Chapitre 6
La halte à Tadoussac s'achevait. leurs visiteurs allaient repartir vers l'amont. Dans deux à quatre mois, l'hiver reviendrait les enfermer dans les glaces.
Angélique s'entretint encore quelque peu avec le chevalier de Loménie-Chambord.
Le sentant fragile, elle évitait de l'accabler. Elle aurait voulu le secouer pour l'éveiller, comme un dormeur qui souffre dans son sommeil.
Elle chercha à se contenter des quelques mots qu'il laissait échapper : « vos arguments se justifient »... « je ne me suis pas trompé »...
Mais c'était un ouvrage à recommencer chaque jour.
Certaine fois, tirant de son gilet une lettre qu'il déplia avec précaution car elle était rédigée sur une écorce de bouleau fragile, il voulut lui lire des passages de la dernière missive que le jésuite lui avait envoyée il y avait déjà fort longtemps, un peu après son départ de Québec, juste avant qu'on cessât complètement d'avoir de ses nouvelles.
Chose étrange, en cette dernière lettre à son ami d'enfance, le jésuite n'avait cessé de revenir au danger que représentait la Dame du Lac d'Argent. On eût dit qu'il était habité d'une obsession et d'une peur :
... D'elle, craignez tout, mon ami ! C'est une femme de pouvoir, une femme politique !...
– Dieu ! Quelle sottise !
Mais Loménie continuait d'une voix douce et implacable à dérouler le chapelet de ces accusations insanes, mais qui chacune portait, sous l'apparence de la mansuétude, du sage avertissement, sa goutte de venin.
... Pouvoir des sens, poussé au plus haut et dont j'ai pu remarquer que vous n'étiez pas insensible, si pieuse que soit votre vie, mais qui ne la singulariserait pas des autres femmes, s'il ne se doublait pas d'une intelligence qui la porte à des ambitions, dans le pouvoir sur l'esprit des hommes, et plus dangereusement de s'emparer de leur âme, ce qui est subtil et insidieux, car les menant à une libéralité coupable vis-à-vis des disciplines religieuses, des impératifs de la loi sainte enseignée par Dieu lui-même, une méconnaissance de la nature du péché qui peut mener une à une à la plus radicale perte de son salut. Mais laissons cela...
– Tant mieux ! trancha Angélique qui l'écoutait sombrement.
Ne parlons que du pouvoir politique qui se cache sous des apparences gracieuses et comme ignorantes des difficiles arcanes dans lesquels se trouvent engagés les hommes chargés de diriger les peuples. Responsabilités qui n'ont jamais gagné à reposer entre les mains des femmes.
– C'est à examiner... L'Angleterre n'a pas eu à se plaindre de sa grande reine Élizabeth Ire.
... Mais dont certaines s'emparent de façon souterraine, continuait le chevalier. J'ai ouï-dire que notre roi, détourné de se confier aux femmes dans ce domaine par détestation de ces « frondeuses » enragées qui avaient entraîné les Grands du Royaume contre lui pendant sa minorité, ne pouvait souffrir qu'aucune femme, même la reine, et à plus forte raison, la plus influente de ses maîtresses, ne lui touchât le moindre mot des affaires du Royaume. Or, il m'est revenu avec certitude que pour cette seule femme, Mme de Peyrac, du temps où elle se trouvait à Versailles, épouse d'un autre gentilhomme, le roi se départissant de son mutisme, lui a plusieurs fois demandé avis pour des questions de diplomatie, est allé jusqu'à lui confier des ambassades près de souverains étrangers...
Le comte de Loménie releva la tête et considéra Angélique avec une mimique où il y avait à la fois de l'étonnement et une attente de désaveu.
Mais elle se contenta de soupirer.
– Il savait tout, votre jésuite, fit-elle, après avoir laissé passer un moment de silence. Tout... même cela.
– Oui, il savait tout, répéta Loménie en repliant les feuillets avec une lenteur rêveuse. Ce don de divination, de voyance, ne nous indique-t-il pas que nous avons à faire à un saint, dont nous serions coupables de dédaigner les adjurations ?
