Chapitre 61
Ils s'imaginaient toujours que tout avait été dit, que la paix entre eux s'était faite, et puis, sur un mot, une allusion, se réveillaient la rancœur, le désespoir, les regrets.
Rancœur d'avoir payé un si lourd tribut, désespoir devant l'irréparable, regrets de s'être montrés craintifs, imparfaits, d'avoir, par bonne volonté, fait le jeu de piètres passions qui, une fois assouvies, semblent futiles, sans proportions avec les désastres qui s'ensuivent, les deuils qu'elles ont engendrés, les larmes qu'elles ont fait couler.
Leur antagonisme éclata une fois de plus, et c'était pourtant à l'occasion d'un événement qui aurait dû être marqué du signe de la joie : leur première sortie hors du fortin, après une longue période inclémente de nuit et de tempêtes, où ils n'avaient pu faire autrement que de rester terrés dans leur trou, sortie qui verrait les premiers pas du « ressuscité » à la lumière.
Depuis le début, elle avait pris soin de lui faire plier et déplier les jambes malgré les douleurs que cela entraînait et qui lui faisaient pousser des cris. Car elle avait remarqué qu'il pouvait exécuter des mouvements témoignant de souplesse et de vigueur, comme cette fois où il s'était redressé pour atteindre sa main et la baiser. Et cela évitait la raideur des membres qui risquaient d'être gauchis par les cicatrices, toujours imparfaites, que forment les chairs brûlées.
– Aujourd'hui, vous devez essayer de vous asseoir, lui disait-elle en lui tendant les deux mains, pour qu'il puisse s'y agripper.
Le moment vint de l'encourager à se bouger plus encore.
Les progrès furent lents, pourtant avec des étapes décisives, franchies d'une heure à l'autre, comme par miracle.
Un jour il fut debout, squelettique, désarticulé, comme un polichinelle cassé, mais réussissant à déplacer ses pieds de quelques pouces tandis qu'elle le soutenait, le portait plutôt, le retenant à la taille, l'un de ses bras autour de ses épaules, et qu'il s'appuyait de l'autre main au petit Charles-Henri.
Le temps s'étant amélioré, elle décida d'effectuer une sortie avec lui et les enfants. La saison traversait une période de beau fixe. Le froid restait intense, mais le soleil brillait sur la neige fraîche et poudreuse.
Angélique avait dégagé la porte. Avec les enfants, ils avaient pointé le nez dehors et perçu la caresse du soleil au-delà de l'étreinte du gel. C'est le temps au cœur de l'hivernage où quelques ours risquent une vague sortie titubante pour replonger ensuite dans un meilleur sommeil.
À Wapassou, les autres hivers, tout le monde sortait, et l'on passait les brèves heures ensoleillées du jour à baguenauder. On allait se visiter, visiter les Indiens, on se promenait en raquettes, on poussait des traînes et les enfants faisaient des glissades au bord du lac, où, pour imiter la société québécoise lorsqu'elle organisait ses parties de patinage et de pique-nique au Pain de sucre, près des Chutes Montmorency, l'on dressait des auvents avec brasero, distribuant des saucisses et des tartines de mélasse. C'était toujours pour les enfants des jours de liesse. Par ce temps-là, Angélique et Joffrey montaient au sommet de leur donjon et regardaient l'animation tout autour de la belle forteresse de bois de Wapassou, la fumée s'élevant des toits enfouis des autres habitations ayant essaimé sous leur sauvegarde. Les cris des enfants sonnaient loin, les rires des femmes, les interpellations des hommes, se hélant ou s'encourageant dans leurs travaux.
On sortait afin de boire l'air et le soleil comme une panacée dont il fallait faire provision avant que la tempête ne les emprisonnât pour de longues semaines encore, entre leurs murs, sous le poids des neiges.
