Chapitre 25
– Frère de mon pays, je vous conjure, accompagnez-moi en France pour plaider ma cause et celle de la Nouvelle-France, s'était écrié Frontenac s'adressant au comte de Peyrac.
– Cela, jamais ! avait répondu en écho une voix de femme, celle d'Angélique, dès qu'elle eut compris le sens des mots qui venaient d'être prononcés. Cela, jamais ! répéta-t-elle d'un ton catégorique.
Et en même temps, elle sut que Frontenac avait raison et que cela se ferait, parce que... c'était... la meilleure solution !
Moline, dans une de ses dernières lettres, faisait allusion aux bienfaits d'une « visite » répondant à la longue patience du roi. Ne serait-ce que sur le terrain politique !
– Non ! Non. Ça, jamais ! Je ne le laisserai pas partir ! L'Europe, c'était trop loin ! L'océan, c'était trop grand. Quand on passait d'un continent à l'autre, c'était pour toujours.
Elle avait cessé de regarder vers l'est. Sauf depuis que ses fils s'y trouvaient. Mais ses fils reviendraient. Aujourd'hui, il s'agissait de sa vie. Et sa vie, c'était Joffrey. Elle ne pouvait pas vivre sans lui. Elle s'était juré que plus jamais ils ne seraient séparés. Séparés, d'une séparation où la distance, les dangers, la rupture accomplie et irréparable, posaient le risque qu'elle devînt définitive.
Et l'océan, c'était cela !
Joffrey, posant le pied sur le sol de France, c'était cela !...
Joffrey de Peyrac devant le roi ! C'était sa perte.
Non, jamais, jamais, elle ne le laisserait partir.
Elle répéta :
– Cela, jamais.
Et elle regardait tour à tour, avec défi, ces hommes qui, chacun à sa façon, accueillaient, entérinaient et jugeaient sa réaction impulsive, son émoi, sa révolte. Les uns avec étonnement, les autres offusqués, contrariés, amusés ou intrigués. Frontenac ne comprenait pas. Il était tellement content de ce qu'il venait de trouver. Il n'aurait jamais envisagé que l'opposition puisse venir de Mme de Peyrac. Ville-d'Avray, lui, comprenait, mais cela ne l'étonnait pas. Lui, savait ce que c'était d'aimer, et de quel amour vivait ce cœur de femme. Il pensa qu'il y avait des perspectives d'âpres débats et l'on pouvait commencer à prendre des paris.
Quant à Joffrey... Non, Angélique ne voulait pas lire sur le visage de Joffrey ce qu'elle était certaine d'y découvrir : qu'il acceptait la proposition de Frontenac... Il allait la trahir, l'abandonner !
Elle se jeta dehors, et s'en fut, après avoir traversé le hameau, par un chemin qui suivait les falaises, courant presque, comme si de courir lui permettait de fuir l'épreuve qui allait se planter entre ses deux épaules, le dilemme qui allait la torturer, qu'il lui faudrait discuter, disputer non seulement avec elle-même, mais avec les autres, pour par la fin, s'incliner, le cœur brisé, et vivre, cette chose inimaginable, intolérable, qu'elle s'était promis de ne jamais plus admettre, accepter, laisser la vie leur imposer : la séparation.
Après avoir marché jusqu'au bout d'un sentier qui tombait droit sur une grève, elle revint, et s'échoua à bout de forces et d'énervement au pied d'une croix bretonne, dressée là depuis plus d'un siècle par les aventureux pêcheurs de morue. Puis elle se redressa et repartit de plus belle, se souvenant que c'était de cet endroit que la pauvre Marie-la-douce avait été précipitée sur les rochers par l'abject secrétaire d'Ambroisine, Armand Dacaux. Elle ne pouvait pas rassembler deux raisonnements ensemble, et ne savait que se répéter qu'elle haïssait cette affreuse côte Est qui ne lui apportait jamais que des malheurs.