– Qui vous parle de voyance ? fit-elle en haussant les épaules. Il avait des espions partout...
Ils auraient pu discuter deux jours et deux nuits sans aboutir à un résultat satisfaisant, celui qu'Angélique souhaitait atteindre : rendre au chevalier de Loménie-Chambord la paix du cœur.
Ils tournaient en rond. Elle espéra cependant que ces dialogues n'eussent pas été vains. En ce qui la concernait, ces discussions avec Loménie lui avaient permis de mieux cerner, approcher, ce personnage occulte qui, même mort, continuait à présider à leur destin, et elle s'en était fait une opinion qui l'aidait à garder la tête froide, car, même dans ce nouveau mythe créé autour de lui, elle discernait moins de forces et plus de faiblesses. Ce personnage, avec ce qu'elle savait de lui maintenant, elle le voyait comme prisonnier de sinistres servitudes, comme le bélier dont la beauté des cornes enroulées, sa gloire, est le piège qui cause sa perte lorsqu'elles se prennent à l'entrelacs des buissons et qu'il ne peut s'en dégager.
Ce qui compliquait tout, c'est qu'il avait appartenu à l'ordre des Jésuites, un ordre dont la puissance ne faisait que croître. Formé de l'élite de toutes les nations, c'était un parti à la pointe des idées, des changements philosophiques. Mais aussi, par sa défense des lois établies, des interdictions divines, l'armée de Dieu, l'armée de Rome, c'est-à-dire du pape. Chaque ordre religieux suscité à chaque siècle n'a-t-il pas représenté ce « parti » qui traduisait la pensée de son temps et, pourrait-on dire, sa couleur idéologique ? Pour le siècle dans lequel Angélique était née, l'ordre maître, c'était celui des Jésuites.
En eux se rejoignaient les évolutions modernes et les refus essentiels.
Mais à tout prendre, en y réfléchissant, ce Sébastien d'Orgeval, elle n'était pas certaine que ce fût un « vrai » jésuite, comme son frère Raymond par exemple. Ils étaient très forts et retors, mais pas si totalement hypocrites et intolérants.
Elle l'aurait plutôt accusé d'avoir usé de son état de jésuite comme d'un camouflage.
Elle le voyait, comme tissé de vieilles racines. Étendant l'ombre d'antiques malédictions sur une terre vierge, refusant par ses attitudes, les courants du futur qui pouvaient naître de ce Nouveau Monde, et chacun qui se laissait absorber par cette ombre, qui se voulait à la fois insinuante et tutélaire, perdait sa chance de déboucher à la lumière nouvelle.
Ç'avait été une lutte entre ce qu'ils apportaient, eux, Joffrey et elle, et ce qu'il défendait, lui, dans un sursaut de farouche autorité personnelle.
De ces décisions, le reste du monde était exclu. Ce qu'il voulait, lui, avait seul droit d'être préservé, sa seule vindicte, d'être approuvée, sa seule vengeance d'être exécutée. Vengeance contre qui ?...
« Contre toi ?... contre toi ?... », lui cria une voix intérieure. « Mais pourquoi ? Qu'ai-je fait ?... »
Sous la défroque trompeuse de sainteté, Sébastien d'Orgeval menait un stérile combat qui ne concernait que lui et ses propres délires, derrière lequel combat elle était peut-être seule à deviner son orgueil incommensurable et la silhouette pernicieuse de la Démone.
« Il croit l'avoir envoyée vers nous pour son service... Mais c'est le contraire. C'est elle qui le dominait, qui l'a toujours dominé depuis la plus tendre enfance... »
Elle pensa à cette expression : tendre enfance.
Et elle imaginait, avec un frisson, les trois enfants maudits dans les vallons forestiers du sombre Dauphiné. Tout était sombre dans cette histoire.
Ceux que d'Orgeval et Ambroisine attiraient dans leurs sillages rétrogradaient, s'égaraient...
