Chapitre 70

Il entrouvrit la porte avec précaution et dit :

– La première fleur !

Entre son pouce rongé et son médium tronqué, il tenait un crocus rose, le calice ouvert sur des pistils d'or, et agrémenté de quelques petites feuilles en gerbes d'un vert cru.

– Je l'ai trouvée en retournant une plaque de glace, sous le bord du toit qui commence à goutter. Elle avait frayé son chemin dans l'ombre et dans la glace, elle était d'une blancheur de salade, à peine verdâtre, et puis, après quelques instants à l'air et au soleil, elle se redressait et se parait de toutes ses couleurs comme un sang nouveau lui montant au visage.

Il laissa la fleur près d'elle, dans un gobelet d'eau.

Elle pensait à Cantor. Sa voix sous la fenêtre, à la fin de l'hivernage.

« Mère, la première fleur ! »

L'envie de le revoir, de revoir ses fils, de rassembler tous les siens autour d'elle comme ils étaient alors, l'envahit. L'idée de traverser l'océan pour y parvenir avait cessé de lui paraître insurmontable. Comme la venue des fleurs, tout allait s'ordonner spontanément. Honorine les rejoindrait à Gouldsboro, et puis l'on s'embarquerait, et l'on se retrouverait tous : Florimond, Cantor, Honorine, Raimon-Roger et Gloriandre, tous, près de Joffrey, sous son aile. Et aussi le petit Charles-Henri, et tous les enfants, tous les jeunes qui auraient besoin de leur aide, de leur secours pour entamer le périple de leur existence au milieu des embûches de ce siècle. Quel toit abriterait cette nombreuse maisonnée ? Quelle province en serait le fief ? Qu'importe !...

Là où Joffrey dirait : « Demeurons ! » Là où sa prudente expérience, sa connaissance des hommes, la trame de ses alliances, l'autoriseraient à dire : « Dressons notre tente. Ici, nous pouvons vivre en paix encore un temps de notre vie. »

Joffrey ! Joffrey ! Bientôt le printemps va éclater et nous pourrons nous rejoindre.

Gel, la nuit. Une forte bise se leva, curieusement inaudible, s'infiltrant comme un élément épais qui aurait brassé une température polaire, et dont on ne prendrait conscience que sous son emprise paralysante et mortelle.

Les arbres qui avaient recommencé à respirer furent aussitôt caparaçonnés de glace jusqu'à la pointe de la dernière aiguille, ou branchette.

Angélique se réveilla en grelottant et claquant des dents, persuadée d'être en proie à un nouvel accès de sa fièvre et découragée de cette rechute.

Mais elle entendit les enfants s'agiter et se plaindre dans leur sommeil.

Leur compagnon fut là aussitôt avec un apport de couvertures et de fourrures.

– La petite fleur avait raison de se garder sous la neige, chuchota-t-il. Elle savait mieux que nous que l'hiver n'était pas encore fini.

Il ranima le feu, apporta des galets enveloppés de flanelle dont il les entoura, et fit boire à Angélique une boisson brûlante, fortement additionnée d'eau-de-vie, dont il semblait avoir gardé de son expédition à la mission Saint-Joseph, une réserve inépuisable, et qui se renouvelait sans cesse, comme dans le miracle de l'huile sainte du Temple ou celui des pains et des poissons de l'Évangile.

Il alluma des feux dans tous les âtres du fortin et elle l'entendit le reste de la nuit – elle le devina plutôt car il avait toujours la même façon furtive de se déplacer comme les félins ou les Indiens – aller et venir pour surveiller les foyers et monter sur la plate-forme afin de s'assurer que les cheminées tiraient sans excès.

On pouvait se permettre cette débauche de bois, lui expliqua-t-il, car ce n'était qu'un dernier assaut du Père Hiver.

– Il lutte encore. Mais c'est en vain. Le printemps n'est pas loin. Le printemps revient toujours.

Et comme pour, à la fois, les convaincre de l'imminence de ce retour et leur permettre de regarder une dernière fois en face l'ennemi qui ne les avait pas vaincus, il ne voulut pas qu'on renonçât à la sortie quotidienne.

Ils se tinrent immobiles, et les enfants eux-mêmes renonçant à s'ébattre, au sein d'un paysage de cristal, scintillant de mille feux, sous une translucide lumière qui semblait sourdre de toutes les directions.