Elle finit par s'asseoir au bord du chemin, et tant pis si c'était à cette même place qu'elle avait sangloté dans le giron de Piksarett l'Abénakis, quand elle s'imaginait que Joffrey l'avait trompée avec sa perfide rivale : la Démone.
Tout cela était du passé. Une bataille livrée et gagnée et dont elle était sortie différente et plus forte.
Et voici qu'elle se retrouvait faible devant un nouvel obstacle.
« La Fuite ! La Déroute ! Voilà ce que signifie le Fou que le chien mâtin mord au talon ! – Non ! Non ! Pas cela. Plus de fuites, ni de déroutes pour nous, au moins dans ce sens de désastres que l'on ne peut assumer et qui vous mènent au bord de la mort physique ou morale. Nous pouvons tout assumer maintenant. Alors ?... Que disaient les lames des tarots ?... Un voyage non voulu qu'il vous faut accomplir poussés par la morsure du mâtin... Une obligation à laquelle on ne peut pas se dérober. Le Fou vêtu de bleu ciel, – esprit – et sa ceinture dorée – mystique... Un voyage ? – soit. Si cela doit s'inscrire dans notre destin de sauvegarde et de réussite. Mais pas la séparation... Non ! Pas deux fois ! Pas deux fois !... le supplice, cette angoisse, cette fatalité... Pas la séparation. Je m'y opposerai de toutes mes forces !... »
La séparation, c'était la mer des Ténèbres. C'était, elle, sur cette rive-ci, et lui, sur cette rive là-bas.
Ils étaient arrivés ensemble au Nouveau Monde et avaient mené ensemble et côte à côte une bataille commune pour leur réussite commune.
Les séparations épisodiques qui leur avaient été imposées, contribuaient à asseoir cette réussite, dont le symbole était pour eux la possibilité de revivre en paix, l'un près de l'autre, comme le leur avait promis l'aube de leur amour, lorsqu'ils s'étaient rencontrés dans les certitudes de bonheur, à Toulouse.
Ils avaient souvent reparlé de ce premier moment décidant de leur passion.
Coup de foudre !...
N'avaient-ils pas mérité qu'au moins, sur la Terre nouvelle, ce qui avait été rendu ne fût pas de nouveau arraché.
Ce qui arrivait là, c'était la faille, le précipice creusé.
Non ! Il ne fallait pas laisser encore l'erreur s'accomplir... Le laisser s'éloigner.
*****
Lorsqu'elle regagna le fort de Tidmagouche, Joffrey de Peyrac, dans leur appartement, l'attendait. Par la fenêtre il l'avait sans doute vue venir. Il avait les bras croisés. Il s'appuyait au chambranle, dans ce mouvement souple qu'il adoptait pour reposer sa mauvaise jambe, la tête un peu inclinée, sa pensée tournée vers la réflexion, son regard voyant toutes choses, et un petit sourire du coin des lèvres pour ne pas inquiéter, ... et quelquefois pour inquiéter.
« Oh ! Tu n'es que toi ! pensa-t-elle, une forme d'homme isolée en ce vaste monde. Avec tes pensées, tes rêves, ta science, ta vigueur, et tes faiblesses. Et moi, si tu en disparais, je me retrouve dans le vide ! »
– Si tu disparais, je me retrouve dans le vide, dit-elle à voix haute.
– Quelle folie de prononcer de tels mots, lui dit-il. Ma chérie, toi qui te plais à caracoler en solitaire sur la capricieuse cavale de ta vie ?
– Rien n'existe plus, répondait-elle, tu as tout pris.
Sa propre existence était balayée. Sous sa protection, sous son égide, oui, elle pouvait rêver de liberté, suivre ses pistes secrètes, ses desseins personnels. Mais dès que se présentait à son imagination la vision de son éloignement, elle n'était plus qu'un cœur prisonnier, elle était reprise par les hantises de la vie des femmes, de toutes les femmes qui courent après un homme qui s'en va, qui s'accrochent à ses vêtements, se cassent les ongles sur sa cuirasse, baisent les pieds du cavalier déjà en selle, tombent le front dans la poussière tandis qu'il s'éloigne.
