Chapitre 20
Florimond à Paris...
En ce matin ensoleillé d'hiver qui faisait sourire les façades des maisons du Pont-Notre-Dame, sur la Seine, Florimond de Peyrac se trouvait au second étage de l'une d'elles, dans une modeste pièce bourgeoise où personne n'aurait jamais eu l'idée de venir le chercher, à s'entretenir avec un policier de haute fonction, M. François Desgrez, « bras droit » d'un des plus grands personnages du royaume, le lieutenant de Police civile et criminelle M. de La Reynie, qui lui avait donné là un rendez-vous secret.
– Je vous remercie, M. de Peyrac, disait François Desgrez, des nombreux renseignements que vous m'avez portés. En s'ajoutant aux nôtres plus difficilement récoltés, car nous avons moins de facilités que vous d'approcher ceux que nous voulons démasquer, il nous sera possible de présenter au roi, un jour, un rapport sûr où seront étayées des accusations qui, hélas, lui seront bien cruelles. Mais il est homme à les regarder en face. En fait, il ne cesse de nous répéter qu'il veut que toute lumière soit faite sur des crimes dont on prétend que les auteurs se trouveraient parmi ses proches et dont la réputation parvient jusqu'au peuple. Il est encore dans l'illusion que la vérité doit être établie afin que sa Cour soit lavée de tout soupçon de scandale. Il espère qu'une justice aussi pointilleuse qu'impartiale succédant aux recherches également minutieuses et impartiales de sa police révélera l'exagération de ces rumeurs, et que quelques coupables de peu d'importance offerts en exemple, suffiront.
« Soit. Il faiblira peut-être devant l'ampleur du désastre, mais nous devons au moins lui fournir des éléments inattaquables pour l'ouverture d'un tribunal public qu'il exige et veut voir annoncer au plus tôt.
« C'est pourquoi je ne vous cacherai pas que c'est surtout votre frère, le jeune Cantor, que je souhaiterais rencontrer aujourd'hui. Son témoignage me serait précieux car il est le seul d'entre nous à avoir connu, vu, de près, une des plus dangereuses empoisonneuses du siècle, amie de cette marquise de Brinvilliers, que j'eus l'heur, il y a quelques années, de pouvoir arrêter et faire envoyer à l'échafaud. Mais l'autre m'a glissé entre les mains et s'est enfuie aux Amériques.
« Votre frère l'y a vue et peut me renseigner sur son sort. Ce serait un de ces noms de peu d'importance pour notre souverain à glisser parmi les premiers dossiers qui ferait écran, pour l'ouverture de cette Chambre de Justice, à d'autres plus douloureux à entendre, qui suivront.
– Mon frère est occupé de ses amours, répondit Florimond d'un air compassé de barbon père de famille, et si pour moi ces divertissements galants n'ont guère de poids, pour lui, il en va différemment. De plus, je vous signalerai qu'il n'est pas bavard de son naturel et que vous n'en tirerez pas un mot s'il ne lui sied pas de parler.
– Nous verrons à nous entendre, fit Desgrez avec un léger sourire. N'oubliez pas que tous les deux, je vous ai fait sauter sur mes genoux !
– Bien ! accepta Florimond avec un soupir de résignation feinte. Je vais essayer de l'arracher au lit de sa maîtresse, ce qui ne sera pas une mince entreprise. Je veillerai à vous l'envoyer, quitte à l'escorter moi-même, jusqu'à vous.
Florimond de Peyrac s'étant esquivé de son pas léger, François Desgrez quitta son bureau et alla jusqu'à la fenêtre regarder la Seine qui coulait au-dessous de lui entre les arches du pont.
Ses yeux revinrent errer sur le dallage blanc et noir de la pièce. C'était machinal. Et il sourit à son tour car c'était la première fois depuis longtemps qu'il se remémorait à cette place contre les pieds de la table, la forme marmonéenne, digne et fidèle du chien Sorbonne.
– Ce temps-là..., murmura-t-il.
Ses doigts tournèrent la petite clef d'un tiroir. Dès qu'il l'ouvrait, la lettre était là. Il la prit avec précaution car elle était usée aux plis et l'éleva doucement jusqu'à son visage.
Les mots, il les connaissait par cœur.
Desgrez, mon ami Desgrez,
Je vous écris d'un pays lointain. Vous savez lequel. Vous devez le savoir ou vous vous en doutez. Vous avez toujours tout su de moi...
Lorsqu'il prenait cette lettre entre ses doigts, ce n'était pas pour la relire. C'était pour l'ensemble, ce qu'elle représentait : le papier, l'écriture, la pensée qu'elle avait tenu la plume qui avait tracé ces lignes, que ses doigts légers et racés l'avaient pliée, qu'un peu de son parfum l'imprégnait, un peu de sa présence impalpable y restait attachée.
C'était un geste qu'il avait fait souvent et il aurait préféré périr sur la roue que de l'avouer à quiconque. Mais il ne pouvait y résister, ni s'en passer.
