Chapitre 34
Par les sentiers du Maine américain, entre Kennébec et Penobscot, cheminait la caravane, et sous les ramures, philosophaient des petits enfants.
– C'est quand le Malheur vient, que lui, Sire Chat, ne vient pas.
– Comment il est le Malheur ?
– C'est un grand bonhomme noir avec un grand sac.
– Peut-être que le Malheur va manger Sire Chat ?
Charles-Henri et les jumeaux discutaient de l'absence de Sire Chat qui, au moment du départ de la caravane vers Wapassou, s'était révélé introuvable, ce qui les privait de leur compagnon de jeu jusqu'à la prochaine saison. Et Angélique n'aimait pas cela. Non pas qu'elle craignît pour Sire Chat. Il reparaissait toujours triomphalement là où il lui plaisait d'être. Mais Angélique ne pouvait s'empêcher de penser que, s'il l'abandonnait, elle, c'est qu'il devait avoir des raisons graves.
Et tandis que les pas des mules, qui portaient les enfants, et ceux de son cheval sonnaient sur le sentier pierreux, elle se demandait si le chat ne fuyait pas, en elle, la malédiction de la démone, comme des miasmes contagieux.
C'est de cela que s'entretenaient les enfants, bien fixés, chacun dans de petits fauteuils, sur des mules alertes au pied sûr. Ils n'étaient pas restés sourds aux conversations qui avaient agité Gouldsboro, et, d'après ce qu'elle comprenait de cette importante conversation dont Charles-Henri était à la fois l'interprète et le commentateur – car le langage des jumeaux, pourtant très volubiles, exigeait parfois des éclaircissements – ils s'étaient forgés dans leurs petites têtes une image de ce Malheur gigantesque et sombre qu'ils avaient senti planer sur les adultes inquiets.
– Je ne veux pas que le Malheur mange Sire Chat, dit Gloriandre, dont la lèvre rose trembla sur des sanglots proches.
– Sire Chat ne se laisse pas manger, la rassura tout de suite Angélique. Au contraire, ce sera peut-être Sire Chat qui lui crèvera les yeux, au Malheur.
– Mais le Malheur n'a pas des yeux, lui répondit Raymon-Roger en la regardant d'un air hautain, ses prunelles marron noir qui contrastaient avec ses cheveux bouclés et mordorés et son teint blanc s'arrondissant au point que, lorsqu'il vous fixait ainsi, on ne voyait qu'elles.
Angélique aimait leur babillage au long du chemin.
À tour de rôle, elle les prenait sur le devant de sa selle, et pendant quelques heures, par l'intimité de ses bras refermés autour d'un petit corps confiant dont elle sentait palpiter le cœur aux élans neufs, l'esprit en éveil comme celui d'un oiseau qui s'éveille à ses premiers chants, elle tissait les liens étroits et chaleureux entre elle et eux, qui se fortifieraient et s'enrichiraient au long de leurs deux vies : « Mon enfant ! » « Ma mère ! »
Les yeux bleus de Gloriandre, et ses noirs cheveux plus beaux que la plus belle des nuits, la beauté-laideur de Raymon-Roger, le « comte roux » qui, toute sa vie, fascinerait sans qu'on pût déterminer pourquoi, et en lequel elle sentait cette raideur de combat, qui avait dû être celle de Joffrey enfant lorsqu'il avait décidé de refuser la mort, dans le panier du paysan catholique.
Et puis ce Charles-Henri, l'enfant étranger, marqué du destin, bon, vaillant, au rare mais doux sourire, qui, lorsqu'il la regardait avec tant de joie contenue lorsqu'elle le prenait à son tour sur son cheval, lui rappelait le regard de l'enfant disparu dont il portait le nom.
– L'orignal est une bête mélancolique au sombre caractère, se complaisant dans l'humidité.
Sur leur parcours, ils passaient près d'un petit étang d'un vert étincelant, et chaque fois, ils y avaient vu un orignal buvant, dont les bois superbes s'ouvraient sur le ciel comme des ailes.
Angélique se persuadait que c'était toujours le même animal, un peu plus grand chaque année, qui venait les attendre là.
Elle lui disait :
– Bonjour, gardien du Kennébec.
Et les enfants, après elle, répétaient son salut.
Ils mirent près d'un mois à remonter le Kennébec et à atteindre Wapassou.
