Chapitre 68

Par la suite, il remisa soigneusement la soutane « empruntée », et replaça le crucifix sur l'auvent de la cheminée de la chambre d'Angélique. Parfois, elle le vit lire dans un missel qu'il avait dû aussi rapporter de la mission.

Désormais, lorsqu'ils parlaient entre eux, ce serait comme il l'avait dit, dans un climat de confiance et de familiarité nouvelles. Elle pouvait l'entretenir de Joffrey. Il l'écoutait avidement. Elle s'apercevait qu'elle n'avait jamais eu l'occasion de parler de lui et de son amour, même avec Abigaël.

Le froid restait vif et il ne cessait d'apporter de lourdes nuées fouettées de neige, qui tombaient comme des cataractes, ou tourbillonnaient avec agitation, contraignant à se renfermer dans les murs, montant par degrés vers les déchaînements ordonnés de la tempête, aux attelages menés par un seul vent qui connaissait ses routes et n'avait qu'un seul but : Ravager la Terre jusqu'à l'os.

Sifflements, râles, hurlements.

Vieille harmonie, un peu lassante, un peu usée. Familière compagnie qu'ils écoutaient, rassemblés à nouveau dans l'unique chambre, auprès d'un seul feu à entretenir avec des sentiments mitigés de sympathie et de crainte pour ce qui bramait au-dessus de leurs têtes, car, s'ils discernaient un imperceptible fléchissement dans les violences de l'ouragan, ils savaient qu'ils n'étaient pas encore à l'abri d'un réveil de ses forces en une crise ultime, au cours de laquelle il détruirait tout, comme chez les vieux tyrans fous.

Les périodes de journées plus tièdes surgissaient entre deux tempêtes. Mais lorsqu'on parlait de tiédeur, c'était encore fort relatif. Durant les brèves sorties qu'ils s'autorisaient, en vain s'efforçaient-ils de percevoir ce bruit ténu, ce bruit des eaux qui recommencent à murmurer dans les profondeurs des bois. En vain se tournaient-ils vers les arbres les plus proches pour y entendre l'appel flûte, grinçant, de l'oiseau qu'on ne voit jamais, mais que l'on nomme « l'oiseau du printemps » et qui aurait préfiguré pour eux la colombe de l'Arche.

Oppressés par l'éternel silence, l'impassibilité d'un paysage où se lisait encore la mort de toutes choses, ils parlaient des villes lointaines qu'ils reverraient un jour, la ville, refuge des hommes.

Les hommes ont bien raison de construire des cités. Leur instinct grégaire les pousse à mettre en commun tous les biens et services dont ils ont besoin pour soutenir cette vie chétive qu'un croûton de pain et un voisin charitable peuvent sauver de la mort.

Qui n'a pas connu le désert blanc de l'hiver en des contrées incivilisées, seul peut se plaindre des villes.

Sébastien d'Orgeval l'encourageait à faire des projets dans le sens d'un retour vers l'Europe.

– Ce déplacement et ce changement ne vous couperont pas pour autant des liens que vous avez établis avec le Nouveau Monde. M. de Peyrac s'entend aussi bien que les Nouveaux-Anglais à sillonner les mers de ses navires et ne sera pas en peine de garder un pied dans chaque port, de New York à Québec, de même qu'il en a toujours fait dans le reste du monde.

À son avis, le destin des colonies ne se résoudrait pas par le seul fait de ceux qui s'y trouvaient. Aucune issue, hors le cercle déjà devenu infernal des guerres, des campagnes de représailles, des massacres perpétrés de part et d'autres, sans discernement de victimes, Indiens ou Blancs, Anglais ou Français, ou leurs partisans.

– La boussole est là-bas, disait-il. Versailles gouverne les destinées de ces peuples jusqu'au fin fond des vallées les plus inconnues et les moins visitées.

« De menues expéditions de fourmis grignotent les espaces. M. de la Salle ne va pas tarder à aller planter l'étendard du roi de France chez les Illinois, et qui sait ? Jusqu'au golfe du Mexique, s'il parvient à descendre le fleuve Mississipi, le Père des Eaux, jusqu'à son embouchure. Les Espagnols ne réagiront pas.

– Et la Nouvelle-Angleterre se trouvera encerclée.

– Vous voyez que c'est de Versailles que se décident les partages, et les guerres qui en découlent. Si votre époux n'avait pu accompagner M. de Frontenac, les intrigues fomentées contre celui-ci auraient mené notre meilleur gouverneur à la Bastille. Il faut faire plus pour lui encore. Il faut qu'il revienne en Canada. Car le nouveau gouverneur est un fou. Et ce qui est pire, un fou imbécile.

Elle évoqua la Cour. Il avait parlé, non sans raison d'une jungle dangereuse, et qui, mieux qu'elle, pouvait en être conscient ? Pourtant, en ces jours où toute vision se parait d'un voile de clémence, c'était la beauté de Versailles qui lui apparaissait, de préférence aux intrigues sordides qui circulaient dans les entrailles du Palais.

C'était le culte que le roi rendait à la Beauté, à toutes les formes de l'Art qui, aux yeux d'Angélique, absolvait Louis XIV.

La Cour était une jungle, mais aussi le Temple de la Beauté.

– Et pourtant, dit Angélique, il est plus difficile de revenir avec confiance sur un rivage où l'on a pâti que d'y faire ses premières armes.