À l'arrivée du père d'Orgeval mourant, après l'avoir débarrassé de ses haillons, elle avait puisé parmi les chemises et les gilets de Lymon White pour le vêtir. Pour la circonstance, elle lui apporta les hauts-de-chausses, bas, souliers du gardien de la maison – qu'était-il devenu, le pauvre muet ? – plus sa casaque et son bonnet de peau fourrés. Lorsqu'elle vit le jésuite équipé de pied en cap, elle ne résista pas à la malice de lui demander si, de se sentir revêtu des hardes d'un Anglais puritain congrégationaliste du Massachusetts, et qui avait eu la langue coupée pour blasphème, ne l'impressionnait pas. Il répliqua, frémissant :
– Comment osez-vous plaisanter sur vos trahisons ? La racaille pernicieuse dont vous vous êtes entourés, votre époux et vous, a causé votre perte.
Comme il était debout et fort vacillant, et qu'elle-même et Charles-Henri avaient de la peine à le soutenir, elle s'exerça à la patience et garda le silence.
Elle commit une imprudence. Celle de ne pas prendre en compte l'émotion que de telles paroles, injustes et révoltantes, éveillaient en elle.
L'aventure commençait mal. Ce fut son erreur de ne pas y renoncer, et de poursuivre son dessein qui était de traîner tout son monde dehors. Affaiblie par la contrariété et la rancune que ces réflexions mal intentionnées de son patient avaient provoqué en elle, elle se sentit presque mal. Elle lui en voulut à mort.
– Avec vous, je vais prendre dix ans de plus, lui dit-elle.
Mais il ne comprit pas. Il était préoccupé d'avancer le long du couloir, chaque pas lui coûtant un effort, et, sans doute, une souffrance.
Lorsqu'ils se furent extirpés de la tranchée glacée et se trouvèrent debout sur la neige en proie au froid et à la lumière, le regard qu'Angélique jeta sur la plaine blanche et étincelante, au lieu d'être heureux, fut amer.
Ce qu'elle voyait se détacher sur le ciel bleu, c'étaient les ruines de Wapassou dont le chaos recouvert de neige dressait une barbare cathédrale au revers de la colline.
Dans ses précédentes sorties, elle avait toujours évité de se tourner de ce côté-là, mais aujourd'hui, par la faute des paroles qu'elle venait d'entendre, elle éprouvait un dangereux vertige en mesurant toute l'ampleur du désastre. Cela lui creva le cœur parce qu'elle avait fini par oublier, dans l'urgence des menaces de famine. Mais le spectacle lui était d'autant plus pénible qu'elle se trouvait devant l'homme qui avait voulu cette défaite et qui pouvait s'en réjouir.
– Regardez ! s'écria-t-elle s'adressant à la forme masculine qui se tenait près d'elle. Voilà votre œuvre ! Réjouissez-vous ! Vous vous plaignez de vos amis, de vos fidèles qui vous ont trahi. N'empêche qu'ils vous ont bien vengé... Ne vous lamentez plus là-dessus. Vous avez gagné... Car les dernières adjurations d'un saint martyr sont des ordres sacrés. Voici le résultat !
Les mots violents lui sortaient de la bouche. Elle les avait longuement ressassés, et même répétés à voix haute lorsqu'elle était seule dans le silence du désert blanc. Mais elle était incapable de les ranger, de donner une cohésion à ce qu'elle voulait lui expliquer.
– Il s'en aurait fallu de si peu pour que tout soit sauvé !... que le pauvre Emmanuel ait eu le temps de me parler avant de mourir.
– Mourir ? Emmanuel ? Ne m'avez-vous pas dit qu'il avait été épargné ?
