Chapitre 51
Elle devait au moins rassembler son énergie pour se mouvoir à travers l'espace étroit qui lui restait dévolu. Si elle se cantonnait à l'unique pièce, ensuite elle ne pourrait plus se lever et elle glisserait lentement dans le sommeil de la mort, ses petits contre elle jusqu'à ce que, ayant cessé de leur dispenser sa propre chaleur et ses forces vitales, ils s'endorment aussi à jamais contre son corps de glace.
– Lève-toi ! Bouge-toi !
Elle se redressait, se raidissait, agissait comme un automate. Elle jetait sur ses épaules sa mante, dans le geste habituel, quotidien. Elle ouvrait la porte de la chambre, et s'engageait dans le couloir avec la même résolution qui la voyait s'engager chaque saison, et chaque jour, au seuil de l'habitation principale de Wapassou, traverser les cours, inspecter les étables et les magasins, franchir les limites des remparts, visiter les campements indiens les plus proches, les fermes voisines qui, peu à peu, avaient essaimé hors les murs, famille par famille. Dehors, maintenant, c'était le désert. Ce jour-là, dans la grande salle, elle s'aperçut que la porte bloquée par la neige condamnait la sortie. Une autre fois, se promit-elle, quand elle se sentirait plus forte, elle s'attaquerait à l'ouvrir, puis à se traîner, pas à pas, jusqu'au piège. Pourrait-elle s'orienter ? Dégager l'appareil des masses de neige tombées ? Elle se mit à marcher autour de la pièce, martelant le plancher, pour entendre le bruit de ses pas.
Elle traîna un escabeau au pied du soupirail, seule issue ouverte par laquelle pouvait encore couler parcimonieusement, comme une eau trouble mais présente, la lueur du jour au fond de leur tombeau. Par là, peut-être, il lui serait plus facile de se glisser au-dehors.
Elle arracha avec son couteau la protection de peau huilée. Un mur de glace obstruait presque entièrement l'ouverture. Par l'interstice dégagé, un froid cruel lui mordit le visage. Elle rabattit le col de son manteau pour se protéger jusqu'aux yeux. Son regard suivait la fuite de la surface de la neige sur laquelle une source de lumière invisible projetait des éclaboussures de cuivre : aube ou coucher du soleil ? Elle demeura en observation assez longtemps pour décider du crépuscule. Ainsi, elle allait pouvoir déterminer de la marche des jours et des nuits. À condition que la tempête ne revînt pas ensevelir le monde dans sa nuit éternelle.
Elle replaça la peau qui servait de vitrage, travailla à poser devant le soupirail une protection de mousse et de fourrures qu'elle fixa avec des clous. Puisque au moins, il lui restait de l'outillage, obligation de s'en servir. Protection contre le froid ! Chaque jour, elle viendrait déclouer un pan du rideau afin de suivre l'évolution des heures, de la température au-dehors. Elle était couverte d'une sueur de faiblesse, mais décida que ces travaux lui avaient donné un regain de forces, comme il est nécessaire de bouger et s'activer lorsque l'engourdissement du gel s'empare de vos membres et de votre esprit.
Elle nourrit les enfants, dosant chaque bouchée, appréhendant leur avidité qu'elle ne pouvait satisfaire, les soigna, les berça, les enveloppa encore dans les peaux de chat sauvage, reprit un espoir démesuré à les voir sourire et même rire et prononcer quelques mots. Cependant leur sommeil, seul, quoiqu'elle en discernât l'inquiétante apathie, la rassurait, la rassérénait. Éveillés, elle lisait trop bien sur leurs petits visages et leurs petits corps ce qui leur manquait, craignant chaque jour de discerner les signes avant-coureurs du mal terrible : le mal de terre, le scorbut, ou les signes avant-coureurs de la mort.
Il restait encore assez de provisions : graisse, viande salée, maïs, pour trois ou quatre jours, peut-être plus. Chaque jour, elle travaillait à dégager le soupirail.
Puis, il n'y eut plus rien à manger. Les dernières bouchées avalées, les enfants se lovaient dans leur engourdissement. La faim arriverait avant le scorbut. Elle-même, égarée, fuyait la vision de leur dernier sommeil. Elle se hissa jusqu'au soupirail, se glissa convulsivement hors du boyau qu'elle avait creusé dans la glace, se redressa en criant :
– Je ne veux pas les voir mourir !...
