la peur, si on les exprime, de les voir prendre forme. Au moins, doit-on retirer de l'expérience et des avertissements une salutaire prudence, et le courage d'être prêt au pire. Je le suis. Je n'ai cessé de l'être. Et c'est ce qui, cette fois, m'a permis de sauver ma vie.
« Et vous devriez plutôt me féliciter, Dame Angélique, de n'avoir pas hésité un seul instant, plutôt que de vous inquiéter de ma conduite et de ma déraison. Vous me connaissez bien, Madame. Vous savez qu'elle peut, notre démoniaque, me faire commettre des gestes de folie apparente, mais pas me rendre folle.
Or, c'était le raisonnement que venait de se tenir Angélique. Déconcertée et ne sachant plus que penser, elle observa Delphine avec perplexité, étudia la silhouette émaciée qui se profilait à contre-jour, et un détail la frappa.
– Delphine, ne m'avait-on pas avertie que vous étiez enceinte ? Si mes calculs sont justes, vous devriez en être à votre sixième ou septième mois.
Delphine se cassa en deux, comme sous le coup d'une douleur insupportable.
– Je l'ai perdu, s'écria-t-elle en sanglotant.
Elle couvrit son visage de ses deux mains.
– Oh ! Mon Dieu ! Un si grand bonheur promis... Et puis... c'est fini ! Pauvre petit ! Pauvre Gildas ! Quelle tristesse pour lui qui était si heureux !
Ce drame pouvait fournir une autre explication. Sa déception lui avait porté à la tête. Cela arrive parfois. Delphine devina sa pensée.
– Détrompez-vous. Ce n'est pas à Québec que cela est arrivé, dit Delphine en revenant près d'elle. À Québec, je me portais bien et je m'apprêtais à une heureuse maternité. C'est peut-être son regard qui l'a tué en moi, mais je crois plutôt que ce sont les fatigues et les tourments de cet affreux voyage.
Haletante, elle fit un récit déchirant de sa fausse-couche :
– C'est arrivé sur ce maudit bateau par la cause de l'horrible tempête qui nous a secoués en traversant le golfe Saint-Laurent. Nous autres, les passagers, dans la cale, nous étions ballottés d'une paroi à l'autre, meurtris de mille coups. Peu après la tempête, j'ai senti comme mes entrailles se rompre, je me suis presque évanouie et, peu après, il était là, dans le sang, sur le plancher sordide. Oh ! Mon pauvre petit !...
Elle sanglota désespérément, en se balançant d'avant en arrière.
– ... Il était déjà si mignon et si tendre, si merveilleux. Les matelots voulaient le jeter à la mer, en pâture aux cormorans. Je leur ai arraché, et aussi longtemps que je l'ai pu, je l'ai tenu contre mon cœur. À la fin, le capitaine a dû comprendre de quelle sorte était mon tourment et il m'a apporté un petit coffret de bois qu'il avait lesté de plomb. J'y ai couché moi-même le petit être inachevé. Je l'ai porté moi-même sur le pont. Je voulais être seule à le rendre à la mer. Mais, comme je parvenais à l'air libre et ventueux, je fus saisie par un bruit infernal. On aurait dit que tous les cris des damnés se déchaînaient. M'approchant de la rambarde, je vis la mer noire de loups marins qui s'étaient engouffrés par erreur dans le détroit et qui hurlaient vers nous d'affolement et de déplaisir, et le navire était lui-même en danger parmi leurs soubresauts. Comme je restais médusée, effrayée par ce spectacle et ces aboiements rauques, le capitaine m'a pris la boîte des mains et l'a jetée lui-même à la mer. Mais, grâce à Dieu, je l'ai vue couler tout de suite, parmi le grouillement de ces animaux noirs et luisants.
Ce capitaine était un brave homme, admit-elle. Elle resta silencieuse, laissant couler ses larmes.
– À la prochaine escale, sur le golfe, des Indiennes m'ont soignée. Mais je ne voyais plus personne. Je ne rêvais qu'une seule chose : être près de vous. Je répétais : Gouldsboro ! Gouldsboro ! Le capitaine me confia à ce morutier, et je m'embarquai sur l'esquif de ceuxqui promirent de me conduire jusqu'à vous.
Elle se tut épuisée. Angélique était désolée. Et vraiment, pensait-elle, le destin des femmes est par trop misérable. Tout à l'heure, prête à accuser Delphine de faiblesse, elle se demandait maintenant comment la raison de celle-ci avait pu résister à tant d'épreuves.
Son récit prouvait qu'elle avait gardé toute sa lucidité. Le détail des phoques dans le détroit dont avait parlé Adhémar était exact. Et leur vue avait dû rendre encore plus douloureux pour la jeune mère le sacrifice de se séparer du petit corps. Delphine n'était pas folle. Au contraire, elle avait fait face avec beaucoup de force d'âme au plus dur des sacrifices.
– Pauvre petit être, murmura Delphine avec une infinie tristesse. Pauvre petit chéri. Il aura été parmi les premières victimes du retour de la Démone, son premier crime, IL Y EN AURA D'AUTRES !
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– Il y en aura d'autres, avait prévenu Delphine du Rosoy. Et prenez bien garde à vous, Madame, car c'est à cause de la haine qu'elle vous porte qu'elle est revenue en Canada.
Parfois, elle courait à la fenêtre afin de regarder dans la direction du port comme si elle s'apprêtait à la voir surgir.
– Reposez-vous, Delphine ! Elle ne va pas se trouver là sur l'heure. Elle n'a tout de même pas le don d'ubiquité pour voler de Québec à Gouldsboro.
Elle entoura de son bras les épaules maigres et tremblantes.
– Vous devez prendre du repos, ma pauvre Delphine. Je vais vous soigner. Ici, vous allez pouvoir dormir en paix, ce que vous n'avez pas fait depuis de longs jours. Je vous le répète. Ici, vous êtes en sécurité.
– Et si elle met à la voile, ne vous trouvant pas à Québec, et cingle vers Gouldsboro ?
– Elle n'abordera pas demain.
– Mais si, elle peut aborder demain, pleura Delphine d'une façon enfantine.
– Mais non ! Réfléchissez. Vous avez quitté Québec sur-le-champ, à l'instant où elle débarquait. Si elle arrive comme épouse du nouveau gouverneur, il faut qu'elle s'y fasse recevoir, qu'elle s'installe... À supposer qu'elle vous ait vraiment reconnue, elle ne va pas se lancer aussitôt sur votre piste.
– Oh si, elle le peut.
– Mais non !
– Elle peut y lancer ses sbires...
– Et moi, je vous dis que, en tout état de cause, nous avons plusieurs jours devant nous pour préparer nos batteries. Nous allons parler de tout cela avec M. Paturel. Ici, nous sommes entre amis, fort bien défendus.
Elle resserra son amicale étreinte autour du pauvre corps décharné, la berçant, voulant la rassurer. Et cela l'empêchait de penser plus avant car elle craignait, si elle se mettait à réfléchir, d'être saisie de panique.
– Calmez-vous, répéta-t-elle au moins pour la centième fois.
Et, à bout d'arguments terrestres :
– Mon amie, quoi qu'il arrive, souvenez-vous que le secours et la paix sont donnés sur Terre à ceux qui veulent le triomphe du Bien... quoi qu'il arrive. Et même, si elle devait surgir devant nous, escortée de tous les démons de la Terre et des Enfers, souvenez-vous et n'oubliez jamais ! DIEU RESTE LE PLUS FORT.