– Par les Iroquois, oui ! Mais pas par les vôtres ! Il est mort !... Il est mort pour que nul ne connaisse la vérité sur votre déchéance... Il était venu dans le jardin, à Salem, pour me faire des révélations. Il allait parler. Il allait me confier sans doute ce qu'il avait vu dans la vallée des Cinq-Nations, il allait me crier : « Ce n'est pas vrai ! Le Père d'Orgeval n'est pas mort martyr aux Iroquois. Il ne vous a accusée, vous, Mme de Peyrac, vous la Dame du Lac d'Argent, innocentée par les plus hautes instances de l'Église, que pour dissimuler sa faiblesse devant les tortures, trouver à son effondrement un prétexte, mais qui ne tromperait personne. Tout n'est que mensonges, m'aurait-il dit en pleurant, mais je vois mes maîtres les plus vénérés bâtir une légende destinée à abuser les âmes pieuses.
« Voilà ce qu'il était sur le point de me dire. Voilà ce qui expliquait sa pâleur et son désarroi. Il n'en pouvait plus de se sentir engagé dans cette félonie.
Le jésuite essayait de suivre ses paroles volubiles en l'épiant d'un regard anxieux.
– Et... A-t-il parlé ?
– Il n'a pas eu le temps. Le père de Marville a surgi devant nous. Il a intimé au jeune homme de se taire et de le suivre. Je ne l'ai plus revu. Le lendemain, on repêchait dans les eaux du port le corps d'Emmanuel Labour. Dira-t-on qu'il s'est suicidé ? Je crains qu'une volonté étrangère ne l'y ait poussé.
Et parce qu'Angélique crut surprendre dans le regard fixe, posé sur elle, une lueur de soulagement, elle se sentit devenir folle d'indignation.
– Vous aussi, vous trouvez que tout est bien ainsi, n'est-ce pas ? Vous l'auriez fait ? Vous auriez joué de vos « pouvoirs », comme vous dites, pour entraîner ce pauvre enfant, désorienté, affaibli par la faim, la fatigue et les tortures à aller se détruire lui-même, à se noyer volontairement, emportant son secret dans la tombe. Lui si chrétien, si courageux, comment pourrait-on expliquer un tel geste, si l'on ne savait quelles influences vous n'hésitez pas à déclencher lorsque vous le jugez nécessaire, mes Pères... comme vous l'avez fait si souvent...
« Vous l'auriez fait, vous auriez sacrifié l'enfant vous aussi, comme le père de Marville l'a fait. Il fallait sauver l'honneur de l'ordre. Eh bien ! Voici. Regardez autour de vous. L'honneur de l'ordre est sauvé. Et notre œuvre à nous est anéantie.
Elle haletait. Des petits nuages de buée, s'échappant de sa bouche, soulignaient les mots dérisoires qu'elle s'entendait prononcer et jeter aux quatre vents de l'univers glacé.
– Les dernières paroles d'un martyr ont le poids des ordonnances ! L'impératif d'un testament !... Marville a su ce qu'il réussirait en vous mettant sur les autels. Sachant qu'il ne pourrait jamais effacer la réalité de votre acte, il a transmuté ce plomb en or pur et, le dissimulant, l'a fait servir à la plus grande gloire de Dieu et du Royaume. Vous êtes le plus grand. Vous les symbolisez tous. Gloire vous soit rendue, père d'Orgeval. On vous édifie des chapelles et les foules vous adressent prières et suppliques. Votre frère en religion a fait plus que de vous venger. Il vous a canonisé. Et qui se repentirait du résultat d'une si brillante imposture !...
Le froid lui arrachait la gorge. Elle avait tort de parler ainsi, de crier ainsi, cela ne servait plus à rien et ne vengeait personne.
Angélique toussa. Ses lèvres étaient sèches.
« À quoi bon la colère », se dit-elle, regrettant son éclat, et l'état dans lequel elle s'était mise, car elle sentait la sueur qui lui coulait sur l'échine se figer en glaçons.
À quoi bon cette diatribe adressée à un revenant qui ne tient pas debout et qui ne peut mettre un pied devant l'autre !
Elle reprit souffle, les yeux clos, puis leva les yeux sur lui.