Elle se vit courant sur la surface glacée étincelante, répétant :
– Je ne veux pas les voir mourir ! et s'éloignant comme Agar, dans le désert, s'était éloigné de l'arbre sous lequel se mourait son fils Ismaël.
Elle buta, tomba contre les mâchoires du piège émergeant. Un lièvre des neiges s'y trouvait pris, blanc dans tout ce blanc, presque invisible, gelé et aussi raide que les mâchoires d'acier.
Elle le dégagea par miracle, trouvant cette fois, en se protégeant les mains de son châle et en s'aidant de son couteau, les gestes à faire. Elle prit le lièvre dans ses bras. Elle le serrait contre son cœur.
– Merci ! Merci petit frère ! Comme tu es bon ! Comme tu es bon d'être venu !
Jamais, elle n'avait senti si puissante et si tendre l'alliance de l'homme et de l'animal. L'animal qui avait dit à l'homme : « Moi, je veux bien... Prends-moi, sers-toi de moi pour survivre, maintenant que, par ta faute, nous avons tous perdu le paradis terrestre. »
– Je raconterai cette histoire aux enfants...
Deux, trois jours de nourriture encore !
– Merci ! Merci petit frère !...
Et c'était le signe. Le signe qu'ils atteindraient le bout du tunnel. Que ceux qui étaient en route pour les sauver arriveraient à temps. Elle berçait contre elle le petit animal, rigide, aux grandes oreilles dressées.
– Merci ! Merci petit frère !
Le lendemain, elle retourna au piège.
Avec les rognures grattées sur la peau du lièvre, un peu de ses ossements piles, elle prépara un appât susceptible d'attirer des bêtes plus grosses et carnassières. Elle avait remis le piège en état.
Mais elle ne put y revenir, car la tempête se réveilla, prolongeant l'emprisonnement des êtres vivants au fond de leurs abris, toutes tentatives de s'en extraire et de s'en éloigner, équivalant à une condamnation à mort immédiate.
À nouveau le spectre de la faim se dressa.
*****
C'était un soir lugubre. Les vivres épuisés. La mort proche.
Percevant une accalmie au-dehors, elle était venue dans la grande salle et avait essayé de dégager l'orifice du soupirail pour constater que cette fois, l'issue était devenue impraticable. Tout était bouché, barré. Neige, glace ou arbre abattu ? Jour ou nuit ? on ne pouvait plus savoir. Ses calculs l'avertissaient de la nuit. Mais à quoi bon dénombrer les jours et les heures ? Ils allaient mourir. Elle tournait et marchait dans la grande salle déserte et glacée. Son cerveau se mit aussi à tourner follement, lui montrant les étapes de sa vie qui l'avaient amenée à cette heure.
Le fiel amer qui brûlait ses entrailles se muait en une marée d'amertume, née de la faim et de la détresse, submergeant ses pensées.
Elle se vit le centre d'un inexplicable faisceau d'hostilités qui, toute son existence, l'avaient encerclée, et elle apprit clairement que, s'attirant des amis, elle n'avait jamais cessé d'être encerclée d'ennemis.
Non point des ennemis farouches, et sachant pour quelle raison ils voulaient l'anéantir. Mais des ennemis de nature, d'état, pour ainsi dire.
Simplement des ennemis qui étaient ses ennemis parce qu'ils ne pouvaient pas être ses amis.
Quelle erreur avait-elle commise qui la condamnait ? N'avait-elle pas su se plier ? Aurait-elle dû plier ?
– Mais, j'ai obéi à l'Amour... Oh ! Mon amour, s'écria-t-elle, il n'y a que toi, il n'y a jamais eu que toi... Je te promets, nous partirons encore. Nous ne reviendrons plus. Nous irons en Chine, nous irons n'importe où, que m'importe !... Avec toi...
Elle marchait toujours comme une bête en cage, et se sentait ranimée de décider de leur vie, alors que la mort était là.
Les questions se bousculaient dans sa tête... Avons-nous eu tort de ne pas comprendre ? De ne pas plier ?... Que l'on ne peut avoir raison contre tous ? Contre le monde entier ?... Et surtout contre les représentants de Dieu ?