– Les femmes ont bien de la chance de pouvoir se livrer à de tels débordements, dit-il en baisant ses paupières et ses joues mouillées de larmes. Elles ont bien de la chance qu'on leur accorde le droit aux cris, aux larmes, aux mains jointes, aux cheveux arrachés, au front dans la poussière, manifestations qui ne laissent pas sans apporter soulagement à une douleur excessive. Que me sera-t-il permis à moi, homme, lorsque je vous verrai me quitter, vous qui êtes le refuge de mon cœur, la consolation de mes amertumes, et la permanente promesse des plus amoureuses ivresses qu'un homme puisse connaître ? Que dirai-je, moi, pauvre homme, livré à l'ennui d'une vie qui n'aura d'autres soleils que l'espoir de vous revoir au plus tôt, soumis aux arides exercices des rencontres diplomatiques, dont je n'aurai même pas le réconfort de pouvoir m'entretenir avec vous ensuite ? Moi, devant sacrifier à la comédie d'un monde inepte et vaniteux, sans avoir la satisfaction de secouer sa morgue blasée en présentant à leurs yeux la plus étonnante et éblouissante des créatures de l'univers, n'ayant pour me distraire au soir de longues et rusées manœuvres politiques que la certitude à remâcher que nulle femme ne pouvant me combler et me distraire autre que celle qui me manque, autant rêver à elle dans la solitude, en espérant que de son côté...
Le front blotti contre son épaule, elle consentit à sourire puis à rire. Elle releva la tête.
– Je ne crois pas un mot de vos protestations, et vous ne m'apitoierez pas sur votre sort. Je n'ai que doute à leur sujet, surtout en ce qui concerne la dernière.
Elle posa ses doigts sur ses lèvres, lui refusant de se récrier.
– Pas de promesses... je vous l'ai dit, je ne crois rien et je ne veux rien croire... Je ne veux même pas penser, envisager, imaginer que vous allez vivre loin de moi... Oui, qu'importe ! Tout m'est égal ! Qu'importe QUI vous êtes loin de moi ! Vous ÊTES et loin de moi. Comment pourrais-je supporter cela !
Et elle sanglota de nouveau.
– Je vais mourir !...
Elle roulait sa tête contre sa poitrine, elle l'emprisonnait entre ses bras comme si elle avait voulu prendre jusqu'à satiété, des réserves de sa chaleur, de son odeur, de tout ce qu'elle aimait en lui. Ses bras autour d'elle, cette vibration de la vie qui parcourait son grand corps, et qui passait dans chacun de ses gestes, de ses expressions, et qui lui procurait une volupté de tout instant, à savourer en secret, et dont elle vivait.
Il était si vivant, que les autres, tous les autres à côté, allaient lui paraître non seulement insipides, mais mortels, oui, mortels d'ennui, insupportables.
– Alors, vraiment, dit-il, vous ne voulez pas vous persuader que je serai très malheureux sans vous ?...
– Non. Je n'ai aucune confiance. Je vous connais trop bien ! Vous prenez tant de plaisir au gouvernement des hommes, à dompter les cabales et les éléments, à abattre les obstacles, à construire de rien, à réédifier ce qui a été détruit. Vous êtes un homme. Le roi lui-même, c'est votre enjeu. Vous ne doutez pas de le circonvenir puisque l'occasion et le moment vous en sont donnés. Vous aurez trop à faire et de trop brillants exploits à accomplir pour voir le temps passer !
– Eh ! N'en ferez-vous pas autant, Madame ? lui dit-il en lui prenant le visage entre ses deux mains vigoureuses et chaudes, afin de l'obliger à le regarder dans les yeux. Moi aussi je vous connais trop bien. Et, Dieu merci, l'amour de la vie qui vous habite vous aidera en toutes choses, pendant mon absence, et je sais que je vous retrouverai ayant triomphé de vos ennemis, des miens, et toujours belle, et plus belle encore !