Elle le vit la bouche ouverte, la mâchoire tombée, en une expression de stupeur, mais aussi d'incrédulité. Il venait seulement de réaliser le complot que le père de Marville avait tissé autour de son nom. Il se prit à secouer la tête et répéta plusieurs fois :
– Qu'est-ce que j'ai fait ?... qu'est-ce que j'ai fait ?...
Très lentement, il plia des genoux. Elle tendit le bras pour le retenir.
Mais il s'était seulement agenouillé. Et elle le vit lever les yeux, puis les mains vers le ciel.
– Pardonne-moi, Emmanuel. Et vous, très chers et saints et modestes martyrs, mes frères jésuites du pays de Canada, vous que le monde oubliera, pardonnez-moi ! Pardonnez-moi d'avoir usurpé, malgré moi, la gloire et la révérence qui vous sont dues, à vous seuls, vrais sacrifiés de Dieu, vous qui êtes morts pour Son seul amour, et non pour l'adulation des humains, pour leur servir d'exemple et non pour susciter leur vénération idolâtre, pardonnez-moi !
« Pardonnez-moi les fautes commises par ma faute, les félonies auxquelles j'ai entraîné les miens. Pardonnez-moi ! À moi, indigne, moi, la honte de notre Saint ordre, moi le plus vil, moi le plus lâche. Par la fraternité de nos engagements, conservez-moi votre pitié, priez pour mon rachat, et par la vertu de vos saintes plaies, ô, je vous en supplie, veuillez m'assister à l'heure de ma mort !...
La lumière qui rendait sa face translucide venait-elle du soleil ou de la transfiguration intérieure de son être ?...
Là encore, Angélique se trouvait devant un inconnu, et se demandait où était passé l'individu auquel elle venait tout à l'heure d'adresser son violent réquisitoire.
Puis, soudain, elle se retrouva dans le grand silence blanc et le froid cruel.
– Où sont les enfants, s'écria-t-elle revenant à la réalité. Où sont-ils passés ?
Elle regardait autour d'elle. Les enfants avaient disparu. Elle se remit à claquer des dents de froid et de panique. Elle avait perdu la tête à se disputer avec cet homme et, pendant ce temps, elle avait perdu de vue les enfants.
– Où sont-ils ?... Où sont-ils ! Où sont les petits innocents ?...
– Ils sont là-bas, au bord du lac et ils font des glissades, dit le père d'Orgeval dont la vue était perçante.
Il s'était relevé et il posa une main sur son épaule.
– Apaisez-vous !
– Je ne pourrai jamais aller si loin les chercher. Mais comment font-ils donc ? J'ai à peine assez de force pour effectuer quelques pas et eux s'envolent comme des oiseaux. Comment les atteindre ?... Ils s'éloignent. Ô mon Dieu !
– Ne bougez pas, dit-il. Ils vont revenir. Ils vont revenir d'eux-mêmes.
Une brume sournoise de fin du jour commençait de poudrer les lointains, de pastelliser le bleu des forêts, de fondre tout le paysage derrière un voile d'irréalité.
Angélique ne voyait plus les enfants et s'affolait.
– Est-ce qu'ils reviennent ?
– Ils reviennent.
– Je ne les vois plus. Où sont-ils ? Ils vont disparaître. Disparaître !...
– Non ! Ils reviennent ! Calmez-vous.
Elle sentît ce bras nerveux autour d'elle qui la soutenait, et la retenait de s'élancer, car elle serait tombée et n'aurait pu se relever.
Puis les enfants réapparurent à sa vue, trois points ronds, même pas des silhouettes tant ils étaient petits et engoncés dans leurs vêtements, mais trois points qui, de façon insensible, grossissaient de seconde en seconde.
– Ils avancent ?
– Ils avancent.
Ils s'avançaient, comme naissant de l'or vermeil de l'hiver, Charles-Henri au milieu, donnant la main aux jumeaux, ceux-ci se dandinant sans hâte à ses côtés, et tous trois très satisfaits de leur expédition.
– Ne leur dites rien. Ne les grondez pas... Ils sont notre pardon ! Ils sont notre salut !