Chapitre 37
L'Archange était sur les pas de la Démone depuis l'antichambre du roi.
Un pan de tapisserie qui se déplace, une porte ouverte sur un étroit passage, deux ou trois marches à franchir. La chronique parle de celles qui conduisaient du salon de madame de Maintenon à la salle de billard où le roi se rendait chaque soir pour faire sa partie.
Un page le précédant, pour retenir le battant de tapisserie, des dames plongeant dans leurs brocarts et l'une d'elles se relevant.
Deux regards, l'un d'or, l'autre d'émeraude, qui se croisent. Et dans l'ombre des labyrinthes d'un palais, Versailles, s'engouffre l'air salin d'une côte perdue d'Amérique, l'odeur de pourriture du poisson qui sèche au-soleil, une femme qui hurle agenouillée devant un corps traversé d'un harpon.« Zalil ! Zalil ! Ne meurs pas !... »
« C'est Elle, j'en suis sûr, avait pensé Cantor de Peyrac. »
Sur-le-champ, il avait fourré un louis d'or dans la paume d'un laquais proche.
– Le nom de cette femme qui vient de me croiser !...
Le laquais ne savait pas, mais stimulé par la fortune qui venait de lui échoir, il ne lui avait pas fallu plus d'une minute pour revenir et se glisser dans l'assemblée qui faisait cercle autour du billard du roi, et chuchoter à l'oreille du beau page si généreux.
– Mme de Gorrestat.
– Son époux ?
– Lequel ? Ses titres ? lui rétorqua le page avec le don d'une deuxième obole.
Cette fois le laquais abandonna pour une heure son poste de porte-torchère, calculant que si cette désertion risquait de lui attirer des reproches, elle lui coûterait moins que ce qu'il avait à gagner à servir ce jeune seigneur.
Avant la fin de la partie du roi, il était de retour et confiait à Cantor dans le creux de l'oreille tout ce qu'il avait pu glaner.
Cette dame était l'épouse de M. le Gouverneur du Nivernais récemment arrivé à Versailles sur convocation du roi. La rumeur courait qu'il y attendait une nomination d'importance. Son épouse, personne de qualité, discrète et agréable, avait plu à Mme de Maintenon qui la recevait parmi ses dames, ce qui était pour ces dernières la meilleure façon de se trouver près du soleil.
Il apprit que le couple se préparait déjà pour s'embarquer au Havre vers le Canada où M. de Gorrestat était nommé gouverneur.
Dès le lendemain, il sut que c'était bien la « veuve » du vieux Parys qui avait convolé avec M. de Gorrestat.
Tout se recoupait.
Si Cantor voulait se munir promptement du prix d'un voyage au-delà des mers, il s'agissait de trouver un expédient. Cantor comprit. Il n'y avait plus un jour, ni même une heure à perdre.
Il bondit chez Mme de Chaulnes, sa maîtresse. Il la trouva inquiète de ne pas avoir vu depuis quarante-huit heures son jeune amant. Sans vouloir lui donner les raisons de sa brusque décision, Cantor l'avertit qu'il lui fallait s'embarquer d'urgence pour la Nouvelle-France, et que, dans ce dessein, il se faisait besoin d'une somme de vingt mille livres.
Mme de Chaulnes crut que le monde se fendait en deux.
Elle poussa un cri terrible dont l'écho ne pouvait lui revenir aux oreilles sans qu'elle se sentît pétrie de honte, de détresse et de déchirante concupiscence. Un cri de bête frustrée.
– Non !... Pas vous !... jamais ! Ne me quittez pas !...
Il la regarda avec une stupeur indignée.
– Ne savez-vous donc pas, Madame, que rien ne dure éternellement ? Voilà pourquoi il nous faut cueillir le fruit et le savourer quand il nous est donné... Vous le saviez bien quand vous m'avez reçu en votre lit. Il n'y a nulle pérennité au monde !... Je dois partir !...
Elle l'imaginait seul galopant sur des chemins, attaqué par des bandits, noyé...
– Mais la mer !... gémit-elle.
Il rit. La mer ?... Ce n'était rien. Quelques mauvaises semaines à se laisser balancer au gré des vagues, en rêvant, en fredonnant, lié au sort de la nef qui vous porte, une question de patience !
Sa jeunesse étincelante lui donna le regret de n'avoir pas su prendre les choses de la vie gaiement quand elle avait son âge.
– Tu vas le rejoindre ?... Le petit animal des bois ?...
Cantor fronça les sourcils. Une ombre passa sur son visage.
– Il n'est point certain que je le retrouve, fit-il avec souci.
– Vous a-t-il appelé ?
