Chapitre 48

Angélique se pencha au-dessus de la ravine. c'était bien de cette faille que la fumée s'élevait en volutes paresseuses, s'étalant en nappe pour se mêler à la lourde brume.

À ce moment, la branche à laquelle elle se cramponnait et qui était enrobée de glace cassa comme verre et elle déboula dans le trou en se heurtant aux rochers mais sans se faire de mal à cause de l'épaisseur de la neige qu'elle entraînait avec elle.

Elle se retrouva au fond, presque ensevelie par l'avalanche, et eut beaucoup de peine à s'en extraire, à retrouver son arme qui lui avait échappé et un de ses gants arraché. La neige s'était insinuée dans ses manches, dans son cou, dans son capuchon.

Avec des mouvements de nageur, elle parvint à regagner un terrain plus ferme, se trouva près d'un petit ruisseau à moitié gelé.

Devant elle se dressaient les colonnades de glace d'une chute d'eau, un « sault » comme ils disaient par là. C'était au pied de la cascade, pour lors figée et muette, que stagnait la fumée, émanant des dômes engloutis de deux wigwams indiens, de ces abris que les nomades montent hâtivement avec des baguettes souples, sur lesquelles ils jettent des pans d'écorce d'ormes ou de bouleaux. À travers les interstices des écorces, et sans même faire fondre complètement la neige, la fumée filtrait, trahissait la vie.

Alentour et malgré la tombée de neige fraîche de la nuit précédente, on relevait les piétinements d'un campement. Elle aperçut une traîne et un harnais qui émergeaient, et crut entendre gronder un chien à l'intérieur d'un des deux champignons coiffés de blanc.

Le doigt sur la détente, elle demeura aux aguets. Elle avait été si privée de toute présence humaine depuis ces longues semaines qui avaient fait sans doute des mois, qu'elle hésitait et redoutait le contact. Amis ? Ennemis ? Indiens ? Ou coureurs de bois canadiens ?...

La plaque d'écorce, qui servait de porte, s'écarta. Un visage de femme indienne sous son bandeau de perles se montra à demi, puis s'effaça pour laisser place à celui de son seigneur et maître, un Indien, lequel, pour s'extirper de sa tanière, pointa en avant un haut chignon huilé, orné de « couteaux » noirs d'ailes de corbeau. Redressant la tête, il observa l'intruse, en arrêt à quelques pas derrière les buissons.

À son profil busqué, son menton court, ses petits yeux pétillants, elle supposa qu'il s'agissait d'un Abénakis du sud. Il ressemblait à Piksarett. La vue du mousquet ne semblait pas l'impressionner.

À tout hasard, elle le héla de loin et le salua en sa langue. Il répondit en français.

– Salut à toi. Je suis Pengashi, de la Fédération des Wapanogs. D'où sors-tu, enfant ?

À sa silhouette, il devait la prendre pour un jeune Blanc. Elle ébaucha un geste vers le sommet du ravin.

– De Wapassou, là-bas.

Il plissait des yeux pour mieux la distinguer.

– Je croyais qu'ils étaient tous morts là-haut. J'ai vu de loin les ruines du fort et des maisons...

Alors elle se nomma et il parut heureusement surpris. Elle lui dit qu'elle restait seule à Wapassou avec trois enfants.

– Approche ! Entre ! lui intima-t-il en se retirant pour lui laisser libre le passage de l'étroite entrée.

Elle planta ses raquettes devant le seuil, à côté de la hutte et se glissa à l'intérieur du wigwam. Une fois la porte refermée, c'est-à-dire la plaque d'écorce retombée sur l'ouverture, il faisait bon dans cet abri étroit où l'on ne pouvait se tenir qu'assis. On marinait dans une épaisse fumée, mais Angélique fut surtout sensible à l'odeur du brouet qui avait dû cuire dans une marmite posée sur des braises et dont deux ou trois enfants achevaient de rassembler les derniers restes dans des écuelles de bois.

C'étaient certainement de très pauvres gens. Elle avait scrupule de leur demander d'emblée de la nourriture. Pengashi racontait que l'hiver les avait surpris alors qu'il n'avait même pas achevé de mener à bien la traite d'été sur les côtes du New-Hampshire. Pas plus, n'avait-il eu le temps de chasser et de fumer assez de viande et de poisson pour leurs réserves d'hiver.