Loménie l'avait adjurée :
« Nous n'avons pas le droit d'oublier les enseignements de notre enfance, et que la grâce du baptême nous a été donnée à notre naissance. La mort d'un saint est venue me le rappeler. Chère Angélique, soumettez-vous... car je le sens, vous n'aurez pas raison contre lui. »
La prédiction s'accomplissait.
Mais Angélique, perdue, anéantie, continuait de se débattre.
« Quelle faute impardonnable ai-je commise ? Qu'il va falloir payer de la mort de mes enfants ? Ai-je manqué d'humilité ? Qui viendra nous le dire ? Qui nous reconnaîtra ? Si dieu se tait... Et venge ainsi ses ministres défiés ?... »
« Avons-nous manqué d'humilité ? réitéra-t-elle, en tournant son visage aux quatre coins de la pièce, comme pour y débusquer, tapis dans l'ombre que dissipait mal la triste lueur de la torche allumée, des interlocuteurs. »
« Avons-nous péché par audace, foi, confiance ? »
« Qui viendra me le dire ? »
« D'accusateurs, je ne manque point. Mais qui viendra me dire : Tu ne te trompais pas... Tu m'as consolé par ta ferveur... Tu n'as pas trahi le message... »
Elle attendit. Et tout était silence. La torche grésillait comme on pleure, à petits coups, faible, mourante, elle aussi.
Tout était échec.
Ils avaient rêvé d'un Nouveau Monde. Ils avaient œuvré pour le construire. Elle avait aimé Wapassou, Gouldsboro et Salem... et Québec... Et Québec avait effacé Wapassou, et, un jour, Ruth et Nômie seraient pendues aux gibets de Salem.
Des visages défilaient. Pour la première fois, elle voyait ce que cachait leur façade commune. Tout était si clair et si net désormais.
D'illusions ! Elle n'avait vécu que d'illusions ! Illusions qu'elle vit se cristalliser dans la naïve image qu'elle n'avait cessé de choyer en son cœur de Gouldsboro.
Elle s'arrêta. Son agitation se calmait. Le rideau fermé devant lequel elle avait trépigné trop longtemps s'était ouvert, et au moins, elle était soulagée de ne plus avoir à entretenir d'espérances sans lendemains. Que de fois elle avait rêvé qu'un jour, elle irait s'asseoir à Gouldsboro, parmi ses amis, et ce serait agréable. Les difficultés seraient aplanies. Il n'y aurait plus de distances.
Dans cette sorte de vide causé par la faim et l'angoisse, son cerveau tournait en une ivresse vertigineuse, mécanique emballée qu'elle ne pouvait retenir, mais dont le déroulement des pensées précipitées, apparemment heurtées et incohérentes, ne manquait ni de logique, ni de lucidité.
Ce n'était pas servir Dieu qui était important. Ce qui était important, c'était la forme d'allégeance rituelle sous laquelle on décidait de Le servir.
L'Esprit avait disparu derrière les cadres rigides et ponctuels, les dogmes et pratiques qu'ils idolâtraient, plus soucieux de conserver leurs croyances et plus effrayés de les perdre que de complaire au Très-Haut.
Loménie voyait juste. On ne lutte pas contre un saint. Et ce saint avait décidé de mener sa guerre contre trois principes qu'il honnissait.
Tout d'abord la femme, rivale de l'homme dans le cœur de Dieu et perverse de nature, puis la beauté, qui n'était point à ses yeux don du Ciel mais piège de Satan, enfin sa liberté d'esprit, porte ouverte à toutes les hérésies, et de plus inadmissible chez une femme.
Et, aujourd'hui où tout était perdu d'une œuvre gigantesque et bienfaisante, il n'y aurait pas un doigt pour se lever, accusateur, pas une voix pour s'écrier : « Jésuite, vous êtes un criminel ! Vous êtes un destructeur ! »
« Il triomphe ! se dit-elle, et nous sommes perdus. »
La tension qui la maintenait, vibrante comme une corde d'arc, tomba brusquement.
Ses épaules s'affaissèrent.