La saison n'étant pas avancée, rien ne pressait la caravane et l'on pouvait s'arrêter aux étapes devenues familières.
À Wolvich, village anglais du Maine où était né leur ami-ennemi Phips, Angélique pensait retrouver Shapleigh, l'homme des médecines. Il ne vint pas et, regrettant de ne pas l'avoir vu ainsi que son épouse indienne, son fils, et sa bru qui avait nourri Gloriandre, ils reprirent leur route. Angélique était également contrariée de l'avoir manqué, car ses provisions d'écorce de quinquina pour la malaria s'épuisaient, et il était le seul à pouvoir lui en procurer.
L'estuaire du grand fleuve développait son réseau compliqué de multiples presqu'îles et d'îlots, hérissés de sapins noirs dont les branches basses trempaient dans l'eau.
Dans ce labyrinthe se faufilaient canoës d'Indiens et navires dont les mâts et les voiles apparaissaient au-dessus de la cime des arbres.
Chaque été, les pirates des Caraïbes remontaient les premiers miles de son estuaire, dans une vague espérance d'Eldorado pour aboutir au poste du Hollandais Peter Boggen sur l'île de Houssnok, dont les plus grandes richesses étaient représentées par la fabrication de grosses boules de pain de froment, dont les Indiens de la région étaient friands, et des tonneaux de bière.
Les pirates se consolaient autour d'une marmite de sa mixture brûlante dont le Hollandais avait le secret, dans laquelle entraient deux gallons du meilleur madère, trois gallons d'eau, sept livres de sucre, de la mouture d'avoine fine, raisins secs, citrons, épices... le tout flambé dans un grand bol d'argent.
Ils passèrent ensuite au large de la mission désaffectée de Norridgewook qui avait été celle du Père d'Orgeval, s'arrêtèrent quelques jours à la mine du « Sault-Barré » qui était tenue par l'Irlandais O'Connell. Depuis qu'il avait épousé la sage-femme Gloria Hillery, son caractère s'était un peu amélioré.
Au cours de ce voyage, il n'y eut qu'un seul incident, mais de taille.
Un peu après qu'ils eussent quitté la mine du Sault-Barré, les premiers porteurs revinrent en arrière, l'air troublé, en disant qu'ils avaient aperçu des Iroquois en grand nombre. Depuis des années, depuis le drame de Katarunk qui s'était déroulé dans ces parages, aucun parti d'Iroquois, venant l'été piller et tuer, n'avait été signalé dans la région.
– N'étaient-ce pas des Hurons ?
Mais les indigènes étaient formels. Leur instinct, durement aiguisé par les massacres du passé, ne les trompait pas. Certains commencèrent à se glisser vers l'arrière de la caravane dans l'intention de fuir. Les soldats d'avant-garde vinrent se regrouper près d'Angélique et des enfants.
Elle se tenait sur son cheval, et, regardant autour d'elle, reconnu qu'ils n'étaient pas loin de cet endroit qu'on avait appelé la « crique des trois nourrices ». Beaucoup de bâtiments y avaient été bâtis depuis car, de là, on continuait par voie d'eau, avec les montures, sur des barges.
– Essayons de continuer jusqu'à ce poste, proposa-t-elle. Nous pourrons nous regrouper, édifier un camp de défense s'il le faut.
Elle n'était pas vraiment inquiète. Elle avait dans ses bagages la « parole » des Mères des Cinq Nations iroquoises qui lui avait déjà servi à Québec.
Des yeux, par-dessus la rivière, elle chercha le guet qui ne devait pas être loin. Et voici que, sur l'autre rive, entre les arbres, aussi immobile que les arbres selon son habitude théâtrale, elle reconnut Outtaké, le chef des Mohawks.
C'était lui, malgré une coiffure différente.
Son panache était plus court et raide comme une brosse, encollé de cire teintée de vermillon, et traversé d'une unique plume de corbeau noir.
Il était seul. Mais si loin de la Vallée des Cinq-Lacs, on pouvait supposer qu'il ne s'était pas rendu seul jusqu'en ces régions ennemies et que chaque arbre de la forêt dissimulait un Iroquois aux aguets.
O'Connell, qui avait fait escorte à la caravane jusqu'à la prochaine étape, respira bruyamment.
La dernière fois que les Iroquois étaient passés par là, il avait tout perdu dans cet horrible incendie de Katarunk, toute sa réserve de fourrures. Ça n'allait pas recommencer !...