Démuni, ayant dû abandonner ses fourrures dans une cache au pied d'un arbre, il était remonté vers les montagnes de l'intérieur pour y joindre les gens de sa tribu, mais ceux-ci se trouvaient presque dans le même cas que lui, et tout le monde se dispersait afin de courir sa chance de subsistance chacun de son côté. Son frère aîné l'avait encouragé à se rendre vers le nord pour passer l'hiver sous la protection des Blancs de Wapassou. Mais après un long et pénible voyage, il croisa quelques groupes clairsemés d'Abénakis et d'Algonquins qui erraient, désorientés, et qui l'avertirent que le fort de l'Homme du Tonnerre était ruiné, et qu'il n'y avait plus là-bas âme qui vive.

Il continua pourtant, ne voulant pas y croire, aperçut de loin les ruines noircies, se résigna, mais avant de s'engager dans une nouvelle direction, comme il était à bout de vivres, il chercha un endroit propice pour cabaner, le temps de poser des pièges dans l'espoir d'attraper un gibier que l'hiver précoce rendait fort rare.

Ils avaient dressé leurs huttes depuis trois jours. Du fond de sa ravine, uniquement préoccupé de ses pièges et de sa chasse avant de se remettre en chemin, il n'avait pas pensé à examiner de plus près l'emplacement de Wapassou, et à y chercher des traces de vie, ce qui expliquait qu'il n'eût pas remarqué de son côté la fumée du fortin.

Son intention était de continuer vers le Nord et de mettre sa famille à l'abri des missions sur le Richelieu, ou du fort Saint-Anne.

Tout en parlant, il fumait sa pipe à petits coups et il avait sans cesse une mimique satisfaite, hochant la tête avec l'air entendu de quelqu'un qui n'en pense pas moins, et qui se félicite d'avoir si bien mené ses affaires.

– Le Richelieu ? Le fort Sainte-Anne ? Mais c'est très loin, lui fit remarquer Angélique. Pourquoi n'essayez-vous pas plutôt de remonter par la Chaudière vers Québec ? Vous auriez moins de distance à parcourir.

Il secoua la tête. Il avait entendu dire que l'armée du nouveau gouverneur hivernait dans les forts du Richelieu et ceux des lacs Saint-Sacrement, Champlain, et qu'à l'automne, des barques n'avaient cessé d'y acheminer de Montréal un ravitaillement monumental.

Non seulement il serait à l'abri avec les siens de la famine, mais à pied d'œuvre quand viendrait le printemps pour participer à la grande campagne guerrière contre les Cinq-Nations iroquoises qui se préparait.

Tout à coup, il s'informa du nom des enfants qui étaient avec elle dans le fortin, et quand elle lui eut répondu, il manifesta à nouveau une grande satisfaction.

– Charles-Henri ! Charles-Henri ! répéta-t-il à plusieurs reprises.

Puis se penchant vers elle d'un air malicieux :

– Je suis le beau-frère de Jenny Manigault, lui confia-t-il. Pour tout dire, il était le frère de Passaconaway, le chef des Pemacooks, qui avait enlevé Jenny et qu'elle était partie rejoindre après son évasion, confiant son fils Charles-Henri à Angélique.

Pengashi estimait que son frère aîné avait eu tort d'enlever une Française.

– Nous le lui avons tous dit, au début, nous, sa parenté, ses amis. « Mon frère prends garde », lui répétions-nous. « Tu as enlevé une Française et nos alliés blancs de Canada vont nous chercher querelle. » Alors, il alla se cacher dans les Montagnes Vertes, mais plus tard il m'avertit qu'il avait appris que sa captive française était de la même religion que les Anglais, de ceux qui avaient crucifié Notre Seigneur Jésus-Christ, et que, pour cette raison, ses compatriotes français la considéreraient comme prisonnière s'il proposait de la leur rendre. Et, loin de la racheter, les Français la donneraient à d'autres Abénakis comme butin. Il avait donc compris que personne ne viendrait la lui reprendre, s'il savait bien se défier et des uns et des autres.

La dernière fois que Pengashi avait vu son frère le chef Passaconaway, il s'apprêtait à décabaner avec sa famille composée de Jenny et de l'enfant qu'il avait eu d'elle : une petite fille, de sa mère, d'un jeune cousin qui avait perdu tous les siens dans la guerre du roi Philippe.