– Je ne sais...
– Ne mécontentez pas le roi...
– Mon frère arrangera cela...
Ils échangeaient des mots, tandis que Mme de Chaulnes ouvrait des coffres, puis des cassettes, et versait dans l'escarcelle tendue de Cantor des louis d'or qu'elle ne prenait même pas la peine de compter.
– Je ne te laisserai pas partir...
– Votre devoir ne se discute pas, Madame.
– Mais enfin qu'arrive-t-il ? Votre famille, là-bas, en Amérique est-elle en danger ?...
– C'est pire !
Elle laissa tomber sa tête sur son épaule, le couvrant de larmes.
– Mon beau sire, au moins, dites-le-moi... qui donc allez-vous pourfendre ?
– Le Mal !...
Il se redressa. Et elle s'écarta. Elle ne le voyait plus qu'à travers un brouillard.
Elle allait l'attendre, en se remémorant ses gestes, ses rares sourires, ses paroles si sages.
« Madame, ne savez-vous donc pas que rien n'est éternel... »
– Merci, cria-t-il. Et priez ! Priez pour moi !
Il courait vers la porte.
– Non ! Vous n'allez pas partir ainsi... sans me dire adieu !...
Il revînt dans un élan confus et la prit dans ses bras. Tandis qu'il l'embrassait, elle sut qu'il était un homme, un homme qu'elle aurait tant rêvé de rencontrer à l'aube de sa vie. Avec lequel elle aurait tant rêvé de vivre, jour après jour.
– Attendez, mon chéri... Tout à coup, il me vient une idée encore... Deux diamants de pendants d'oreilles, des perles d'un collier que vous pourrez négocier.
Elle les lui remit, en combla ses paumes, lui referma les doigts sur les bijoux comme si c'était là son pauvre cœur qu'elle lui confiait à emporter. Il baisa les mains généreuses qui tenaient les siennes.
– Merci. Merci. Je laisse un mot à mon frère afin qu'il vous soit fait remboursement au plus tôt.
Elle gémissait, larmes taries.
– Non. Gardez tout... Ce sera un peu de moi qui demeurera avec vous.
Il se jeta à ses genoux comme la première fois, l'étreignit.
– Douce amie, soyez bénie !...
Toute sa vie elle conserverait le souvenir de ses jeunes bras, en cercle autour de ses reins, de son front juvénile contre son bas-ventre.
Elle mourrait avec ce viatique.
Le seul à garder, comme le seul trésor de toute une vie.
Hagarde de douleur, elle s'en fit serment. Son seul viatique d'amour !
*****
La poursuite mena Cantor de Peyrac jusqu'au Havre-de-Grâce, un port de Normandie.
Le navire qui emmenait le gouverneur provisoire de Nouvelle-France, son épouse et leur suite avait pris la mer depuis deux jours. Il n'y avait plus qu'à espérer que la tempête qui venait de s'élever sur la Manche les déportât jusqu'au golfe de Gascogne et les retardât, le temps, pour Cantor, de trouver pour lui-même un passage. Cela s'avéra difficile. Flotte et flottilles de pêches saisonnières, navires de commerce, chargés de courrier et de passagers pour la Nouvelle-France, avaient déjà mis à la voile, tous en chœur. Les premiers départs s'effectuaient à peu près aux mêmes dates. Il finit par trouver un petit bâtiment que d'indispensables réparations de dernière heure avaient retenu au port. C'était une « patache », mais Cantor apprenant que l'intention de son capitaine était de filer « par le plus droit » sur le Saint-Laurent, offrit bon prix pour monter à bord. Son expérience des traversées et des navires lui avait appris qu'une coque de noix grinçante, nantie d'un équipage restreint, mais formé de « bonshommes » qui se sont trouvés plus souvent sur mer que sur terre, peut damer le pion de la vitesse aux grands monuments à trois ponts et vingt-cinq canons.
Il sut également à la mine des matelots que son apparence et ses louis d'or exhibés ne manqueraient pas de faire naître des intentions très précises dans leur esprit, comme celles de le voler et de l'assassiner.
La seconde nuit du voyage, deux silhouettes se glissèrent dans la cambuse où il dormait, se ruèrent sur la forme allongée, et tandis qu'ils s'occupaient de la larder de coups de couteau, deux coups violents reçus à l'arrière du crâne les endormirent pour le compte. Puis Cantor de Peyrac alla réveiller le capitaine, et le pria de l'accompagner afin de constater les dommages qu'on avait voulu lui causer et dont seul était victime le mannequin de toiles et chiffons, allongé à sa place.