Sébastien d'Orgeval leur montra dans le lointain, la même brume dorée, brume à l'orient de perle traînant avec les apparences de ces buées de chaleur que l'on voit en été. Tromperie. C'était le gel. Mais si l'on y regardait de plus près, l'on découvrait que cette neige qui n'était pas tombée, poudrait le fond déjà verdoyant des vallées.

– Le Père Hiver ne veut pas céder. Mais cela ne signifie rien. Cela ne nous empêchera pas, d'ici une semaine, de cueillir la « dent-de-lion » et de manger notre première salade.

Ils cueillirent la « dent-de-lion ».

Il avait des habitudes de célibataire, d'homme qui a appris à se débrouiller seul. La cueillette des petites étoiles de verdure relevait d'un rituel solennel au début de la saison nouvelle.

Angélique recommanda qu'on grattât les racines, et qu'on les mît de côté à sécher. Cette fleur, cette frange de mousse au bord du toit laissant couler des larmes de joie, ce bruit lointain dans les forêts du murmure des eaux libérées, et la surface ternie du lac qu'elle avait aperçue comme une glace dépolie, tout cela annonçait le salut, mais aussi le retour des humains. La neige fondrait vite. On verrait s'amenuiser, se rétrécir la surface de son blanc manteau, et la neige disparaîtrait « sans qu'on sache, comme disaient les enfants étonnés, où elle s'en allait !... »

Sur les surfaces spongieuses libérées, déjà des pieds nus chaussés de mocassins étaient en route. Les nouvelles allaient commencer de courir. Elles parviendraient de Gouldsboro et l'on connaîtrait enfin le sort de Wapassou. De toute façon, comme à l'habitude, une caravane se formerait pour monter vers le Haut-Kénnebec, et Colin Paturel serait sans doute, cette année, plus empressé de la voir s'ébranler, pour s'informer d'Angélique.

Ces différentes perspectives la faisaient osciller entre la joie et l'angoisse.

– Je vous en prie, supplia-t-elle. Fuyez, l'heure est venue.

Elle répétait : « Fuyez ! Fuyez ! » sans savoir si c'était les hommes blancs civilisés, qui ne comprendraient plus son langage, qu'elle lui recommandait de fuir, ou les Indiens incivilisés qui allaient venir se saisir de lui pour le faire périr dans les tourments.

– Je vous le promets, je vais partir.

– Vous les cueillerez en Île-de-France. Les fleurs sont partout. Ce sont les plus fidèles amies de l'homme. Pour l'instant, dormez et reprenez des forces. À votre réveil, nous parlerons de mes projets. Je partirai, demain... ou après-demain, soyez assurée. Je vous vois bien remise. Dormez en toute quiétude. Les enfants jouent devant la maison. Je vais aller au bord du lac, cueillir des roseaux pour fabriquer des nasses, qui vous aideront par la suite à pêcher du poisson, en attendant la venue de votre caravane.

Ces préparatifs lui parurent de bon augure, bien qu'elle ne lui fît confiance qu'à moitié.

« Il attend qu'ils arrivent, songeait-elle avec un mélange d'agacement et de chagrin. Il n'a pas le droit de me faire cela. Après tout le mal que je me suis donné pour le guérir... »

Elle pensa à lui avec tendresse comme elle aurait pensé à l'un de ses fils menacé.

« Je ne veux plus qu'il ait d'épreuves atroces à traverser. Je ne veux plus qu'il soit méconnu et méprisé. Je veux qu'il vive. Heureux ! Libéré ! Il mérite de vivre. Il a assez payé. »

– Vous me promettez que vous partirez demain ?...

– Oui ! À la condition qu'à votre réveil, vous puissiez descendre avec moi jusqu'au lac.

– Alors, en ce cas, je vous obéis. Je vais dormir pour gagner des forces.

Elle glissa dans le sommeil avec bonheur, et pour la première fois, avec une sensation de vraie convalescence.

Il la ramena dans la chambre et l'aida à s'étendre. Il revint, un bol en mains.

– Buvez une tisane encore ! Nous ne sommes plus à une tisane près. Les petites fleurs nous ont escortés jusqu'alors et nos provisions s'achèvent, mais elles renaîtront bientôt et vous pourrez les récolter.

– À Wapassou ? C'est fini. J'aurai manqué presque toutes les récoltes... Et maintenant, c'est fini.

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