Chapitre 66
Quelques jours plus tard, il lui fit part de la mort de celle qu'entre eux ils continuaient d'appeler Ambroisine de Maudribourg. Il avait surpris la nouvelle dans les propos échangés par les deux jésuites de la mission Saint-Joseph.
L'épouse du nouveau gouverneur, en visite officielle à Montréal s'étant écartée dans sa promenade, avait été victime, à l'automne, d'une étrange agression.
– Elle est morte ! Une bête sauvage l'a dévorée.
– Ce n'est pas la première fois.
– Cette fois, c'est la bonne, murmura-t-il.
Sur cette agression, les avis de la colonie, fort secouée par les conditions horribles de cet attentat sans précédent dans les annales, demeuraient partagés. Les uns parlaient d'une bête sauvage qui l'aurait mise en pièces, les autres, d'une attaque d'un parti d'Iroquois sournoisement rôdant en cette fin d'été.
– Avez-vous des détails ? Ce n'est pas courant qu'une dame de qualité se fasse attaquer par une bête sauvage en l'île de Montréal, bien peuplée.
– Madame de Gorrestat était allée se promener à la brune, vers la pointe du Moulin, tout à l'extrémité ouest de l'île. Seule. Malgré la réputation de piété et de vertu qu'elle s'était déjà méritée, il y eut certaines mauvaises langues pour chuchoter qu'elle y avait un rendez-vous galant.
– Toujours la même ambiguïté quand on parle d'ELLE. Les uns sont innocents et veulent croire à son charme, les autres savent et se taisent et ne parlent qu'après. Elle s'est donc éloignée seule vers la pointe du Moulin. Et ensuite ?
L'ancien compagnon d'enfance d'Ambroisine eut un sourire sardonique.
– Et l'Archange était là ! Et le monstre !...
– Qu'a-t-on vu ?
– Rien ! Ni personne ! Aucunes traces alentour, ni de pas, ni de pattes... sauf, chuchote-t-on, de griffes sur l'écorce d'un arbre... Mais, rien. S'il y eut traces, elles furent effacées. Ce qui habilita par la suite la thèse d'une attaque d'Indiens, car pour effacer des traces avec tant de talent, il fallait être un esprit ou un habitué des bois. Il fallait bien donner à M. de Gorrestat de quoi alimenter sa douleur et son désir de représailles. On sut le persuader que la mort de sa femme était due à un parti d'Iroquois, et, bien qu'à l'évidence, d'après ses blessures, celle-ci ait été plutôt victime d'une bête féroce, ce qui aussi ne laissait pas, malgré tout, de paraître invraisemblable si près de la ville, l'époux effondré et qui n'avait pas eu le courage de regarder le corps, puisa la force de faire face à son épreuve dans un brûlant désir de vengeance.
« Un chef huron vint proposer « une chaudière », c'est-à-dire une expédition de guerre. L'armée, les seigneurs canadiens et les alliés sauvages se mirent en branle. Pour justifier ce déploiement de navires et de canots chargés d'armes vers le lac Champlain, on eut recours à la ruse. Le nouveau gouverneur envoya une convocation aux Principaux des Cinq-Nations, souhaitant les rencontrer et leur offrir festin pour les honorer. Les Iroquois qui regrettaient de n'avoir pas été au pawa de Fort-Frontenac à Cataracoui, comme chaque année, se rendirent à l'invite du nouvel Onontio. Au cours du repas, les Principaux furent enlevés et chargés de chaînes, et depuis dirigés sur Québec d'où on les enverra ramer sur les galères du roi.
« Seuls Outtaké, qui était en expédition au loin, et, l'on croit, Tahontaghète échappèrent.
« L'armée continua en direction de la Vallée des Cinq-Lacs. Mais l'hiver, surgissant brusquement et avec une sévérité sans égale, les troupes durent rebrousser chemin, non sans pertes. Ils se sont retirés dans les forts et les comptoirs de traites, et reprendront la campagne au printemps.
– Le Mal continue sur sa trace. Est-elle vraiment morte ?
– Autant que peut l'être une personne dont la tête a été retrouvée sur la fourche d'un arbre, alors que le corps gisait au sol à quelques pas de là.
La prophétie s'est accomplie.