Chargé auprès des hommes d'une mission qui le condamnait au manichéisme, ce qui l'effrayait le plus, depuis des années qu'il traquait le crime, c'était de voir autant d'honnêtes gens s'y livrer avec une si parfaite inconscience, comme si la société de son temps était revenue à la pratique, parfois considérée comme vertu, de l'assassinat des civilisations païennes. Et comme une telle régression était impossible après tant de siècles de christianisme, alors il fallait accepter l'idée d'une contagion de folie satanique, de démence inconsciente gagnant les cœurs, les cerveaux et les âmes comme une épidémie qui les aurait rendus aveugles aux limites naturelles tracées entre l'horrible et le normal.
Comme toute épidémie, ce délire n'aurait qu'un temps. Il était de ceux qui devaient, et le savoir, et ne pas se laisser rejoindre, ni détruire.
Ce qui l'effrayait aussi jusqu'à le déconcerter, c'était l'espèce d'exaltation mystique, surtout chez les femmes, avec laquelle certains coupables se vautraient dans le mal, se lavaient les mains dans le sang.
« Alors, dans le soir de Paris, la ville qui sombre dans les pires turpitudes et ne le sait pas, je n'ai que sa lettre pour y appuyer ma joue.
« ... J'ai connu une femme qui était fort capable de planter son poignard dans le cœur d'un monstre, mais c'était pour défendre son enfant, et en cela elle demeurait femme, car toute femme doit être capable de tuer pour défendre ses enfants.
« ... Celles à qui j'ai à faire aujourd'hui, que j'ai pu arrêter grâce à cette lettre, et qui viennent s'asseoir sur cette chaise et que j'interroge, elles seraient plutôt capables de planter un poignard dans le cœur de leur propre enfant, et parfois elles le font, si cela peut leur permettre de rencontrer le Diable et d'obtenir une parcelle de sa puissance infernale. Pour cela elles m'apparaissent froides et déjà putréfiées comme par la mort, si belles soient-elles. Quand l'écœurement me gagne au cours d'un interrogatoire, il m'est arrivé de m'éloigner de quelques pas, d'ouvrir ce tiroir, de jeter un regard sur ce feuillet de son écriture toujours là, ou bien que je porte sur moi dans mes déplacements, ou bien... je regarde la Seine par la fenêtre... et je dis tout bas : Marquise des Anges ! Marquise des Anges... Le sortilège joue ! Je sais que tu existes... et peut-être reviendras-tu ?...
« Quelque part au monde une lumière demeure... Et c'est elle.
« En quelque lointaine nuit du Nouveau Monde que j'imagine ténébreuse, glacée, et traversée de mille cris étranges et inconnus, elle a rédigé pour moi ces mots. Sur un navire, je crois comprendre que c'était un navire, elle a tracé ces lignes.
« Desgrez, mon ami Desgrez, voici ce que j'ai à vous dire...
« Et à seulement les relire, je retrouve le vertige qui m'a saisi lorsque, brisant le sceau du pli remis par un messager discret, j'ai compris qui les avait écrites, et qu'elle s'adressait à moi.
« ... Le goût de ses lèvres sur les miennes, jamais oublié... Ses baisers fougueux qui ennoblirent les lèvres d'un infect policier qui ne cesse de brailler des insultes pour terroriser et faire avouer d'infects personnages. Son regard, pour moi seul, qui m'environne de sa lumière, le souffle de sa voix dans le vent :
« Adieu, adieu, mon ami Desgrez...
« C'est cela qui m'a permis de demeurer humain... »
Quelqu'un gratta à l'huis.
Un des archers qui était de garde au pied de sa demeure l'avertit de la venue d'un autre visiteur.
Celui-ci entra peu après, introduit par le garde, et Desgrez le reconnaissant lui dédia un large et cordial sourire.
– Je vous salue, M. de Bardagne. Prenez place.
L'arrivant sans répondre à cette invite demeurait debout, le chapeau sur la tête.
Il regarda autour de lui et s'enquit subitement.
– N'est-ce pas le jeune Florimond de Peyrac que je viens de voir sortir de chez vous ?
– En effet.
Nicolas de Bardagne pâlit, rougit et bredouilla.
– Mon Dieu ! « Ils » sont à Paris.
– Non, pas encore. Mais leurs fils aînés se trouvent en ambassade auprès du roi depuis bientôt trois ans...
– Depuis bientôt trois ans ! répéta l'autre... En effet, tout ce temps-là déjà !
