Chapitre 32
Honorine savait que la femme aux yeux jaunes voulait sa mort. Et pire encore !
Quand le regard de la dame était tombé sur elle, au parloir, elle s'était sentie très mal.
Et la nuit, elle avait rêvé de ses yeux jaunes sur elle. « Dame Lombarde, l'empoisonneuse. »
Et depuis que mère Bourgeoys était partie, elle était habitée par une maladie qui l'empêchait de respirer et presque de dormir. Si elle en avait expliqué les symptômes à la mère infirmière, celle-ci lui aurait peut-être dit que cette maladie se nommait la peur.
Elle n'avait jamais éprouvé cette maladie.
« Même l'ourse qui voulait nous tuer pour défendre son petit n'était pas aussi féroce que cette femme aux yeux jaunes... »
Mère Jalmain et ses petites amies qui s'extasiaient : « Vous allez monter en carrosse avec la femme du gouverneur... » étaient stupides. Quand la dame reviendrait, elles l'obligeraient toutes, avec des tas de rires et de phrases idiotes, à suivre cette femme horrible, à partir avec elle. Et elle sentirait se refermer sur son poignet cette main, comme la première fois, mais cette fois, mère Bourgeoys ne serait pas là pour intervenir. Et elle ne pourrait rien faire !
Contre cela même, son arc et ses flèches ne pouvaient rien. Si elle essayait, tout le monde rirait et se moquerait d'elle. Et elle se laisserait entraîner. Et elle allait être prisonnière !...
Lorsqu'on l'avertit que, dans l'après-midi, madame de Gorretat allait venir la chercher pour l'emmener à la fête, elle décida de se cacher. Mais on aurait tôt fait de la dénicher.
Elle pensa s'enfuir. Mais où ?
Tout à coup une idée lui vint.
– Je vais aller chez mon oncle et ma tante du Loup, près de la Chine.
C'était bon de s'en souvenir.
« J'ai une famille ! »
Elle faisait partie de cette famille. Une famille se doit de défendre ceux qui lui appartiennent, comme dans les tribus. Tandis qu'avec les étrangers, même s'ils vous aiment beaucoup, on ne peut être jamais sûr qu'un jour ils ne se détourneront pas de vous. Vous ne faites pas « partie » de leur famille.
« Mon oncle, ma tante, mes cousins » se répéta-t-elle avec satisfaction.
Et sa tante était si gentille.
Apercevant la porte du jardin ouverte, elle fut sur le point de mettre aussitôt son projet à exécution. Le regret de ses deux boîtes à trésors qu'elle ne pouvait laisser derrière elle la retint et, par la faute de cette hésitation, elle fut contrainte de suivre à la récréation les autres dans la cour, où on leur distribua, pour la collation de dix heures, une tartine et une poire.
Honorine mit pain et fruit dans la poche de son « devantier » de toile. La route serait longue, et elle aurait besoin de manger en chemin.
Elle réussit, sans se faire remarquer, à rentrer dans la maison et à monter jusqu'à l'étage des dortoirs.
Grimper sur une chaise sommée d'un escabeau pour atteindre l'étagère ne fut pas une petite affaire. Ayant récupéré ses deux boîtes, et se retrouvant au sol sans dommage, Honorine s'empara du havresac indien de Mélanie Couture, ça lui apprendrait à ne jamais le prêter, dans lequel elle mit son bien, et dont elle se passa la bandoulière à l'épaule.
Maintenant, elle suivait le bord du fleuve, heureuse d'avoir pu sortir du jardin et s'éloigner sans être remarquée. Elle n'était pas très sûre de la direction à prendre, et avançait en hésitant. Une brume bleutée pastellisait les alentours, noyait les contours des buissons d'osier et les bouquets de saules. La rive lointaine s'effaçait.
Si la brume se faisait plus dense encore, Honorine espérait ainsi devenir invisible.
L'œil requis par la danse nerveuse d'une libellule, le bourdonnement d'un essaim de moustiques, par instants elle s'arrêtait. Elle se tenait là, rêveuse, petite personne en robe de coutil et caraco d'été, son havresac lui battant les mollets. Et sur ses épaules, ses cheveux qui s'échappaient du béguin de linon blanc mettaient une tache d'aurore à travers les brouillards.
Une voix jeune chanta, derrière le feuillage retombant des saules, et une barque à l'unique voile qu'on venait de laisser tomber, glissa et vint cogner contre la rive.
Le pilote, Pierre Lemoine, un grand jeune homme, reconnut Honorine.
– Vous vous promenez, demoiselle ?
– Je dois me rendre chez mon oncle et ma tante, fit Honorine, importante. Les Seigneurs du Loup, à Saint-Pierre.
Prise d'une inspiration subite, elle ajouta :
– Pouvez-vous m'y conduire ?
– Pourquoi pas ? fit le jeune homme avec entrain.
Fils du fleuve, il n'était heureux qu'à la manœuvre de son esquif et ne perdait aucune occasion de savourer, en des navigations sans fin, la liberté d'être son seul maître, entre ciel et eaux.
Il la fit monter, prendre place sur le banc, et, après avoir gagné à la rame le milieu du fleuve, dressa la voile carrée en sifflotant.