Loménie ne voyait donc pas cela ? Elle repensa à une phrase que le chevalier de Malte avait prononcée un jour à propos d'Honorine à laquelle il venait d'offrir un petit arc et des flèches.
« On aime à combler l'innocence. Elle seule le mérite... »
Tant de délicatesse, de finesse, chez un homme, l'avait attendrie. Aujourd'hui, cela était fané, évaporé. Le jésuite étendait son ombre comme celle d'un arbre vénéneux sur ceux qu'il voulait reconquérir et ramener à lui au-delà de la mort.
Le temps de l'hiver de Québec lui apparaissait comme une période bénie d'amitié et de riantes libertés. Malgré quelques épreuves, erreurs et folies de part et d'autre, beaucoup de bien était sorti de ce temps-là.
Elle n'était pas certaine d'agir sans maladresse. C'était un écorché vif.
Les moindres mot, allusion, non pesés avec le plus grand soin, risquaient de le faire basculer à l'inverse du but recherché.
Elle devinait que les mots Amour, ou plaisir, lui étaient insupportables, à lui, l'exclu de l'amour, lui qui pourtant s'en était exclu volontairement pour un amour plus haut, qui avait su la fuir et se séparer d'elle avec une si sereine et digne sagesse.
Par instants, c'était désolant, il ressemblait à Bardagne.
Elle ne se résignait pas à le voir descendre et perdre son aura.
Mais elle était bien obligée de constater qu'on ne pouvait plus discuter avec lui de toutes questions délicates ou délicieuses, comme ils l'avaient fait jadis, proches comme frère et sœur, comme amis amoureux, de façon libérale et charmante.
On aurait dit qu'il n'avait plus de volonté. Lui qu'elle avait connu si énergique, si lucide et si ferme devant la tentation de l'amour, si sûr de bien agir, lorsqu'à Katarunk il avait fait alliance avec eux, ou lorsque, plus tard, il était allé au-devant d'eux, à Québec, bravant les courants d'opinions contraires, afin de leur donner la caution de sa réputation en Nouvelle-France, il était aujourd'hui comme un navire démâté sans boussole.
*****
Quelques heures avant le départ, elle le regarda en face presque avec des larmes dans les yeux, et lui dit :
– Vous ai-je perdu ?
Une fois encore il changea de visage, et l'on eût dit qu'un coup de brise qui s'élevait entraînait du même coup les fumées délétères qui asphyxiaient son âme.
– Oh ! Mon amie, non ! Qu'allez-vous imaginer ? Comment vivre sans vous ? Au moins sans l'idée que, quelque part vous me gardez votre amitié, que vous existez et avez pour moi une pensée parfois, ô ma très chère et douce amie.
« Mais, comprenez que je souffre des coups injustes portés à un ami si cher !...
« Et ceux qu'il m'a portés, injustes et mortels, ils ne vous font pas souffrir ?... » fut-elle sur le point de lui rétorquer.
Mais elle se contint, persuadée de l'inanité de sa réflexion, pour le moment. De plus, il n'était guère dans la nature d'Angélique de faire état à tous vents des préjudices et torts qu'elle estimait avoir subis. Il y a une pudeur et une fierté d'une essence particulièrement féminine, dans le silence de certains êtres sur les blessures qu'ils ont reçues. Elle était comme les chevaliers des légendes qui portent compassion aux malheurs des autres, volent à leur secours, s'indignent des injustices qu'ils subissent, et nantis d'une si sainte et généreuse vocation de pourfendre les ennemis des autres, ne pensent pas à ceux qui les guettent et oublient leur propre sort.