L'hiver s'annonçait trop rigoureux dans les Montagnes Vertes. Il voulait se rapprocher de la côte, tout en veillant à ne pas attirer la suspicion des colons anglais qui avançaient, de plus en plus nombreux vers les montagnes pour défricher la forêt et qui voyaient partout, dès que pointait la plume d'un sauvage, des partis de guerre du Nord canadien, Français et Abénakis, venus pour les scalper.

Passaconaway n'était pas baptisé, comme lui Pengashi, qui était chrétien ainsi que sa famille, et jusqu'à ses parents. Passaconaway se méfiait des hommes blancs qui pouvaient venir lui reprendre Jenny, les Français parce qu'elle était de leur race, et les Anglais parce qu'elle était de leur religion. Il serait heureux que Pengashi apporte des nouvelles de son fils à Jenny.

– Si tu remontes vers le Nord, tu n'es pas prêt de revoir ton frère, ni de pouvoir transmettre à Jenny des nouvelles de son fils, lui dit-elle.

Mais cette notion de temps et de distance n'impressionnait pas l'Indien. De toute façon, la campagne de guerre contre les Iroquois les amènerait non loin des régions où Passaconaway et sa petite tribu se cachaient.

Une fois les Iroquois anéantis, Pengashi pourrait suivre un parti, décidé à descendre récolter des chevelures d'Anglais chez les habitants des frontières, ce qui le mettrait aux limites de l'arrière-pays du New-Hampshire et des Montagnes Vertes. Il saurait distraire quelques jours aux combats, pour joindre les siens et les visiter.

Dans le wigwam de Pengashi, il y avait deux femmes. La plus jeune nourrissait un bébé ficelé sur sa petite planchette. C'était sa fille aînée dont le mari avait été tué par la chute d'un arbre au cours de leur exode.

– Les neiges sont venues trop tôt. Les arbres n'avaient pas perdu leurs feuilles. Alourdis, ils ont cassé en grand nombre.

L'autre, l'épouse, surveillait Angélique d'un regard sans aménité. Malgré l'étroitesse de la hutte, elle avait entrepris de graisser ses cheveux avec de la graisse d'ours fluide. Les Sauvagesses prenaient toujours grand soin de leurs chevelures. Celle-ci, malgré leur situation précaire, ne dérogeait pas à ses habitudes. Elle demanda à Angélique si elle n'avait pas un peigne à lui donner, en écaille ou en os, car le sien, en bois, s'était brisé.

Pengashi la fit taire avec humeur, et Angélique comprit qu'il lui reprochait de gaspiller de la graisse d'ours alors que leurs provisions étaient épuisées.

Sa fille aînée, la jeune veuve, à son tour réclama si la femme blanche pouvait lui procurer de la charpie pour son nouveau-né. Elle accusait encore l'hiver. Elle n'avait pu faire assez ample provision de ce duvet d'un roseau ou de bois de pruche pilé dont on garnissait l'entre-jambes des bébés afin de ne pas gâter leurs fourrures. Là aussi, l'Indien fit taire sa fille, rappelant que de la poudre de bois de pruche, les femmes s'en étaient servi toutes deux pour dégraisser leurs cheveux avant de les laver, quitte à les regraisser plus tard. Leurs cheveux ! Toujours leurs cheveux ! Et l'on n'avait pas de quoi manger.

Mais l'instant d'après, il demanda à Angélique, pour lui, de l'alcool et aussi une couverture, car il n'avait pu aller deux fois à la traite et rapporter des navires ou du poste du Hollandais les marchandises dont ils avaient besoin.

Angélique regretta de ne pas avoir emporté de l'alcool. Elle s'était mise en route tellement persuadée de marcher vers un mirage, qu'elle n'avait pas pensé à se nantir, au moins d'un peu de ce produit d'échange. Elle recommença d'expliquer sa situation. Elle était seule dans ce fortin avec les trois enfants, dont Charles-Henri. Ils avaient du bois pour se chauffer, mais leurs réserves de nourriture s'épuisaient. Elle attendait des secours qu'un compagnon survivant était parti chercher, jusqu'alors personne ne venait. Et la neige avait complètement recouvert l'emplacement des pièges.