Mais elle sentait en elle des forces vives prêtes à s'élancer. Maintenant que Joffrey avait pris contact avec le roi, rempli sa mission diplomatique, elle aurait voulu être près de lui, ne pas le laisser seul au milieu de cette faune disparate et vaine, dont l'espèce lui était si contraire. À deux, tout serait plus facile et surtout plus distrayant. À deux, ils pourraient goûter les charmes de Versailles et ce qu'il y avait d'excellent, et que si peu appréciaient dans le commerce avec le Souverain.

Lorsqu'elle revenait de ces rêveries, la pesanteur du silence et la rudesse du décor qu'elle retrouvait étaient dures à surmonter. Elle craignait encore un dernier et sournois coup du sort.

Franchiraient-ils un jour la sombre porte de l'hiver ?

Au-dehors, une planète déserte et figée.

– Peut-on imaginer que quelque part existent des palais où l'on danse, où l'on se gave de musiques célestes, où l'on fait bombance de pâtés si géants qu'un enfant déguisé en Amour peut s'y cacher pour surgir aux applaudissements d'une cour emperlée, enrubannée, ivre de tous les plaisirs, qu'il existe des banquets où l'on peut déguster, en les tenant à deux mains, d'énormes et délicieux fruits choisis, cueillis aux jardins du roi ?

– Oui, l'on peut l'imaginer, disait-il, et l'on peut en remercier les dieux. C'est l'honneur de notre étoile Terre de maintenir ainsi sans relâche, en quelques points, feu, paix et richesse. Si la vie partout s'éteignait, si partout était misère, partout alors ce serait vraiment la fin du monde.

« Quelle reconnaissance ne devons-nous pas avoir nous autres, perdus dans notre géhenne, envers ceux qui, en ce moment, dansent, envers ceux qui rient, envers ceux qui, comme le Roi, continuent à chercher et à créer toutes les formes de Beauté pour ravir les yeux et les esprits.

« Car cela signifie que le feu continue de pétiller, ne serait-ce qu'en un seul âtre de ce monde, et qu'il y a espoir pour nous de venir un jour nous y asseoir aussi, vivants, parmi ceux qui tendent leurs mains à ces flammes revigorantes et partager avec eux le festin. Tout est permis à l'espérance si l'on sait qu'en un seul point le feu demeure.

« Certes, le flot de boue, crimes et turpitudes, qui nous emporte, est puissant. Mais le flot d'or et de pierreries des splendeurs de la vie, lave incandescente échappée au volcan divin, qui charrie nos extases et nos enivrements, nos joies et nos ardeurs, a aussi sa puissance irrésistible. C'est à lui que nous devons allumer nos rêves et nos ambitions.

On aurait dit qu'un aspect de l'esprit de Joffrey passait en lui. De plus en plus, elle croyait l'entendre lorsque le jésuite s'exprimait. Car elle sentait que les mots qu'il employait, les théories qu'il énonçait, étaient celles-là mêmes, parmi les multitudes de pensées qui bouillonnaient en la cervelle géniale du seigneur d'Aquitaine, que Joffrey n'aurait pas hésité à lancer et développer avec brio et fougue aux cours anciennes de l'Art d'aimer. Avec cette différence que le Troubadour du Languedoc, qui avait perdu sa voix sur le parvis de Notre-Dame lorsqu'on l'y avait traîné la corde au cou, répugnait aujourd'hui à exposer à voix haute le fond de sa pensée. Il avait appris à se taire. Mais ce qu'il énonçait par sa conduite avait causé des bouleversements plus importants que des discours.

Son cœur s'élançait vers Joffrey. Elle pensait tout bas :

« Je te comprends, mon amour. Nous nous retrouverons dans la paix et nous parlerons ensemble. »

À plusieurs reprises, le père d'Orgeval répéta qu'il souhaitait que M. de Peyrac ne perdît pas ses forces à s'inquiéter sur le sort de sa famille.

– Je suis là pour veiller sur vous.

L'important, c'était le roi. Et en circonvenant celui-ci, M. de Peyrac ferait plus pour le bien des peuples et des continents qu'en essayant de se porter, lui, au secours des siens.

Elle lui affirmait qu'elle avait toujours vu Joffrey se consacrer à une tâche sans se laisser distraire dans le moment par rien d'autre, et surtout pas par de fausses alarmes.

– Peut-être même pas assez, ajouta-t-elle avec une pointe de reproche.

Son intense pouvoir de concentration n'était pas sans donner à des cœurs jaloux une impression de mise à l'écart et elle n'avait jamais été sans inquiétude lorsque son intérêt, par exemple, se portait sur la gent féminine.

Pour l'instant, c'était le roi. Tout serait mené magistralement, Sebastien d'Orgeval pouvait en être convaincu.

Elle s'amusait lorsque ce dernier insistait sur le fait que M. de Peyrac devait aussi préparer avec le plus grand soin leur installation au Royaume de France.

– Vous ne devez avoir à souffrir d'aucun inconfort ! Vous devez pouvoir profiter de tous les agréments que votre fortune vous permet et que la capitale et le royaume mettent à votre disposition. Il vous faudra une nombreuse domesticité, dévouée, efficace, pas de tracas domestiques, carrosses, beaux attelages. Aux murs de vos hôtels et de vos résidences campagnardes, de beaux tableaux, de riches tapisseries, des meubles, des objets à aimer, la soie, le velours pour vous vêtir, des bijoux pour vous parer.

– Rassurez-vous, lui disait-elle, mon cher directeur de conscience. Si mon époux souhaite mon retour en Europe et décide de m'y attendre, tout sera prêt et rien ne manquera. Pas un bibelot, pas une parure, rien de ce qui peut me rendre le goût de l'existence et m'aider à trouver l'oubli de ce que j'ai perdu.

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