« Hors des légendes, se dit-elle, il serait bon de s'apercevoir que notre armure est parfois fort cabossée et que notre sang coule. Je me laisse stupidement émouvoir par le sort de mes amis et ils en abusent, sans se soucier des coups qui nous sont portés, des chagrins qui nous désolent. Ils nous pensent assez forts et privilégiés pour nous en consoler et nous en défendre nous-mêmes. »
– Vous ne m'avez même pas demandé des nouvelles d'Honorine ? lui jeta-t-elle tout à trac, révoltée. M. le chevalier, vous me faites beaucoup de peine. Et votre changement d'attitude ne peut que nuire à la cause que vous défendez, car je ne pourrais manquer d'accuser une fois de plus votre jésuite d'en être la cause.
« Je viens de laisser Honorine, ma petite fille, aux soins de mère Bourgeoys, et ne la reverrai pas de toute une année et durant ce voyage, pour une raison que je n'ai pas encore parfaitement démêlée mais qui n'a rien d'imaginaire, la Nouvelle-France m'a fait grise mine. Je vous cherchais à Montréal afin de trouver réconfort et vous m'avez fuie. Attristée, je descends le fleuve et m'éloigne pour longtemps.
« Était-ce le moment de venir me faire comprendre que j'ai perdu votre amitié ? Comme si cela pouvait m'être indifférent ! C'est bien méconnaître l'attachement que je porte à mes amis et qui fait, hélas, ma faiblesse. Vous me traitez de femme politique ou de femme calculatrice, légère, que sais-je ! Non. Je ne suis qu'une femme, vous dis-je... et vous devriez être indigné de voir une amie comme moi qui vous ai soigné, sauvé, et qui ai eu la sottise d'avoir pour vous une préférence, quelques faiblesses parce que je vous trouvais charmant, de me voir, dis-je, traitée avec tant de hargne, de haine, oui...
Il l'interrompit en lui saisissant la main et en la baisant avec passion.
– C'est vrai, vous avez raison, pardonnez-moi !
C'était cette versatilité si peu dans le caractère de leur ami de Katarunk qui la tourmentait.
– Pardonnez-moi ! Pardonnez-moi mille fois ! Je vous en supplie. Ma conduite n'a pas d'excuses. Je sais, je n'ai jamais douté. Je sais que vous êtes du côté de la bonté...
– Ce qui voudrait dire que, malgré ses vertus, votre saint martyr, notre adversaire, ne s'est pas privé de manquer de charité dans ses entreprises contre nous ? Vous le reconnaissez ?
Elle aurait voulu qu'il se prononçât, qu'il se décidât à regarder la situation en face, qu'il fît un choix. C'était d'osciller, de douter qui le détruisait.
– C'est vrai, fit-il... Et pourtant, si, il y avait en lui de la bonté...
– Assez, coupa-t-elle. Vous me décevez parce que vous ne voulez pas échapper à vos tourments.
Et voyant qu'il portait la main à son gilet, elle crut qu'il voulait encore lui lire une lettre du Père d'Orgeval.
– Assez, vous dis-je. Je ne veux plus entendre parler de cet homme.
– Ce n'est pas cela !
Il la suivit tandis qu'elle reprenait le chemin de la plage pour regagner le bord de L'arc-en-ciel, et il lui prit le bras en riant presque.
– Vous vous trompez sur mon compte, vous aussi, Madame. Sachez qu'à Montréal, j'ai été visiter votre petite Honorine à la Congrégation de Notre-Dame, et que je vous amène une lettre de Marguerite Bourgeoys vous donnant des détails sur la petite demoiselle !...
Angélique sursauta, faillit l'embrasser, lui reprocha vivement d'avoir attendu jusqu'à cet instant pour lui transmettre cette bonne nouvelle.
Il se frappa la poitrine, reconnut que la fatigue et la précipitation du voyage lui avaient causé comme un engourdissement de mémoire, au point qu'il avait commencé par oublier le message dont il était porteur. De toute façon, cela lui serait revenu. Il ne serait pas parti sans lui avoir remis ce pli, leur avoir parlé de l'enfant. Elle ne le crut qu'à demi. Elle le soupçonnait d'avoir voulu l'éprouver, la faire souffrir, lui refusant une joie pour se venger d'elle, venger « l'autre »... Cela lui ressemblait si peu... Son état hypocondriaque était beaucoup plus grave qu'elle ne croyait. Elle ne s'étonna pas d'apprendre que c'était Marguerite Bourgeoys qui avait fait chercher le chevalier, aux Sulpiciens, sous le prétexte de lui faire porter une lettre donnant des nouvelles d'Honorine de Peyrac à ses parents avant que ceux-ci n'eussent quitté la Nouvelle-France. D'autorité, elle l'avait décidé à se lancer à leur poursuite.