Tout en parlant, elle ne pouvait s'empêcher de lorgner en direction du bol de graisse d'ours, et d'un restant de soupe de maïs qu'après beaucoup de comédies les enfants avaient fini par laisser au chien, lequel avait attendu avec patience leur décision, puis s'était jeté avidement sur cette suprême boulette de pâté.

Avec la finesse de ses congénères, Pengashi, tout en fumant, dut comprendre le langage muet de ses regards. Il acheva sa pipe et, lui adressant à nouveau un de ses clins d'œil de connivence, la pria de le suivre.

Une fois dehors, il se dirigea vers le second wigwam et lui fit signe d'y pénétrer en sa compagnie. Deux vieillards s'y trouvaient : un homme et une femme aux tresses blanches, assis très dignement dans le fond. Coiffé d'un bonnet de fourrure, l'homme fumait sa petite pipe de pierre rouge, et de temps à autre, la tendait à sa vieille épouse, afin qu'elle pût tirer quelques bouffées. Une gamine d'environ douze ans, accroupie à côté du foyer, raclait avec soin une peau dont elle arrachait les derniers lambeaux de chair et de nerfs, si minimes fussent-ils, pour les jeter un à un dans une petite marmite posée sur les tisons du foyer, au centre de la cabane.

Angélique et son hôte trouvèrent leurs places. Pengashi expliquait à ses parents qui elle était et les raisons de sa venue. Ils écoutaient sans cesser de fumer à petits coups et sans qu'un muscle de leurs physionomies bouge, de sorte qu'on pouvait se demander s'ils avaient entendu le moindre mot des propos de leur fils. Celui-ci ne se formalisait pas de leur indifférence, et prenait son temps pour respecter les règles de bienséance que l'on doit aux ancêtres.

En examinant la petite Indienne courbée sur sa tâche, Angélique surprit le regard de curiosité qu'elle lui jetait, et lui vit une prunelle claire dans une petite frimousse maigre assombrie de hâle et de crasse, mais qui laissait deviner des taches de rousseur. Malgré la graisse qui les oignait, ses cheveux tressés, retenus sur le front par un bandeau brodé de perles de couleur et de poils de porc-épic, avaient un reflet doré. Encore une petite captive anglaise.

– Mon frère était si fou de sa captive blanche. Il m'est venu l'envie d'en avoir une dans mon wigwam. Il y a quelques années, avec un parti allié, nous avons suivi la campagne de la Robe Noire, qui est descendue jusqu'aux environs de Porthmouth. J'ai enlevé cette petite fille. Elle était si petite et si blonde. C'est moi qui lui ai mis ses premiers mocassins aux pieds. Je trouvai le moyen de les tailler et de les coudre malgré la course dans la forêt, car les Yennglis nous poursuivaient et nous avons dû tuer presque tous nos autres captifs qui ne pouvaient pas garder la vitesse. Je lui ai mis ces mocassins aux pieds. Et après, c'était fini. Elle n'était plus une enfant de Yenngli. D'ici peu de temps, elle sera assez grande pour que j'en fasse mon épouse. C'est pourquoi Ganita ne l'aime pas. Alors, je l'ai donnée comme servante à mes parents.

Angélique l'écoutait, moins attentive à ses paroles qu'à ses gestes.

Il s'était glissé jusqu'au fond du wigwam et avait soulevé une plaque d'écorce qui formait la paroi et attirait du dehors un volumineux paquet enneigé, enveloppé de peaux. Ayant soigneusement refermé l'ouverture, il enjoignit d'une voix rude à la petite servante d'alimenter le feu. Il attendit que la chaleur soit revenue à l'intérieur de la hutte pour développer les peaux qui étaient durcies par le gel. Non sans fierté, il montra un gros bloc glacé d'une matière rougeâtre.

– J'ai fait bonne chasse avant-hier. Un jeune daim. Mais je n'ai pas tout dit à ma femme Ganita. Elle aurait voulu qu'on fasse bombance. Elle n'a pas de cervelle. Mes parents ne parleront pas. Ils m'approuvent d'être parcimonieux. L'hiver est un ennemi traître et cruel, et on ne s'arme jamais avec assez de prévoyance contre lui.

