Chapitre 45
Dissimulée sous la mante grise qu'elle avait empruntée à l'une de ses femmes de chambre, et se fondant à cette heure du soir avec l'ombre que projetait le moulin vacant, elle attendait.
Les mille bruits ténus de l'endroit la faisaient tressaillir, et elle s'étonnait d'un sentiment fait d'impatience et d'angoisse qui lui était inhabituel.
Sauts des grenouilles dans l'eau dormante d'une prairie spongieuse plantée de roseaux, crissements, coassements, bonds étouffés, lourds, du côté des bois, claquements d'ailes comme de molles voiles se heurtant aux bardeaux du moulin où logeaient et s'éveillaient des petites chouettes duveteuses dont par deux fois l'appel modulé s'éleva.
Qu'elle était sotte de s'être laissée tenter par cette escapade. Il aurait dû déjà être mort. C'était si simple et ce qu'il fallait faire.
« Non, se répéta-t-elle. Je le tuerai, mais... après ! »
Et à cette pensée, elle passa sa langue sur ses lèvres. Quelque chose d'elle-même lui échappait, comme si, de ses mains, des rênes qu'elle avait toujours tenues solidement – oui, toujours – avaient glissé.
D'où lui venait cette envie dévorante de goûter le corps du jeune homme, de tout savoir sur lui, de connaître la vigueur de ses bras autour d'elle, de se noyer dans ses prunelles limpides, qui lui rappelaient celles de sa rivale, de la créature féminine, sa sœur qu'elle aurait dû asservir si facilement et qui avait ri d'elle ?
« Tout. Mais ne pas renoncer à cet instant », se dit-elle, les reins brûlants d'un désir qui, de seconde en seconde, lui parut inconnu et se glissa en tous ses membres comme le déroulement d'un subtil serpent.
Elle entendit le pas d'un cheval.
Éclairé de face, par les dernières lueurs d'un couchant qui s'était voulu pâle, nuancé de clarté liliale plutôt que rosé, un cheval blanc apparut, monté par le jeune héros attendu.
Pourquoi venait-il à cheval ?
Il n'était pas de ce monde.
Elle était éblouie par l'éclat de ses boucles d'or sous son grand chapeau emplumé qui, frappé de lumière, lui faisait comme une auréole.
Dans son ivresse de le voir, elle perdit la notion de sa propre réalité charnelle. Elle ne pouvait ni se mouvoir, ni avancer d'un pas. Le feu de sa passion se détachait de son être, comme des lambeaux pourpres qu'on lui aurait arrachés un à un.
« Est-ce là le bonheur que connaissent les humains ? » se demanda-t-elle, saisie de frayeur, comprenant trop tard que ce corps, défroque habituelle et fort choyée comme instrument docile, la piégeait.
La spirale l'entraînait qui faisait de sa chair elle ne savait quelle flamme dévorante et sublime, ce feu du sang vermeil pour lequel « ils » sont prêts à vendre leur âme, sifflante ascension prestigieuse et fatale car impliquant de désobéir au maître, ce qui lui inspirerait une terreur sans nom, et les douleurs d'un arrachement, dissociation des natures inconciliables. Le phénomène aussi atroce à subir qu'un écartèlement lui cacha la venue de la boule sombre et velue, comme un boulet fendant les herbes.
De celui qui avait chu du Ciel dans les enfers, l'assaillant avait les prunelles fulgurantes, le hideux rictus.
La beauté perdue de Lucifer restait pour l'autre là-bas, qui, sur son cheval d'argent en lisière du bois, regardait vers elle de ses yeux aux transparences d'eau première, d'azur inviolé.
– Face d'ange, sois maudit !... cria-t-elle.
Le choc de la bête la renversa. Et elle fut, dans l'instant, sa proie ravagée.
*****
– Laisse-moi approcher, disait Cantor.
Malgré sa répugnance et l'effroi sacré dont il était saisi, il avait mis pied à terre et, dans les ténèbres, tournait autour de la scène immonde, essayant de calmer le glouton en furie.
Mais celui-ci ne voulait pas s'écarter. Il s'acharnait, se ruait à nouveau, revenait sans cesse.
– Laisse-moi approcher ! Je le dois !
À l'animal qu'il avait élevé, ensauvagé désormais, il avait beaucoup parlé durant le voyage, à mi-voix ou par la pensée, l'entretenant de la femme assassine qu'il serait chargé d'exterminer.