Outtaké leva la main et salua Angélique en disant :
– Salut à toi Orakawanentaton !
Pour plus de solennité, il énonçait de tout son long le nom qu'ils lui avaient donné et qui était celui de l'étoile polaire, « celle qui nous guide au firmament et ne se dévie pas de la route salvatrice qu'elle indique ».
Elle répondit :
– Salut à toi Outtakéwatha.
– Nous sommes venus laver les ossements de nos morts, annonça Outtaké.
La rivière était étroite et l'on pouvait se parler sans trop élever la voix. Il y avait comme un écho qui ricochait à la surface de l'eau.
– Le temps est venu où nous devons rendre hommage à nos morts de Katarunk. Nous ne pouvons encore les ramener parmi les leurs pour le grand festin des morts, mais nous devons laver leurs ossements et les envelopper dans des robes de castors neuves pour les honorer. Ils nous en voudraient de ne pas les visiter, eux, nos frères et nos chefs, assassinés traîtreusement à Katarunk. Plus tard, nous reviendrons encore et les ramènerons au pays des longues maisons où est leur place, mais aujourd'hui, ils doivent recevoir notre visite et être consolés par notre présence.
« Nous ne pourrons, hélas, leur conter les exploits de la grande fédération iroquoise. Les promesses que nous t'avons faites, à toi et à ton époux Ticonderoga, et aussi à Ononthio, enchaînent les fiers Iroquois, prisonniers de leurs villages, et de leurs cultures comme des femmes, où ils vont perdre le goût et l'art de la guerre, tandis que ces chiens de Hurons, ainsi que les Algonquins nomades, vermines de la Terre, en profitent pour aiguiser le tranchant de leur hache et polir la boule de leur tomahawk. Mais qu'importe ! Nous avons échangé nos « paroles » et je ne reviendrai pas là-dessus.
« Pour te plaire, j'ai lancé mon cri : Osquenon, qui veut dire paix. Et je ne le retire pas, et je le répète encore.
Il leva le bras derechef et lança son cri :
– OSQUENON !...
Il fut repris en grande clameur sourde par ses invisibles guerriers, dissimulés derrière les arbres et les fourrés du bois.
– Osquenon !...
Le cri de paix, à lui seul, donnait plus le frisson que n'importe quel cri de guerre d'Europe.
Outtaké réitéra ses promesses et l'assurance qu'il ne venait accompagné d'environ deux cents guerriers chargés de représenter les Cinq-Nations auprès des Anciens décédés – ce qui fit frémir à nouveau ses interlocuteurs – que pour remplir un devoir sacré et traditionnel, que ses intentions étaient pacifiques et que personne n'aurait à souffrir de leur passage dans la contrée, si nul ne cherchait à les attaquer et à les empêcher de repasser le Kennébec pour rentrer chez eux.
– La cérémonie doit durer six à huit jours. Durant ce temps, demeurez dans votre campement que vous possédez un peu plus haut en amont, et que nul n'en bouge avant l'heure. Quand vous apprendrez que la fête des morts est terminée, nous serons loin déjà et sans risque qu'un seul de nous puisse être fait prisonnier par traîtrise.
– Comment serons-nous avertis que la cérémonie est terminée et que nous pouvons nous remettre en chemin ?
– Un aigle viendra survoler votre campement.
*****
– « Un aigle survolera le campement ! » Et voilà ! C'est tout simple ! grognait O'Connell. Comment voulez-vous qu'on s'habitue à vivre dans des pays pareils ! Et dire qu'ils vont se munir de magnifiques robes de castors qui représentent une fortune pour envelopper de vieux débris de squelettes ou des corps pourris plein de pus et de vers, et remettre tout ça dans la terre ensuite. C'est du gâchis !
Mais il fut bien obligé, comme les autres, de prendre son mal en patience au campement pendant les six à sept jours que dura la fête des morts.
L'ancien Katarunk n'était pas loin et parfois voguait à la cime des arbres une rumeur d'orage, un long cri :
« Haé ! Haé ! »
– Est-ce leur cri de guerre ?
– Non. Celui-ci s'appelle le cri des âmes !...
Quand un aigle survola le campement, si haut, si tranquille, personne n'y croyait. L'on se remit en route un peu timidement. Il n'arriva rien.