Il prit dans un coin une vieille lame d'épée bien aiguisée, et de trois ou quatre coups décisifs, tailla un gros rectangle de viande qu'il enveloppa dans un pan de peau, soigneusement découpé lui aussi. Tandis qu'il enjoignait à la petite servante d'en coudre les bords, ce qu'elle fit rapidement et avec habileté, il attirait, d'un autre trou, toujours du dehors, un sac d'où il sortit deux racines de raves, et un pochon fermé d'une lanière coulissée. L'ayant ouvert, il compta dans le creux de sa main avec autant de soin qu'un avare ses pièces d'or, des parcelles noires ou brunâtres d'un produit léger dont il paraissait apprécier la valeur à l'once même.

Il hésitait, ajoutait trois ou quatre pastilles de supplément, hésitait encore, secouait un peu du sac, puis semblait se raviser et regretter son geste, et se reprenait pour en verser encore. Quand sa main fut pleine, il pria Angélique de lui tendre les siennes et d'y recueillir la précieuse provende.

– Fais gonfler ces petits fruits des bois dans le bouillon. Ils défendent du mal de terre.

Il parlait du scorbut.

Elle se confondit en remerciements.

– Je suis le beau-frère de Jenny Manigault, répondait-il comme si cette parenté le contraignait à certaines obligations envers elle.

– N'aurais-tu pas un objet sur toi que je pourrais lui remettre quand je la reverrai. Mon frère aîné me traite volontiers de menteur. Il pourra constater que je lui suis loyal.

Angélique chercha ce qu'elle pourrait laisser au sauvage qui témoignerait près de Jenny qu'il l'avait rencontrée. Pour Jenny, un mot écrit. Elle n'avait ni papier, ni plume, ni encre sur elle, et ne portait aucun bijou. À part une bague trop large sur son doigt amaigri. Elle finit par l'ôter un peu machinalement, et la remettre à Pengashi en lui expliquant que Jenny reconnaîtrait ce bijoux qu'elle avait vu à sa main.

– Peux-tu me donner aussi ton fusil ? demanda l'Abénakis, après avoir serré la bague dans la petite aumônière retenue autour du cou, que tout Indien porte contre sa poitrine. J'ai droit d'avoir un fusil car je suis baptisé.

Cette générosité qu'elle lui consentit et qui le combla ne lui coûtait pas cher. Avec tout l'arsenal entreposé dans les flancs du fortin de Wapassou, elle pouvait se le permettre.

Pengashi jubila.

– J'ai aussi un petit présent que Jenny m'a donné pour son fils, mais je ne peux plus mettre la main dessus. Je parie que c'est cette enragée de Ganita qui me l'a dérobé. Mais je vais lui faire rendre gorge. Reviens me voir dans trois jours. Qui sait ! Avec le fusil, j'aurai peut-être, si le Grand Esprit continue pour moi ses bontés, un peu de viande à partager avec toi.

Quoique baptisé, quand il s'agissait de chasse, il préférait s'adresser au Grand Esprit.

Elle promit d'apporter de l'eau-de-vie, une couverture pour sa vieille mère, et de la charpie pour le bébé.

*****

Dans sa joie de rapporter pour quelques journée de vivres supplémentaires, le retour lui parut facile et rapide. Elle atteignit la maison avant la nuit.

Avec soulagement, elle serra sur son cœur les enfants. Comme ils étaient courageux, si petits, d'avoir su l'attendre sans s'effrayer de son absence, sans s'affoler ni faire de sottises !

– Nous avons mangé et puis nous avons dormi, lui dit Charles-Henri.

Elle se réserva de lui parler plus tard de sa mère.

Ce Pengashi l'avait abusée avec ses projets de retour vers les Montagnes Vertes. Parviendrait-il seulement, le malheureux, à atteindre les missions du Nord ? Elle dut laisser passer quelques jours avant de reprendre le chemin de leur campement.

Dans l'intervalle, un vent aigre s'était mis à siffler. Vent sec, mais glacial, qui érodait comme poussière d'acier la surface de la neige. Elle attendit, sachant qu'elle ne pourrait pas faire deux pas dehors sans être renversée, et aurait-elle voulu ramper qu'elle aurait été roulée et balayée de part et d'autre, au ras du sol, et elle comprit pour quelles raisons, en cette saison, Pengashi montait ses cabanes au plus creux des ravins.