Elle n'avait pas eu tort puisque, non sans peine, l'on vit reparaître en ces dernières heures, l'ancien Loménie, à l'expression aimable et décidée, qui leur parla comme lui seul savait le faire, de ses entretiens avec la jeune Honorine, leur remit en sus du pli de la directrice, une page d'écriture de la petite écolière, couverte de grands A appliqués, mais bien tournés et proprement alignés qu'Angélique plia dans son corsage comme une lettre d'amour.
L'heure de la séparation approchant, le comte de Peyrac, qui s'était éclipsé, apporta à son tour une missive qu'il venait de rédiger pour Honorine, un grand pli scellé d'un grand cachet rouge, en demandant au chevalier d'avoir la bonté d'aller lui-même en lire la teneur à leur fille lorsqu'il aurait regagné Montréal. Il y joignit une bague qu'il retira de son doigt, et qu'il envoyait à l'enfant afin qu'elle la portât sur elle en « signe de reconnaissance ».
– Qu'elle sache que nous restons proches d'elle.
Angélique, prise de court, ajouta quelques mots et confia également un long message verbal pour Marguerite Bourgeoys, quelques babioles pour Honorine.
Le chevalier demandait qu'on lui pardonnât encore d'avoir été un commensal bien piètre. La blessure qu'il avait reçue au début de la campagne vers Cataracoui l'avait affaibli car il avait perdu beaucoup de sang. Il avait souvent comme un vide dans la tête. Et c'était peut-être vrai.
Au dernier moment, il parut s'aviser encore d'un oubli, mais c'était par plaisanterie afin de leur ménager une surprise.
Il fit apporter et déposer devant eux, sur la table, une grande boîte carrée d'écorces cousues à la façon indienne.
Le couvercle soulevé révéla un assemblage de petites figurines de bois, aux vifs coloris, que le chevalier commença de dresser, en rang, l'un près de l'autre, maintenue chacune en équilibre par un léger piédestal d'écorces.
Il avait appris, dit-il, que le frère Luc, du couvent des Récollets, sur la rivière Saint-Charles, avant d'entrer en religion, avait travaillé à sculpter et peindre des régiments miniatures pour des jouets d'enfants, et le chevalier de Malte avait décidé de lui passer commande de quelques soldats de bois à offrir en signe de joyeux événement au jeune Raimon-Roger de Peyrac.
– Pour votre nouveau fils, dit-il, tourné vers Angélique et Joffrey.
Le franciscain et lui avaient choisi d'illustrer quelques-uns des corps de la « Maison du Roi », dont les uniformes avaient suscité l'admiration des gens de Québec lorsqu'une vingtaine des gardes des compagnies françaises y avaient paru pour escorter M. de La Vandrie, conseiller d'État au Conseil des Affaires et Dépêches, envoyé certaine année comme messager exceptionnel du roi. L'année suivante, le conseiller d'État ayant renouvelé son voyage, car les affaires de pelleteries qu'il avait commencé de traiter en Canada valaient bien l'inconfort de quelques semaines de navigation, Loménie n'avait pas hésité à se documenter auprès de lui, ainsi qu'auprès d'un des « anspessades » ou brigadiers, commandant les membres de l'escorte, sur les détails des uniformes, et la variété des différentes compagnies, qui représentaient « la Maison du Roi », la prestigieuse création militaire d'hommes d'élite constituée au cours des siècles par les rois de France et dont le renom faisait trembler l'ennemi sur les champs de bataille.