Que savait Wolverine ? Se souvenait-il des chiens géants, gros comme des ours, qu'Ambroisine avait lancés contre lui à Tidmagouche ? Devinait-il que c'était à ses ordres, à elle, qu'obéissaient les chasseurs, traquant sa piste autour de Québec, et qui avaient tué sa femelle sous ses yeux ?... Avait-il « vu » soudain, comme le petit chat jadis, la vérité de l'être apparu ?
– Laisse-moi approcher ! Je le dois ! J'ai promis. Je dois lui enfoncer ma dague dans le cœur, afin de m'assurer de sa mort. J'ai promis. Après, tu pourras faire ce que tu voudras !...
Le cheval hennissait, pris de panique, se cabrant, tirant sur le rameau auquel il était retenu. Il finit par le briser et s'enfuit au galop !...
*****
L'orage craqua ! Un orage sans pluie. La foudre passant en zigzags au ras des toits de Ville-Marie, frappa les ardoises du manoir mis à la disposition de M. le Gouverneur, et rebondit, en boule de feu capricieuse, s'engouffra dans l'une des cheminées.
Le temps d'établir une queue jusqu'au fleuve et de sortir les seaux, tout fut consumé. Ne restèrent que les murs de pierres noircis.
Les domestiques et servantes se sauvèrent de justesse. M. le Gouverneur était ce soir-là chez ces Messieurs de Saint-Sulpice. Ce fut la raison pour laquelle on ne rechercha pas aussitôt Mme de Gorrestat, la croyant disparue dans l'incendie.
Il fallut attendre de pouvoir sonder les ruines encore chaudes pour s'étonner de n'en trouver aucune trace. Simultanément, un chasseur d'outardes accourut, parlant d'un cadavre affreusement mutilé du côté de la pointe au Moulin.
Devant des restes méconnaissables qui, mélange de chairs et de morceaux d'étoffe, avaient déjà servi de pâture à des renards, on doutait encore.
Mais l'affreuse découverte que l'on fit non loin, à la fourche d'un orme, d'une tête de femme aux longs cheveux pendants, poissés de sang, firent renoncer tous les témoins de cet horrible spectacle qui entraîna les officiers et gentilshommes nouvellement arrivés de France à aller vomir, le front appuyé aux troncs des arbres, à s'interroger plus longuement sur son identité.
Vivement l'on porta en terre, avec hommage, les restes de la malheureuse femme du nouveau gouverneur, dont on ne disait à voix haute que du bien, mais dont la disparition causa à beaucoup, secrètement, un certain soulagement.
En l'île de Montréal, les enquêtes pour crimes n'avaient pas le sérieux que l'on y apportait dans Québec, la capitale, où un Garreau d'Entremont avait à cœur de faire régner la justice du roi, avec l'aide d'une police prenant exemple sur les réformes du lieutenant de police civile et criminelle du Royaume, M. de La Reynie.
On était aux avant-postes, dans une région pionnière.
Travaillé d'ambitions qu'on lui avait soufflées et du besoin d'agir, M. de Gorrestat fit pendre un Iroquois du nom de Magoniganbaouit. C'était un baptisé, mais on l'accusait de traîtrise car son nom signifiait « ami de l'Iroquois ».
Ce genre d'exécution qu'ils n'avaient jamais vue glaça tous les Indiens d'épouvanté. Ils trouvaient indigne qu'on empêchât, en l'étranglant, un condamné de chanter son chant de mort.
Reprenant le projet qu'il avait conçu de dépasser en actions glorieuses ses prédécesseurs, qui n'avaient agi qu'en gouverneurs alors que lui comptait agir en vice-roi, il profita du prétexte qui lui était donné de venger la mort ignominieuse de son épouse pour réclamer la levée immédiate d'une campagne de représailles jusqu'au cœur de la Vallée des Cinq-Nations.
Il était rassuré de trouver à Montréal, où les morts à venger ne manquaient pas, des partisans enthousiastes à le suivre en ce projet.
Quatre compagnies, autant de la milice, à peine moins de groupes d'Abénakis, Algonquins ou Hurons, se rassemblèrent et entreprirent en une flottille fervente et chantante de remonter le Saint-Laurent pour atteindre le fort Frontenac.
Il convoqua leur missionnaire, le Père Raguet, qui se rendit aux cantons avec l'aumônier des troupes, le Père de Guérande, et qui réussit à les persuader d'envoyer une délégation à Cataracoui pour honorer le nouveau gouverneur.