Enfin, certain jour, le vent commença de tomber, laissant sous un ciel bas et menaçant un monde décapé recouvert d'une carapace verglacée. Les conifères étaient d'un noir d'encre sans une pincée de neige sur leurs aiguilles, les feuillus dépouillés couleur d'os, les branches en candélabre sans la moindre brindille. La journée étant trop avancée, elle dut attendre au lendemain pour se rendre au campement des Indiens. Elle emporterait une chopine d'eau-de-vie, un peigne, un peu de charpie, et encore qu'elle n'en fût pas très pourvue, deux couvertures de traites en lainage anglais de Limbourg pour les grands-parents.

Mais dans la nuit, la neige se remit à tomber à gros flocons. Par crainte de s'égarer, elle attendit encore une journée, puis une deuxième. Le vent avait tout à fait cessé maintenant, mais les versées de neige molle et silencieuse ne semblaient pas se tarir. La matinée suivante, il y eut une accalmie. Les flocons se raréfièrent, tourbillonnant avec lassitude, puis cessèrent peu à peu.

Un pan d'horizon se découvrit vers l'ouest dans un espace restreint, mais suffisamment pour qu'elle ait la possibilité de savoir dans quelle direction elle se dirigeait.

Ses recommandations faites à Charles-Henri comme la fois précédente, et après avoir déblayé tant bien que mal les abords de l'entrée, elle se hissa au-dehors et s'engagea vers la plaine. Contre toute attente, elle retrouva, bien que faiblement tracée, l'amorce de son ancienne piste. Brumes et nuages traînants repassaient dans les lointains et il était vain, sur cet horizon bouché, d'essayer de repérer les traces de fumée du petit campement perdu.

Le ciel s'abaissait de plus en plus, la neige se remit à tomber.

Elle tombait drue, mais le vent, qui transforme un paysage déjà obscur en une muraille infranchissable, ne s'était pas encore levé, et sans doute ne se lèverait-il pas. Elle continua sa marche.

Cette fois, elle s'était munie d'un fagot de baguettes afin de baliser sa piste. Presque aussitôt, elle regretta de ne pas les avoir taillées plus hautes, car la neige aux énormes flocons duveteux qui tombaient en déluge, menaçait de les recouvrir d'ici son retour.

Malgré les raquettes, elle enfonçait jusqu'aux genoux à chaque pas. Elle progressait lentement, plus pataude qu'un ours, se guidant sur le très faible sillon de son précédent parcours.

Comme la première fois, elle manqua le rebord abrupt de la falaise, et, n'ayant pas pressenti à temps le surplomb, fut entraînée vers le fond, dans la même coulée de neige, ce qui était sans gravité car celle-ci amortissait les chocs. Si elle mit plus de temps à se dégager, par contre, elle n'avait perdu ni raquette, ni gants.

La ravine avait revêtu un aspect fantomatique. Les arbres transformés en longs cierges géants, pleurant leurs larmes de cire blême, la cascade elle-même ayant disparu, se confondant avec les rocs submergés.

Des wigwams, point de traces.

« Ils ont décabané... »

Puis, en s'approchant, elle distingua la forme ronde d'un des deux abris, et dans son soulagement de les savoir encore présents, elle ne s'inquiéta pas de ne pas remarquer de fumée. Elle héla, ne reçut nulle réponse. Elle souleva la cheville de bois, écarta l'écorce de l'entrée, et aperçut les deux vieux dans le fond, assis côte à côte, jambes croisées, l'homme coiffé de sa toque de fourrure et la vieille femme avec son bandeau brodé, planté d'une plume, tels qu'elle les avait laissés la première fois.

Elle les salua. Une fine poussière de neige qui s'était infiltrée par un trou dans le toit poudrait les tisons noircis du foyer, ainsi que les deux vieillards, soulignant de blanc les plis de leurs vêtements.

À cette fine neige qui les recouvrait peu à peu, ils ne semblaient pas prendre garde et, impassibles, la fixaient de leurs yeux ternis.

Ce ne fut qu'après un long moment, lorsqu'elle remarqua la pipe éteinte posée devant l'homme, et constata l'envahissement de la hutte par le souffle imperceptible de la poudreuse, qu'elle comprit qu'ils étaient morts.