La variété et la minutie d'exécution des figurines souleva l'admiration générale. On se les passa de mains en mains.
Preuve touchante, s'il en avait fallu, de l'affection en laquelle, le comte de Loménie-Chambord tenait ses amis de Wapassou, malgré leur statut d'indépendants un peu trop liés aux hérétiques français ou anglais.
Durant l'hiver, le comte de Loménie n'avait pas manqué de venir apporter son aide à l'enluminure des petits personnages que taillait et peignait le frère Luc assisté d'un des fils du sculpteur-greffier Le Basseur.
– Notre nouveau fils n'a pas encore effectué ses premiers pas, dit Peyrac, mais je peux vous affirmer qu'il est déjà en âge d'apprécier un aussi beau présent et qu'il s'amusera ainsi que sa sœurette à les contempler et à les disposer, sinon pour la bataille, au moins pour le plaisir de la revue.
M. de Loménie reconnaissait qu'il avait passé de sublimes heures d'hiver, dans le calme couvent des Récollets, avec le frère Luc et son aide, à mettre au point leur petite armée, chacun tenant tour à tour la gouge ou le pinceau, et se réjouissant à l'avance du plaisir qu'aurait un petit garçon à les aligner et à les faire manœuvrer.
Au moins, Outtaké, le chef iroquois, en commençant par expédier le Père de Marville et son triste message au Sud, en Nouvelle-Angleterre, avait gagné une année de répit au pauvre chevalier.
Clémente, la saison des glaces qui, près de sept à neuf mois privait la province de Canada de tout courrier, l'avait tenu dans l'ignorance d'un deuil qui l'avait frappé plus que prévu. Encore qu'il aurait dû, depuis longtemps, s'y préparer.
« Vous voyez, nous sommes toujours vos amis et vous ne nous avez pas reniés », lui disaient les yeux d'Angélique tandis qu'il descendait l'échelle de corde jusqu'à la chaloupe qui allait le conduire vers un petit navire de trente tonneaux sur lequel il avait retenu le passage pour remonter jusqu'à Québec.
Il sourit. Il souriait toujours en continuant de leur adresser de loin des signes d'adieu.
Mais Angélique le regardant s'éloigner, le cœur serré, devinait, qu'une fois hors de leur présence, il serait repris par ses scrupules, ses regrets, sinon ses remords lancinants, creusant en lui le sillon d'un chagrin profond qui était presque un chagrin d'amour. Double chagrin d'amour, inspiré par une femme vivante et un ami mort. Ne pouvant servir l'un sans trahir l'autre, ne pouvant choisir l'un sans renier l'autre, ne pouvant défendre l'un sans causer la perte de l'autre, ne pouvant, les aimant, à la fois d'une égale et différente passion, les arracher de son cœur et de sa vie, malgré les prières, la discipline, les méditations, les macérations, les confessions, ne pouvant bannir de sa pensée et de son être, ni le jésuite martyr, l'ami bien-aimé de toujours dont il sentait la présence proche, le suppliant tout bas de le réhabiliter et de poursuivre son œuvre de salut pour la gloire de Dieu et de la France, ni elle, la femme, la féminine incarnation de tout ce qui lui était interdit, l'amie aussi, celle à laquelle il ne savait quel titre donner, mais dont l'image se présentait sans cesse à lui, dont la plus furtive évocation, son nom prononcé, un rire évoquant le sien, un parfum, avaient le pouvoir de le ravir jusqu'aux larmes d'émotion, jusqu'au bienfait de la joie éperdue, de la tendresse et de la reconnaissance, le chevalier de Loménie ne cesserait plus d'être déchiré, écartelé entre deux attachements, deux devoirs, deux engagements.
Désormais, il allait traverser le désert, là où nulle voix consolatrice ne se fait entendre, là où s'est tue l'espérance, où la divinité refuse de se laisser percevoir, ce qui est la plus amère et terrible épreuve pour celui qui a consacré sa vie et sacrifié tous les plaisirs de la Terre à l'invisible Dieu.