*****
Les derniers des acacias, les premières grandes masses de conifères, chênes et tulipiers s'espaçant, et puis les colonies royales des érables dont les variétés se distingueraient mieux lorsque les feux de l'automne seraient venus empourprer leurs feuilles aux pointes aiguës.
Suivant les lignes de crêtes, ils traversaient les forêts rafraîchissantes qui garnissaient les sommets des massifs granitiques, et d'en haut, on apercevait la pénéplaine étoilée de lacs glaciaires, puis les montagnes les plus élevées du Maine pointant au loin sur le ciel d'azur prirent des allures superbes, les escortant des premières couleurs de l'automne, tels qu'ils auraient pu l'être par les chants de chœurs solennels ou les cuivres et les trompettes d'un ample orchestre se déchaînant.
Un brusque froid de quelques nuits alluma l'or palpitant des bouleaux dans les frondaisons encore résolument vertes de tous les verts de l'été. Les journées restaient brûlantes et il fallait faire halte aux heures les plus chaudes.
Délire, débauche de couleurs...
La montagne au loin, mauve, les érablières roses, rouge-cerise, et l'or encore, l'or vert, l'or miel, ambre, se reflétant dans des lacs d'un bleu grave qui viraient à l'argenté dans leur centre, au violet sombre ou à l'émeraude le long des rives.
Angélique pensait à son frère Gontran qui aurait su les peindre aux plafonds de Versailles.
Dans les profondeurs des bois où bougeaient des lueurs de fournaise, le geai bleu lançait son cri aigre.
Plus loin, ils retrouvèrent des chevaux. La marche ne présentait plus les difficultés du premier voyage, un pont franchissait le défilé de la Tortue où le signe des Iroquois s'était dressé devant Angélique, paraissant lui interdire l'accès des contrées au-delà.
À deux jours du but, un orage entraîna des torrents d'eau à travers la piste praticable qui suivait un lit de torrent asséché.
Il fallut renvoyer les chevaux, laisser la plupart des colis en attente dans une cache creusée au flanc d'une falaise, et continuer à pied, les enfants portés à dos d'homme.
Le beau temps revint. Les deux journées de marche et d'escalades au flanc des cascades qui marquaient les saults, lieux de portage, passèrent rapidement, comme une promenade.
Et ce fut le moment toujours goûté que celui où, débouchant de la forêt, on put entendre le meuglement des vaches qui, aux abords de Wapassou, dans les vastes espaces marécageux maintenant drainés, paissaient paisiblement.
Sur les rives du lac couleur d'ardoise, aux tonalités profondes, les roseaux d'or dressaient leurs hampes rigides, tandis qu'entre eux s'effilochait le roux blé de millet où s'ébattait le gibier d'eau.
Elle aperçut aussi, dans la falaise, les traits du Vieil Homme de la montagne, mis en relief par les rayons du soleil du soir. Et son cœur se serra en pensant à Honorine qui se désolait tellement de ne pas le voir. Elle ne cessait de penser à Honorine. Mais en s'efforçant de tenir en bride son imagination, lui refusant de s'appesantir sur les épreuves cruelles qui déjà avaient marqué la courte vie de l'enfant dans le passé, et sur celles encore plus cruelles et atroces qui la menaçaient dans le présent ou un proche avenir.
Elle gardait son esprit étale, à un niveau de confiance où s'inscrivaient en lettres sur la pierre ces mots : Tu seras sauvée, mon enfant.
Peu importait comment. De préférence suivant le périple du messager. Elle comptait les étapes, puis les démarches que nécessiterait « l'évasion » d'Honorine.
Les pronostics les plus optimistes ne pouvaient pas autoriser à espérer qu'Honorine les attendrait à Wapassou, mais bientôt, on la verrait arriver avec Pierre-André.
À Wapassou, tout était en place : les étables, les appartements, les salles communes, les entrepôts, le grand puits dans la cour d'entrée, et deux autres, intérieurs dans les cuisines, comme on en trouvait dans les maisons québécoises et montréalaises.
Femmes, enfants vaquaient à leurs occupations.
On relevait de blanches lessives étendues sur les rives, près de l'eau brune, l'eau « humique » qui lave mieux que toute autre.
Des passages d'oies sauvages avaient permis la mise en pots de confits savoureux.
Des wigwams en dômes du petit campement indien montaient, droits comme d'un brûle-parfum, des filets de fumée paresseuse.