Le vent était bon. Se gardant des courants dont il connaissait toutes les ruses, le jeune nautonier ne mit que deux heures à joindre la crique où les habitants de la région de Saint-Pierre abordaient.
Au-delà de la paroisse de Saint-Martin, le brouillard s'était dissipé, et le fleuve reparut sous le ciel bleu, luisant comme une peau de serpent, agité de remous qui annonçaient les rapides de La Chine.
Ç'avait été une promenade charmante. Ils avaient chanté tour à tour ou en chœur toutes les chansons de leur répertoire d'école ou d'église.
Pierre Lemoine en savait quelques autres pour être allé une fois aux Grands Lacs et il donna à Honorine la primeur de celle qui commence ainsi :
Je m'en reviens des pays hauts
Adieu tous les sauvages...
– Vous avez encore à marcher, lui dit-il, après l'avoir aidée à prendre pied sur la rive, mais je vais vous indiquer un raccourci.
« Lorsque vous aurez remonté jusqu'au hêtre rouge, là-bas, vous ne prendrez pas le chemin du Roy qui fait un long détour, mais vous bifurquerez sur la droite et, après avoir longé un petit bois, vous vous trouverez devant un sentier qui traverse de grands pâturages. Le manoir du Seigneur du Loup est au bout.
Elle le regarda s'éloigner, reprenant ses chansons. Il avait bien de la chance d'être un garçon et de pouvoir aller aux bois, jusqu'aux Mers Douces ou jusqu'à la Vallée des Iroquois.
Elle se mit en route, rassurée de reconnaître les lieux. Elle était déjà passée par là quand elle était venue avec sa mère.
Angélique, avant de la quitter, lui avait bien recommandé de chercher à voir sa famille si elle était triste. Mais jusque-là, elle n'avait pas été assez triste pour avoir envie de les voir. Car elle était très heureuse chez mère Bourgeoys. Son oncle et sa tante étaient venus la visiter de temps en temps, mais elle leur avait « fait la tête », elle ne savait plus pourquoi.
Mais, malgré cela, elle était certaine que son oncle la défendrait.
Son oncle dirait : « C'est la fille de ma sœur ! N'approchez pas ! »
Elle aussi, quand elle serait grande, elle défendrait les enfants de Gloriandre. Elle dirait : « C'est la fille de ma sœur ».
Elle essaya d'imaginer Gloriandre avec des enfants...
Elle trottinait courageusement. Il faisait très chaud. La sueur mouillait son front. Le havresac devenait lourd. Elle le passa sur l'autre épaule. Elle se demanda si elle serait habilitée pour défendre aussi les enfants de Florimond et de Cantor.
Cantor, certainement, ne voudrait pas. Il ne lui faisait pas confiance et la rejetait de la famille. Et Florimond était bien trop malin pour laisser ses enfants avoir besoin de la protection de quelqu'un d'autre que de lui.
Elle serait obligée de se rabattre sur ceux des jumeaux. Ils n'étaient pas très débrouillés, et certainement lui seraient reconnaissants de les aider. Et tout d'abord, ils n'auraient pas à discuter car elle était leur sœur aînée.
Ces considérations, qui absorbaient son esprit, avaient permis à Honorine de franchir un long parcours. Quand elle releva la tête qu'elle tenait penchée, sous l'intensité de ses réflexions, elle vit devant elle le sentier dont avait parlé Pierre Lemoine et qui traversait de vastes champs en pente douce où paissaient des moutons et des vaches.
Elle s'y engagea. De nouveau elle avança, le front baissé pour ne pas se décourager devant la distance à franchir. Elle crut entendre, voguant par-dessus les prés, un bruit de roues cahotantes et de chevaux galopant, mais n'y prit pas garde. Le sentier montait. Elle était fatiguée.
Elle aperçut enfin, au revers du coteau, les cheminées du manoir de l'oncle Josselin. Son petit cœur battit. Bientôt, elle serait dans « sa famille ». Sa tante Luce viendrait au-devant d'elle, et quand elle se pencherait pour l'embrasser, Honorine mettrait ses bras autour de son cou et cacherait son visage dans l'ombre de son épaule. C'était bien qu'il y ait des femmes comme sa tante Luce qui aiment les enfants et ne les craignent point.
Elle se hâtait et à force d'être essoufflée, elle avait la gorge toute sèche et brûlante.
Elle parvint au sommet de la colline et la sente se continuait devant elle à travers le plateau, mais elle voyait maintenant non loin le manoir tout entier avec sa façade blanche un peu rosée par le soleil et son beau et grand toit bleu.
Des barrières clôturaient les champs par lesquels elle s'avançait. À ces barrières, un groupe de personnes se tenaient appuyées, des gentilshommes, car à contre-jour, on voyait les panaches déployés de leurs chapeaux à plumes.
Ils venaient d'arriver en carrosse par la voie malaisée que, pour une lieue ouverte, on appelait « le chemin du Roy ». Ils s'interposaient entre Honorine et la maison de son oncle. Une femme en grands falbalas se tenait parmi eux.
En la reconnaissant, l'enfant s'arrêta, pétrifiée.
La femme aux yeux jaunes !...