Puis, très froidement, et refusant toujours de s'asseoir, il informa que c'était son premier voyage dans la capitale depuis son retour du Canada, et qu'il mettait à exécution ce qu'il s'était promis de faire dans cette circonstance, soit : aller trouver M. l'exempt de police François Desgrez et l'informer de ce qu'il pensait de lui et de sa conduite machiavélique à son endroit. Il avait mis longtemps à découvrir toute la noirceur de ses actes. Lui Nicolas de Bardagne, il avait cru que lorsque François Desgrez le recommandait au roi pour une mission en Nouvelle-France, il l'avait fait en considération de son expérience et de ses talents, alors que Desgrez savait déjà parfaitement... disons qu'il se doutait parfaitement qui le représentant du roi allait rencontrer là-bas et le rôle que cette personne avait joué dans sa vie, de sorte que, ignorant lui le passé de ladite personne, il avait écrit au roi un rapport qui l'avait à jamais perdu dans l'esprit de Sa Majesté. Et c'était d'autant plus crucifiant que tout au long de ce dur hiver à Québec, de ces hivers qui vous tiennent des mois dans l'expectative et l'ignorance d'une réponse, il s'était félicité de sa compétence, il avait cru avoir agi au mieux, comme un imbécile, comme un naïf qu'il était !
Desgrez l'écoutait, les mains au dos, le visage impassible.
– Et ce long hiver, dans les frimas de Québec, regrettez-vous de l'avoir vécu ?
– N... Non.
– Alors, de quoi vous plaignez-vous ?
– N'était-ce pas infiniment humiliant, cette supercherie ? Elle, elle a su tout de suite les ressorts de votre machination, quel rôle de pantin vous m'aviez attribué. À aucun moment, elle n'a ignoré que j'étais ridiculisé.
– A-t-elle eu pitié de vous ?
Nicolas de Bardagne se sentit rougir et baissa les yeux, fuyant le regard aigu du policier.
– Oui ! Elle a eu pitié de moi, reconnut-il d'une voix étouffée.
Il ne savait en voyant le dos carré de Desgrez qui s'était brusquement retourné vers la fenêtre, quel visage son interlocuteur lui montrerait après cet aveu.
Il vit ses épaules secouées convulsivement et l'autre lui présentait sa face hilare, éclairée par un large rire découvrant ses fortes dents blanches.
– C'est bien ce que je pensais qui arriverait ! Ha ! Ha ! Ha !... De femme plus loyale et plus généreuse, il n'y en a pas. Elle est capable de tout. De tout pour réparer une injustice, pour consoler un cœur naïf injustement, vilainement blessé par un vil argousin. Mon cher, vous êtes bien ingrat de m'en vouloir si vous me devez une telle consolation.
Il se frottait les mains.
– Ha ! Ha ! Combien de fois a-t-elle dû se dire en voyant comment je vous avais si complètement berné : « Ce Desgrez ! Quel grimaud du diable ! » Voyez ! Je me contente de cela : qu'elle m'insulte dans son cœur !...
Son rire s'éteignit brusquement et ils demeurèrent silencieux.
– Reviendra-t-elle ? murmura enfin Bardagne.
– Le Roi l'espère... Mais, comprenez bien, monsieur. Vous... moi !... Le roi !... Nous n'aurons jamais que des bribes... Et c'est bien ainsi... Et c'est cela qui est infiniment précieux... C'est cela qui rend inoubliable la rencontre que nous avons fait d'elle. Pensez donc à quel point nous sommes privilégiés... Un jour, passant avec ses équipages par votre province, accompagnée ou non de l'homme qu'elle adore, passant dis-je, par votre Berry pour se rendre en Aquitaine, elle, ou ils, s'arrêteront en votre gentilhommière... Vous la recevrez à votre table... Vous lui présenterez vos jardins, votre campagne, et, qui sait peut-être... votre femme charmante, vos enfants heureux...
« N'êtes-vous pas prêt à vivre patiemment l'attente pour ces quelques heures de rêve ?...
« Et moi ?... Moi le grimaud redoutable qui fait trembler le spadassin payé pour un crime et le noble seigneur qui l'a payé pour ce crime, moi qui me salis les mains à manier tant de puantes intrigues, qui ne cesse de rôtir sur le gril de mes fourbes questions moultes créatures plus hideuses les unes que les autres, dont les lèvres ne savent que mentir, dont le cœur est de pierre, sinon pourri comme poire blette tombée, moi qui travaille à assainir Paris et la cour et qui poursuis sans relâche brigands et sorcières, empoisonneurs et assassins, quel aiguillon, croyez-vous, me talonne dans cette ingrate et souvent dangereuse besogne ? Qu'elle revienne un jour, parmi nous, sans avoir à risquer sa vie. Qu'un jour, et je n'aspire à nulle autre récompense, elle puisse, du bout d'une antichambre et me reconnaissant de loin dans la foule des courtisans, me dédier un petit sourire, un petit clin d'œil.
« Voici les vrais secrets des hommes. Ceux dont ils s'honorent. Qui les réjouissent, qui leur prouvent leur bonne étoile !... Qu'une rencontre fortuite, brève le plus souvent, déchirante parfois, leur permette de se dire, tout au long de leur vie : « Au moins, une fois, j'ai aimé. »