Du donjon, elle s'attarda à regarder la nuit qui descendait sur les grands espaces étages sans fin, et dont les ors et les pourpres s'éteignaient, étouffés par l'ombre avançante.
Le drapeau bleu, à écu d'argent, de Joffrey de Peyrac flottait sur le fort.
Cependant, le calme idyllique de Wapassou cachait une autre face.
Dans l'euphorie du retour et la joie de retrouver sa maison, elle ne s'en avisa que plusieurs jours plus tard.
Soudain, l'établissement lui parut dépeuplé. La plupart des hommes manquaient, et jusqu'à Porgani, l'Italien, que l'excellence avec laquelle il avait assumé à plusieurs reprises la garde et la direction du poste, en l'absence de M. de Peyrac, désignait comme le chef incontesté et qu'elle avait été étonnée de ne pas voir venir à sa rencontre. Antine, le colonel de la recrue de mercenaires qu'il avait levés en son canton helvétique d'origine le remplaçait, non sans diligence, avec son adjoint Curt Ritz, et ils continuaient d'assumer la défense militaire, mais ils n'avaient guère plus sous leurs ordres que trois soldats. L'explication qu'on lui donna était coutumière et ne pouvait fournir aucun sujet d'inquiétude.
Tous les autres, lui dit-on, participaient aux grandes chasses d'automne avec les tribus Metallaks.
C'était devenu traditionnel, depuis le premier automne, où, arrivant dépouillés, sans réserves et presque sans toit, pour aborder l'hivernage, la grande chasse d'avant les frimas à laquelle avaient participé les tribus accourues à l'appel de Mopountook, le chef des Metallaks, leur avait permis de survivre plusieurs mois.
Comme en ce bel été indien que l'on évoquait, une exceptionnelle clémence de l'automne présent avait attribué à l'expédition des allures de fête. Thomas et Barthélémy, les deux enfants d'Elvire, avaient reçu l'autorisation d'y participer. Les femmes et les enfants restant accordaient autant d'importance aux festivités prévues pour le retour triomphal des chasseurs qu'aux préparations plus modestes qui étaient leur lot du moment en l'arrière-saison : cueillette des baies à faire sécher sur des vannes tressées, ou des champignons que l'en enfilait sur des liens et qui se conservaient en chapelets tendus d'une solive à l'autre des plafonds.
Ces menues besognes exigeaient beaucoup de temps, de main-d'œuvre et Angélique, dès la première inspection, vit que rien n'était fait encore, il s'en fallait de beaucoup.
Elle remarqua de même que les choux, au revers du coteau, n'avaient pas été tronçonnés et retournés pour s'y congeler dès les premiers gels. Une partie aurait déjà dû être mise en tonneaux dans la saumure, pour la sauerkraut qui aidait à lutter contre le scorbut.
On lui donna comme excuse qu'on avait craint de manquer de sel. Elle en apportait en effet quelques sacs portés par des mules, puis à dos d'hommes. Elle dut, pour décider les soldats à aller mollement, armés d'une machette, couper les choux, leur rappeler que M. de Peyrac tenait essentiellement à ses tonneaux de choucroute et qu'il serait mécontent.
– M. Antine, il vous reste peu d'hommes, n'a-t-on pas un peu trop dégarni le poste ? S'il arrivait quelque chose ? Une attaque ?... Que sais-je ?...
Mais les heureux habitants de Wapassou tournèrent vers elle des regards étonnés. Que pouvait-il bien arriver à Wapassou ? Un fort, rassemblant autour de lui un village et que chacun, à des centaines de lieues à la ronde, s'était habitué à considérer, malgré sa bâtardise franco-anglaise, comme la halte, le relais, le refuge indispensable, le point neutre où des pourparlers pouvaient s'entreprendre, des accords de commerce ou d'alliance se conclure. L'atmosphère qu'on y rencontrait rappelait, au dire de certains qui avaient voyagé dans les pays d'Afrique, cette trêve qui s'établit autour des points d'eau lorsqu'au crépuscule, lions et gazelles viennent y boire, côte à côte.
Angélique ne demandait qu'à croire en ces bonnes paroles.
Le soleil demeurait immuable.
*****
Chaque jour de gagné, c'était l'assurance d'un voyage plus sûr pour Honorine, sans avoir à affronter les tornades, les arbres brisés par le vent, le risque des canots renversés.