– Soit, je devrai bien me résigner à mon sort d'épouse. Il est plus affligeant que le vôtre, car ce sont les hommes qui s'en vont.
– Les femmes aussi parfois. Vous mésestimez la place que vous avez prise dans ma vie. C'est moi qui vais souffrir en vous imaginant vous éloigner, retournant vers Gouldsboro, pour une vie à laquelle de longs mois je vais être étranger, sans avoir le droit de clamer ma douleur ou pour le moins mon inquiétude et, ne vous en déplaise, la jalousie, qui me poigne à vous savoir à nouveau seule, maîtresse de votre vie, sans compter que la situation que je laisse derrière moi, en Amérique, peut s'aggraver. Il faudra oublier que vous pouvez vous trouver en danger.
Ces paroles où elle sentait vibrer une sincère anxiété, l'aidèrent à se reprendre.
– Je me porte garante de moi-même. Je n'ai pas de crainte pour moi, vous pouvez partir en paix.
– Alors, rendez-moi la pareille. Croyez lorsque je vous dis que pour l'amour de vous, je saurai me préserver et me tirer de tous les mauvais pas. Votre affolement est aujourd'hui sans objet. De quoi s'agit-il si nous réfléchissons avec sang-froid : d'un hiver à passer, loin l'un de l'autre, mais non pas l'un sans l'autre. La mission dont M. de Frontenac veut me charger près de lui est d'une grande importance. Vous le savez comme moi. Cette fois, je crois que notre intervention est nécessaire auprès du roi : tout peut être sauvé comme tout peut être perdu pour un mot qui ne sera pas dit, un rapport qui décidera de guerres inutiles, de bannissements néfastes. Pendant ce combat, vous serez près de moi, comme je serai près de vous...
Ainsi, à force de mettre en place avec prudence sur un échiquier bouleversé, les pions, qui, tous paraissant plus raisonnables et anodins, d'une partie qu'ils ne pouvaient refuser, réussit-il à atténuer son aveugle et première réaction de refus.
Dans ses bras, le tenant contre elle, elle consentait à admettre que – oui – une instance plus haute, et qui mettait leur sort et leur avenir, ceux des enfants, de leurs possessions, de leurs amis, de leurs alliés, en jeu, les obligeait à ce sacrifice. Qu'à l'examen – oui – ce n'était en proportions des avantages qui naîtraient de ce sacrifice, qu'un minimum d'épreuves à traverser. Tout irait bien, ne cessait-il de répéter. Ces mois de séparation passeraient très vite.
En fait, elle le croyait. Elle savait que tout irait bien. Elle le voyait traversant la mer sans incident. S'était-il jamais fait capturer ? Avait-il jamais fait naufrage ? Elle le voyait débarquant dans un port de France où ses « correspondants » se retrouveraient à ses côtés pour refermer autour de lui ce rideau de protections et de complicités qu'il avait tissé pour lui et les siens dans tous les coins du monde. Elle le voyait devant le roi. Et quoi de plus simple et de plus naturel ? Un grand du royaume d'une ancienne famille d'Aquitaine reprenait place parmi ses pairs.
« Il fallait bien que cela arrivât un jour, aurait dit Moline. »
Le roi ! Joffrey de Peyrac ! Deux hommes qui auraient d'autant moins de difficultés à se reconnaître, et à s'entendre, foin des rancunes du passé et des réticences sentimentales, que le prétexte de ce retour et cette réunion impromptue, traiterait de ce qui, à ces hommes, leur tenait à cœur : la grandeur du roi de France, en ses possessions d'Amérique. Louis XIV aimait tout vérifier par lui-même. Et elle faisait confiance à Joffrey. Il était si fort, si habile. Il avait des vues si claires et si complètes, sur tout et tous...