Alors que Pengashi et sa famille repartaient par les espaces enneigés et par les ouragans vers une aussi lointaine qu'incertaine direction, le moment était venu où l'ancêtre avait dit : « Mon fils, je m'arrête. Ici, ma piste est finie. »

Selon le rituel et la tradition, Pengashi leur avait laissé le wigwam au-dessus de leurs têtes, un dernier feu allumé devant eux, avec une dernière marmite posée sur les tisons contenant deux suprêmes rations de sagamité, une dernière prise de tabac pour le calumet du père, puis, non sans avoir soigneusement reposé la plaque d'écorce qui servait de porte, et suivi de sa femme, de ses enfants, de sa fille aînée et de son bébé, et de la captive anglaise, aux pas lents de leurs raquettes, portant et traînant leur harnachement de pauvres et derniers biens, ils avaient repris leur marche vers le nord, à la recherche des missions et postes français.

Angélique demeura sans mouvements, agenouillée devant les deux et dignes momies, jusqu'à ce qu'à son tour elle vît que la neige commençait à se déposer sur ses vêtements et qu'elle était pétrifiée de froid.

D'un geste instinctif, elle tendit la main vers la marmite. Mais, comme elle s'y attendait, celle-ci était vide et déjà à demi comblée de neige.

Ils avaient doucement fumé le calumet en se le passant l'un à l'autre, puis, après la dernière bouffée, le vieil Indien avait posé l'objet sacré devant lui. Ils avaient attendu que le dernier tison s'éteigne, et alors ils s'étaient distribué les dernières bouchées de nourriture terrestre. Puis, les mains posées sur leurs genoux, dans l'obscurité qui peu à peu se refroidissait, ils avaient laissé venir la mort.

Quand la chute de la branche avait crevé le toit du wigwam, déjà, ils étaient loin, continuant leur chemin par les plaines du Grand Esprit, là où il n'y a que chaleur et lumière.

À la lueur blafarde qui, par l'ouverture, venait du dehors, elle ne pouvait se lasser de les contempler, retenue malgré elle, sans pensées, sans savoir pourquoi, par ce spectacle macabre, et cependant noble et serein. Ils demeuraient si vivants qu'elle se retenait de leur poser sur les épaules les couvertures qu'elle avait apportées.

Peu à peu, un détail insolite attira son attention engourdie. Sur les mains ouvertes de chacun des deux personnages hiératiques, reposait une sorte de motte de quelque chose d'indistinct. On aurait dit un gros caillou de boue agglomérée, lui aussi déjà saupoudré de neige.

Mais lorsqu'elle s'approcha, elle s'aperçut que c'était de la nourriture. Deux gros blocs congelés de bouillie de maïs mélangée de morceaux de viande et de fruits séchés. Le dernier repas des ancêtres qu'ils n'avaient pas touché.

Elle frémit d'une joie insensée. Tremblante, elle détacha les deux morceaux des paumes squelettiques, et elle hésita, les interrogeant du regard :

« Était-ce pour moi ? Saviez-vous que j'allais revenir ? »

Sur leurs poitrines, parmi les gris-gris de dents d'ours, de poils de porc-épic, de coquillages enfilés, parmi les chapelets, les médailles, elle voyait briller ces petites croix d'or, façonnées et portées par les Indiens baptisés du Sud-Est.

Devrait-elle voir en ce geste une suprême offrande au Dieu de la charité sans limites que les Robes Noires leur avaient enseigné à prier ?

Qu'était-ce une ration de plus sur cette Terre, avaient-ils songé, alors qu'ils allaient partir là où ils seraient à jamais rassasiés ? La femme blanche et les enfants blancs de Wapassou avaient faim.

Débordante de gratitude, elle enfouit son butin dans son sac. Il y avait encore une aumônière de cuir posée sur la portion que tenait la femme, qu'elle prit également, car cela paraissait faire partie de l'offrande.

En se retirant, elle heurta un objet enveloppé de peau qu'elle n'avait pas vu. À sa forme, elle reconnut un piège d'acier pour les petits animaux à fourrure et se souvint qu'elle s'était plainte devant Pengashi de ne pas retrouver ceux posés par l'Anglais muet à l'automne.

En échange du fusil, l'Indien lui laissait un de ses outils de chasse pour la traite, qui pourrait lui offrir une dernière chance.

Se reculant sur les genoux, elle sortit du wigwam, regardant les deux vieillards une dernière fois.

– Merci ! merci ! Que Dieu vous bénisse.

Elle ajusta et consolida la porte, et s'évertua à reboucher l'ouverture du toit, afin de leur éviter aussi longtemps que possible l'outrage des bêtes carnassières.

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