« Il triomphe ! pensa-t-elle avec accablement. Oh ! Pourquoi, pourquoi faut-il qu'il triomphe ainsi ? »
À ce moment même et alors que, succédant à son exaltation, la conscience de l'état désastreux où elle se trouvait l'envahissait tel un flot étouffant, il y eut un heurt, comme une sorte de coup contre la porte et qui résonna longuement dans le silence, déjà presque de tombe, du petit poste enfoui sous la neige. Ce fut bref et subit, mais très net.
Quelque chose cogna contre le bois, et comme elle tressaillait, et retenait son souffle, doutant de ses sens et ne pouvant déterminer d'où exactement était venu le bruit, il y eut un autre coup, plus sourd, tel qu'en produirait un poing vigoureux heurtant l'huis, ou le choc d'un bâton manié des deux mains ou d'une crosse de fusil, peut-être ! Puis, plus rien.
Cette fois, elle était certaine. Par deux fois un coup avait résonné contre la porte.
Elle demeura figée, interrogeant encore le silence redevenu opaque, hors les modulations sifflantes du vent qui ne cessaient de tourbillonner alentour, prenant le temps de se convaincre qu'elle n'avait pu être victime d'une hallucination.
Le frémissement d'une joie incrédule commença à courir dans ses veines, avec un bouillonnement, un friselis de soie comme celui des ruisseaux au moment du dégel, qui la faisait défaillir, suffoquer, tandis que sa chair frissonnait. C'était la même sensation qui l'avait fait se dresser un soir lors de leur premier hivernage et alors que la faim les menaçait, que la tempête sifflait dehors, et que nul secours ne pouvait être espéré. Nul coup, cette fois ne l'avait alertée. Seule, une sensation puissante. Elle avait dit d'une voix blanche :
– IL Y A QUELQU'UN DEHORS.
Et, avec madame Jonas, elles avaient marché vers la porte. Cette même porte là tandis que leurs compagnons hochaient la tête en se moquant un peu. À elles deux, s'arc-boutant, elles avaient tiré la lourde porte caparaçonnée de gel. Et, à travers les rafales du blizzard, elles avaient aperçu des silhouettes nues qui se penchaient au-dessus de la tranchée de neige. C'était Tahountaguete et ses Mohawks qui, envoyés par Outtaké et le Conseil des Mères iroquoises, leur apportaient des vivres...
Cette fois, la même joie devant le miracle l'envahit avec tant de violence qu'elle craignit de tomber si elle ébauchait un geste.
– Je savais qu'il viendrait. Outtaké ! Outtaké ! Je savais qu'il ne pouvait pas m'abandonner, qu'« ils » viendraient...
Elle tremblait de tous ses membres... Bientôt elle allait pouvoir faire absorber aux enfants une soupe de haricots, bien chaude, corsée de pemmican émietté.
« Oh ! Mes petits enfants. Comme cela va être bon ! »
Et puis du riz sauvage, quelques poignées de ces graines transparentes et brunes récoltées à la surface des lacs, chez les Illinois, la folle-avoine que l'on fait germer dans un peau d'eau tiède et qui guérit du « mal de terre »...
Aurait-elle la force d'ouvrir cette porte ? Il le fallait.
Elle marcha jusque-là avec des pas raides et traînants de vieille.
Ayant ôté la barre et fait tourner les clés, au moment de tirer le lourd vantail, elle hésita, les mains s'appuyant au bois. Et si c'était une hallucination ? Non ! Non ! N'avait-elle pas gardé toujours en réserve, dans son cœur, et sans le dire, l'espoir que le miracle du premier hivernage se renouvelle ?...
Elle dut lutter, comme aux prises avec un cauchemar, pour ouvrir cette porte qui donnait sur la nuit comme sur un dangereux abîme plein de monstres dissimulés. Et se contraignant à supporter l'étreinte coercitive du froid, elle leva les yeux vers le sommet de la tranchée.
La tempête n'avait pas la sévérité cruelle de l'autre fois. Elle aperçut la lune entre des nuages d'acier noir effilochés qui couraient très vite sur un ciel de plomb fondu.
La crête blanche des hauts remblais de neige devant la porte étincelait, mais aucune silhouette humaine ne se profilait sur ce décor où obscurité et clarté s'entremêlaient tumultueusement.
Avait-elle rêvé ?...