La moindre rumeur en lisière des bols lui faisait espérer la caravane de Pierre-André le métis.
Certain jour, un Indien rôdant à l'entour du fort, profita de ce qu'elle sortait de l'enceinte pour l'aborder. Il lui faisait des signes de la suivre mais sans pour autant lui donner d'explication, malgré les questions, se contentant de multiplier les sourires et les clins d’œil, et d'accentuer sa mimique importune. Elle finit par se dire qu'il voulait la conduire auprès d'un des siens, femme ou enfant malade, et se résigna à l'accompagner.
Il remonta la colline derrière le fort, traversa le boqueteau qui couronnait la crête, puis redescendit, s'assurant qu'elle le suivait toujours, jusqu'au fond d'une ravine que creusait le lit d'un ru, desséché par l'été.
Là se dressait, sur le ressaut de la rive, un superbe et géant buisson de sumac, d'un rouge plus flamboyant que le buisson ardent apparu à Moïse. De ces feuillages et de ces branches glorifiées par les couleurs d'automne, la voix qui s'élevait, d'un être caché dans les frondaisons, paraissait moins proche de vouloir délivrer un message divin, comme pour le gendre de Laban, que de chercher à imiter le grognement d'un ours irascible.
Cela faisait comme un grondement de borborygmes, de gromellements indistincts parmi lesquels Angélique finit par distinguer, en français, ce mot d'appel :
– Voisine ! Voisine !
– Qui êtes-vous ? interjeta-t-elle.
– Votre voisin.
– Mais encore ? Montrez-vous.
– Êtes-vous seule ?
– Seule ? Oui... hors cet Indien qui m'a conduite jusqu'ici.
Quelque chose bougea dans les buissons qui avait bien l'apparence, la lourdeur et la carrure d'un ours, et un coureur de bois canadien, dont la tuque rouge se confondait avec les feuillages du mimac, apparut.
Elle le reconnut à ses bottes.
– Monsieur Banistère !
– Vous pouvez m'appeler Banistère de la Case. J'ai gagné mon procès d'anoblissement.
– Je vous en félicite.
Une silhouette plus courte se glissait près de lui. Son fils aîné, l'un des quatre.
– Venez donc au fort, tous deux, vous reposer et vous restaurer.
Le rogue Banistère regarda autour de lui avec suspicion.
– Pas question ! Je ne veux point me faire voir, ni qu'on puisse jamais dire qu'on m'a aperçu par chez vous. On me croit sur le chemin des Mers douces et j'ai laissé mes canots et mon chargement au Sault de Maagog. Ça m'a fait un bon dieu de crochet pour venir jusqu'ici, par le tabernacle de notre Seigneur ! Mais il fallait que je puisse vous parler en secret.
D'un signe impérieux, il ordonnait à l'Indien d'approcher, d'un autre, à son fils d'avancer. L'Indien, agité et riant, tendait une petite gourde d'écorce cousue et laquée de résine, et le gamin, attirant un tonnelet qu'il portait sur l'épaule, le débondait, versait dans le récipient une mesure d'alcool dont la forte odeur s'éleva comme un encens âpre, se mêlant aux senteurs de feuilles sèches et de fruits des bois qui régnaient au creux du ravin surchauffé.
Sur un autre signe sans réplique de la main large comme un battoir, l'Indien s'escamota.
– « Ils » tueraient père et mère pour un demiard d'alcool, murmura Banistère, méprisant.
Jetant un regard sur son fils, il lui arracha son bonnet.
– On salue une dame quand on est un seigneur français de la province de Canada !
Lui-même gardait vissé sur son front bas son propre couvre-chef.
Angélique voulut insister pour les convier en sa demeure, mais il mit un doigt sur ses lèvres et se rapprocha d'elle, tandis que ses yeux ne cessaient de surveiller les alentours.
Il avait toujours estimé être persécuté par la société québécoise, et sa méfiance ne semblait pas être prête à se dissiper malgré la réussite de son procès. Il chuchota.
– Je viens vous apporter des nouvelles de la petite voisine, votre fille !...
– Ma fille ! Honorine !
– Chut ! ordonna-t-il encore.
– Honorine ! répéta-t-elle plus bas. Oh ! Dites-moi, je vous en supplie. Où est-elle ?
– ELLE EST AUX IROQUOIS.