Chapitre 62

Elle avait cru que l'orignal leur fournissant des réserves de viande jusqu'au printemps, garantirait leur survie jusque-là. Mais voici que pointait la face insidieuse du deuxième ennemi le plus cruel des hivernages, après la faim : le scorbut. Face hideuse, face pourrie, aux chairs gonflées, aux gencives sanguinolentes...

Elle commença d'en soupçonner l'approche en remarquant la pâleur et la fatigue de la petite Gloriandre. Cette charmante poupée, toujours gaie et qui suivait, avec un entrain aussi dévotieux qu'admiratif, les initiatives de ses frères, ne l'avait pas accoutumée à l'inquiétude. Depuis les premières heures de sa naissance, elle surnageait, faisant preuve d'une vigoureuse santé, petit poisson vaillant dans le courant des maladies et épreuves physiques qui s'abattaient sur son frère, et qu'on s'était habitué à lui voir franchir, elle, par ses seules forces et sans grand dommage.

À cause de cela peut-être, Angélique fut plus longue à s'alerter. Et quand elle s'en avisa, le mal lui parut déjà fort avancé. De toute façon, elle était impuissante à l'enrayer. Des éléments essentiels manquaient à leur nourriture.

L'enfant sur ses genoux, elle caressait le rond visage, où les prunelles d'un bleu changeant s'étaient ternies, elle caressait les longs cheveux noirs, si beaux et invraisemblablement longs chez une si petite fille, qu'ils semblaient la vêtir, la cacher dans son abandon contre l'épaule de sa mère, tandis que ses petites lèvres gonflées s'efforçaient en vain d'ébaucher un sourire.

– Ô, ma petite princesse ! Ô, mon trésor ! Ce n'est pas possible. Je sais encore si peu de choses de toi. Je n'ai pas encore eu le temps de te connaître. Et tu t'en vas !... Je t'en prie ! Je t'en supplie... Ne pars pas !

Cet atterrement, cet affolement, c'était son premier réflexe sous le choc de la découverte. Elle avait tellement cru qu'ils étaient sauvés de tout, et que tous en vie reverraient le printemps.

Comment se défendre de l'horrible maladie ?... Elle allait trouver un moyen. Mais dans les premiers instants, elle ne pouvait que serrer l'enfant contre elle, avec passion.

Gloriandre de Peyrac ! La petite princesse ! La petite merveille ! Parée de toutes les grâces. La fille du comte de Toulouse. Elle pensa à Joffrey. Elle pensa aux femmes de sa lignée. Et à la régente d'Aquitaine, sa mère, superbe et ardente, dont il disait, en évoquant les vagabondages de sa jeunesse étourdie, « que même au bout du monde, et sans lui vouer un quotidien souvenir, il avait gardé la sensation de ne l'avoir jamais quittée ». À cet esprit tutélaire, elle confia l'enfant condamnée.

Cette femme avait adoré son fils, et combien Angélique comprenait et partageait ce sentiment ! Sa vaillance avait dû donner à la mère de Joffrey le pouvoir de continuer à veiller sur lui dans l'au-delà.

« Vous n'avez pas le droit de lui laisser reprendre sa petite-fille. »

Le marché posé, elle se sentit mieux.

Du lit, la voix du Jésuite lui parvint. Il s'informait de son souci, dont il avait perçu l'expression sur sa physionomie.

– Ma petite fille, je la croyais sauvée, murmura-t-elle. Et puis voici que je recommence à craindre qu'elle me soit enlevée, qu'elle ne parvienne pas jusqu'au bout de l'hiver.

Elle se mordait les lèvres, et c'était la première fois qu'il la voyait retenir ses larmes. Il découvrait en ses traits bouleversés la vulnérabilité de son cœur, sa tendresse émouvante que ce beau visage, parfois si impérieux, au regard qui pouvait être si fulgurant, faisait oublier.

– Pas deux fois, murmura-t-elle ! Pas deux fois cette angoisse.

– Ah ! Vous voyez ?.... Vous comprenez maintenant ce que cela veut dire. Pas deux fois. C'est le deuxième coup qui provoque la chute... Pour celui-ci, on n'avait pas de forces en réserve. Que craignez-vous ?

– Le scorbut. Le mal de terre.

Il fit un effort pour s'asseoir et se hisser hors du lit, puis vint, à petits pas de podagre, se pencher sur l'enfant et l'examiner avec attention.

Puis il retourna s'étendre, et ferma les yeux avec un profond soupir.

Mais au bout de quelques instants, il dit d'une voix ferme :

– Gardez confiance.

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