Elle regardait de toutes ses forces et ses yeux pleuraient de froid. Son espoir ne voulait pas mourir. Elle le maintenait en elle comme un poids énorme suspendu qu'elle ne voulait pas laisser retomber car, alors, il l'écraserait et elle n'y survivrait pas. Non ! Non ! Elle n'avait pas rêvé ! Elle avait entendu un coup... deux même... Elle sentait... Elle sentait qu'il s'était passé quelque chose. Quelque chose avait changé..., quelque chose avait bougé, altérant l'immuable et impavide solitude qui les encerclait, et les retenait prisonniers. La nuit avait cessé d'être déserte. Un mouvement humain avait eu lieu.
Le visage tendu vers le rebord de neige, elle fit un pas en avant, mais la lune se cacha dans l'arrivée soudaine d'épais nuages obscurs qui se ruaient à l'assaut du ciel, comme regrettant d'avoir laissé s'instaurer quelques instants une subtile trêve. Surprise et devinant la tempête montante, elle avança encore, puis trébucha et faillit tomber contre un obstacle.
Elle s'était heurtée à une masse dure et sombre. On aurait dit un bloc de rocher jeté en travers du seuil. Sa main tâtonna, devina les plis d'une texture insolite, cuir ou toile rêche, que déjà un menu grésil soufflé par la bise recouvrait de poudreuse : un sac ! Un gros sac !... Des vivres !... Des provisions !...
Elle n'avait donc pas rêvé !...
« Ils » étaient venus...
Elle entourait de ses bras la masse qui, sans doute jetée du haut de la tranchée, se coinçait entre les parois et obstruait l'entrée.
C'était un énorme sac, gonflé, bosselé.
Des haricots ! Du maïs ! Des citrouilles séchées !...
Des vivres !...
Ne pouvant rien mouvoir, elle changea de tactique. Fébrilement, de ses doigts nus qu'écorchait le gel, elle cherchait à agripper une aspérité, un pli, qui lui permettrait d'opérer une traction suffisante pour ébranler et entraîner le ballot dans la légère déclivité menant vers la porte.
Elle était trop faible. Elle songea à rentrer dans la maison pour aller chercher ses mitaines. Mais rien au monde n'aurait pu la décider à se détourner de sa proie, craignant qu'une fois qu'elle ne serait éloignée, le rêve ne s'évanouisse.
La tempête se déchaîna brusquement, voilant la lune, abaissant le ciel jusqu'au ras de la terre, et déversant jusqu'au fond du trou où elle se trouvait des tourbillons de neige qui, en quelques secondes, menacèrent de l'ensevelir, elle et son fardeau qu'elle s'évertuait de déplacer.
Enfin, elle trouva une prise plus dure à l'une des extrémités du sac, et une fois qu'elle put l'agripper, le reste vint avec une relative facilité, tandis qu'à genoux, elle reculait, la tête baissée pour échapper aux gifles des rafales, et pied à pied réussissait à trouver le seuil, à s'introduire à l'intérieur de la grande pièce où elle traînait son fardeau sur le plancher, tandis que des trombes de neige s'introduisaient à sa suite.
La lumière à peine suffisante de la torche, dans un recoin, vacillait.
Consciente qu'elle était enfin à l'abri et qu'elle devait éviter à tout prix de se trouver dans l'obscurité et aussi qu'il était urgent de refermer cette lourde porte avant que la neige qui s'amoncelait ne rende l'opération impossible, Angélique se traîna à nouveau vers l'ouverture.
Rassemblant ses forces, elle se redressait. Chaque mouvement lui coûtait. Dégager la neige, tirer la porte, la pousser, l'ajuster, mettre les loquets, tourner la serrure, poser la barre transversale.
Le silence revint. Angélique, à bout de forces, s'appuya au vantail pour ne pas tomber.
Son effort avait été si grand et si désespéré que la sensation de joie et de triomphe éprouvée à la découverte de ce dépôt devant la porte s'était effacée. Elle n'éprouvait qu'un sentiment morne, épuisé, tandis que luttant pour ne pas s'évanouir, elle s'abandonnait à la cadence haletante de son souffle qui passait comme un feu brûlant à travers ses poumons, sa gorge, ses lèvres desséchées devenues insensibles sous la morsure du froid. La salle qu'elle avait trouvée froide en s'y rendant tout à l'heure, maintenant lui paraissait étouffante. Elle s'apaisa, reprit vie.