– Capitaine, lui dit-il, je vous veux homme d'honneur et sans partage dans ce complot, mais je m'étonne que vous n'ayez pas plus à cœur, connaissant vos hommes, de maintenir la bonne renommée de votre bâtiment.
« Je suis entre vos mains, mais vous êtes aussi entre les miennes. Je vous propose un marché. De cette bourse pleine d'or que j'ai là, si j'arrive vivant sur les rives du Canada, je vous en donnerai à vous, la moitié. Si vous me tuez pour avoir tout, non seulement vous serez obligé de partager avec vos forbans, mais vous ne pourrez jouir des quelques louis qui vous resteront, car désormais, vos jours seront comptés. J'ai indiqué aux gens de ma famille sur quel navire je m'embarquais. En quelque coin du monde où vous vous rendiez désormais, les hommes de mon père vous retrouveraient et vous trancheraient la gorge pour le moins. Je vous cèlerai son nom afin que vous n'ourdissiez pas le projet de me retenir captif pour demander rançon.
Sur ces entrefaites, un des matelots qui, plus habile, avait réussi à se dégager des liens un peu hâtifs dont Cantor l'avait paralysé, vint au secours du capitaine armé de son couteau. Cantor se retourna et lui déchargea son pistolet à bout portant.
– Vous m'avez tué un de mes hommes, dit le capitaine, après avoir contemplé le cadavre un certain temps, comme s'il n'était pas très sûr de ce qui gisait là, à leurs pieds.
– Qui ne sait tuer, ne peut vivre, riposta son jeune interlocuteur. Voilà une vérité que mon frère aîné me répète chaque matin, et tous deux nous avons été enseignés là-dessus par notre père et son exemple. Aussi, capitaine, que cette intervention vous prouve le sérieux de mes discours. Réfléchissez bien. La moitié de l'or que je porte sur moi en échange de ma vie, ou tout mon bien et ma mort, et vous ne jouirez pas longtemps de ma fortune acquise. Sans compter que vos bandits de matelots chercheront à vous la ravir. Donc, protégez-moi contre ces forbans de tout le pouvoir et la puissance dont vous êtes détenteur sur ce navire, où la loi des hommes vous a fait seul maître à bord après Dieu. Et je commencerai de vous suggérer pour celui-là, coupable de s'être absenté du guet afin d'accomplir son forfait, de le mettre au carcan selon la peine prévue, peine légère hors celle plus recommandée qu'il reçoive la cale trois fois.
Les presciences de jeune navigateur s'avéraient justes.
La « patache », avec la vigueur du « corniaud » en face des chiens de race, évitait grains, coups de vent, pirates et calmes plats, et filait à bonne vitesse par les routes ordinaires.
Ce fut une traversée facile, de celle qui entretient l'ennui du matelot.
Le jeune homme blond, assis le dos aux bastingages, qui sifflait dans une flûte de berger grec et se plongeait des heures à regarder des images, continuait de tenter les bandits, et l'on chercha à obtenir ses richesses par des voies moins directes. On lui envoya un homme de Dieppe qu'on appelait Léon-le-Musulman parce qu'il avait été dix ans captif en Alger, chez les Barbaresques et qu'il y avait pris le goût de porter des turbans et le goût des garçons.
Le sourire câlin avec lequel il aborda Cantor se figea, lorsqu'une fois agenouillé devant lui, il sentit la pointe d'une dague lui piquer les côtes.
– Que me veux-tu ? demanda le jeune homme blond.
L'homme enturbanné chercha à se faire entendre. Cantor le retenait d'une main et de l'autre continuait à lui couper le souffle avec la pointe de son poignard.
– Tu connais le règlement du bord : « fautes-châtiments » ? Quels en sont les termes pour celle que tu t'apprêtes à me demander de commettre avec toi ?
Cantor récita d'une voix monocorde d'élève :
– Faute : sodomie ; peine : étranglé et jeté en mer ou débarqué sur une île déserte parfois sans eau...
– Notre capitaine ferme les yeux sur ces jeux...
– Je peux le prier de les rouvrir. Je l'ai payé pour ça.
Le pauvre « musulman » éconduit s'en fut confirmer à ses compères qu'il n'y avait rien à faire. Il n'avait même pas pu entrevoir la bourse aux louis d'or. Par contre, par le caban entrouvert du blondinet, il avait vu un véritable arsenal. Deux pistolets, un coutelas et une petite hachette comme en ont les Indiens. Plus l'épée en baudrier. Et il devait avoir une dague dans chaque botte.
Aussi, par la suite, tout resta calme. On était sur l'autre versant du voyage. Plus proches du grand continent de l'Amérique que de l'Europe familière.