Les tribus qui avaient regretté de n'avoir pas leur habituel rendez-vous de l'été pour festins et danses avec M. de Frontenac, se laissèrent tenter par une invite flatteuse, quoique tardive, qui piquait leur curiosité. Nombreux parmi les capitaines et grands hommes des Nations, accompagnés chacun d'une petite escorte de guerriers, prirent le chemin du lac Ontario.
À l'issue du banquet, alors qu'ils étaient bien engourdis par la bonne chère, il les fit cerner par ses troupes, et attacher la corde au cou et les bras serrés par des liens, aux « ceps » que les charpentiers avaient ajoutés aux préparatifs de la fête sans que personne s'en inquiétât autrement. Ce que voyant, « ils se mirent à chanter à pleine tête leurs couplets de morts ».
Quarante-cinq Principaux Iroquois furent ainsi capturés et dirigés vers Ville-Marie puis Québec, et un certain nombre embarqués illico pour servir sur les galères de Marseille.
Aussitôt averti que les quarante délégués des Cinq-Nations étaient envoyés aux galères de France, M. de Gorrestat, toujours ivre de rage et de transports intérieurs grandioses, comme possédé, jeta ses troupes sur les cantons iroquois. À Cataracoui, il les fit débarquer au plus près, c'est-à-dire sur la rive sud-est du lac Ontario. Le choix du territoire était maladroit.
Les Onnontaguès se comportaient depuis plusieurs années en nation pacifique.
Ils résistaient aux appels de massacre général des Français, que ne cessait de lancer Outtaké, l'un des plus ardents chefs de la tribu des Agniers.
Leur modération ne profita pas aux Onnontaguès. Six cents réguliers, trois cents miliciens et autant d'alliés sauvages, fondirent sur eux. En quelques jours, deux de leurs plus importantes bourgades furent la proie des flammes : Cassouets et Touansho.
Leurs guerriers, pourtant nombreux mais dispersés par les dernières chasses, n'eurent pas le temps de se rassembler.
Sur ces entrefaites, et comme si la nature se fût soudain sentie excédée par les folies délirantes des hommes, l'hiver abattit sa lourde patte sur un automne qui commençait à peine et s'annonçait clément.
Des soldats venus de métropole, vêtus de leur drap d'été, se réveillèrent sous la neige ou ne se réveillèrent pas, gelés dans leur sommeil.
Beaucoup furent écrasés par la chute d'arbres qui, n'ayant pas encore perdu leurs feuilles, succombaient sous le poids dont la neige inhabituelle les chargeait, et cassaient.
Ce fut la débâcle. Sans raquettes, insuffisamment vêtus, les hommes se noyaient dans les congères, dans les marécages invisibles, dans les lacs qui n'étaient pas assez gelés par endroits et sur lesquels ils s'engageaient, croyant traverser des plaines.
Cantor de Peyrac, qui, durant ce temps, avait remonté la rivière de l'Outaouais et atteignait la Baie Géorgienne, avec l'intention de gagner par le sud les cantons iroquois, arrêté par les neiges, réussit à atteindre la grande île de Manitouline pour hiverner chez les Odjibways.
À l'est de l'Ontario, les armées rassemblées tant bien que mal et guidées par les miliciens canadiens, eux-mêmes incommodés par la précoce venue du froid, mais connaissant le pays, se renfermèrent dans les forts ou enceintes de missions que les survivants purent atteindre, forts des lacs Champlain ou Saint-Sacrement au nord du fleuve Hudson, forts Saint-Louis et Sainte-Thérèse, Sainte-Anne dans l'île de Lamothe, forts du Richelieu jusqu'à celui de Sorel.
M. de Gorrestat, lui, resta au fort Frontenac, sur le lac Ontario.
Au début, on espérait un retour du beau temps, un redoux, une reprise normale de la saison. Il n'en était pas question.
Jusqu'aux rivages de l'Atlantique dans le sud et ceux du golfe Saint-Laurent à l'est, frangés d'une mer noirâtre et verdâtre, brassant des glaçons, le Désert Blanc s'étendit, recouvrant pour de longs mois des espaces infinis.
En un point desquels, nommé Wapassou, une femme et trois petits enfants, prisonniers d'un fortin enseveli, privés de tout secours, d'ici quelques semaines, allaient mourir de faim.