Sous le coup d'une immense fatigue, elle fermait les yeux, puis les rouvrait. Le sac était toujours sur le sol, ce sac qui renfermait son salut et celui de ses enfants.
Dans la pénombre, elle lui trouva une forme étrange. La lumière basse de la torche en projetant son ombre, lui conférait une longueur démesurée.
Hésitante et poignée d'un soupçon subit, elle se rapprocha et s'agenouilla. La neige fondant autour de la masse étendue révélait un long cocon d'une peau grossièrement tannée qu'un laçage de cuir entrecroisé fermait d'un bout à l'autre presque entièrement.
Mais, l'une des extrémités était dégagée, vaguement s'entrouvrait, et Angélique, soudain horrifiée, crut deviner dans l'entrebâillement l'ébauche d'un visage.
Elle avança une main hagarde, rejeta en arrière cette sorte de capuche.
La face d'un homme lui apparut, noircie, comme brûlée, avec des paupières de cire, pâles et closes. Elle demeura pétrifiée, accablée d'une déception sans mesure.
Ce n'était pas un sac contenant des vivres que l'on avait déposé devant sa porte.
C'était un cadavre.
Ses sens refusaient de comprendre. Et ce qui tout à l'heure, cette découverte sur son seuil, l'avait projetée au sommet de la joie, maintenant elle aurait voulu l'effacer. Que cela n'ait pas été ! Que cela ne soit pas ! Le destin n'avait pas le droit de jouer ainsi avec sa misère ! Cette tête de mort au fond d'une capuche obscure, c'était pour lui jouer quel tour ? Quelle mascarade ?...
À la pâleur des paupières abaissées contrastant avec la noirceur de la face où les brûlures du gel se mêlaient à la salissure d'une barbe noire et hérissée, elle devina que c'était un Blanc, sans doute un Français. Il y avait aussi du sang coagulé, noirâtre sur sa face... Les lèvres étaient deux minces traits charbonneux retroussés sur l'éclat des dents, d'où ce rictus macabre.
Un coureur de bois égaré ?... Était-il venu mourir contre sa porte, épuisé ? Mais non ! Elle ne l'aurait pas confondu, dès le premier abord, avec un ballot informe. Or, il était étroitement cousu, de la tête aux pieds, dans une peau retournée, cuir au-dehors, comme dans son linceul.
« Ils » étaient donc venus.
« Ils »... Français ? Indiens ? Iroquois ? Abénakis ? Présences humaines dans la nuit mortelle et déserte de l'hiver, et au lieu de se faire connaître d'elle, « ils » avaient déposé ce mort sur son seuil, puis s'étaient évanouis comme des fantômes.
Pour une aussi cruelle et vaine visite, seuls les Iroquois étaient aptes. Mais pourquoi ?
Machinalement, elle tirait un lacet, élargissait l'ouverture. Comme elle écartait les pans de cuir raidis, elle entraîna quelque chose qui y était collé et elle vit que c'était un morceau d'étoffe noire avec un peu de chair adhérente. La peau et la chair de cet homme semblaient déjà en putréfaction. On aurait dit du brai, du goudron. C'était une chair de brûlé, qui, au moindre effleurement, partait en lambeaux.
Le souffle d'Angélique s'arrêta. Sa gorge se contracta d'horreur et de pitié.
– Un martyr !... un prêtre !...
Sur la poitrine, le crucifix s'incrustait à même les blessures, petite croix simple de missionnaire.
– Pauvre malheureux, !...
Tout à coup, elle se redressa d'un bond, hors d'elle, les yeux dilatés.
– Qu'as-tu fait, Outtaké ?... Qu'as-tu fait ?
Elle demeurait tremblante, mais plus de rage impuissante que d'effroi.
L'incrédulité, la certitude qu'elle était en train de faire un cauchemar éveillée, que les hallucinations de la folie commençaient de la gagner, se disputaient en elle à un sentiment de fatalité inéluctable, lui rappelant qu'elle avait toujours su aussi que cela arriverait un jour. Au point qu'elle avait presque l'impression d'avoir déjà vécu plusieurs fois cet instant qu'elle venait de vivre. Cet instant où son regard avait vu briller au centre de la petite croix, comme une goutte de sang, la lueur rouge d'un rubis.