Chapitre 1

Plus on s'en allait vers le fond de la Baie Française, plus toute chose paraissait s'accentuer, s'exagérer, se piquer au jeu d'étonner, de surprendre, d'effrayer, tout se voulait gigantesque, démesuré, imposant, hors du commun, la beauté des paysages, la splendeur des arbres, la hauteur des marées, la violence et la sauvagerie des habitants, l'épaisseur des brouillards, la saveur des homards et des coquillages, la profondeur des fjords, la variété et le nombre des oiseaux aquatiques, nichés dans les tourbières de... Tintamarre, l'intensité des couleurs minérales : le rouge des grès, le blanc du sel, le noir de l'anthracite, la sinuosité des rivières, innombrables, la majesté des chutes d'eau et la multiplicité des cascades, la fertilité des terres, le pullulement des bêtes à fourrure et la richesse poissonneuse des eaux.

Et comme le recel de trésors insolites engrangés là par quelque brigand fou, peut-être le dieu Gloose-cap lui-même, une variété infinie de curiosités naturelles, les eaux réversibles de l'embouchure de la Saint-Jean, le mascaret du Petit-Codiac, les grottes de glace, les arbres de pierre...

La mer rejetait sur les grèves des morceaux de charbon, des opales, des améthystes, de la cornaline, du cuivre...

Ce soir-là une grosse chaloupe de douze tonneaux dansait sur les flots, longeant la côte nord de la baie de Chignecto.

Angélique, assise à l'arrière, regardait avec appréhension défiler les hautes falaises rougeâtres dont le sommet disparaissait derrière un rideau de brume pluvieuse.

Elle avait le sentiment de pénétrer dans un pays interdit gardé par des dieux hostiles.

La barque, nantie d'une seule voile carrée, était manœuvrée parfois à la rame. On n'allait pas vite. L'équipage était composé de quelques Acadiens et sauvages Mic-Macs, leurs compagnons de course plutôt que leurs matelots. Le propriétaire de la chaloupe était Hubert d'Arpentigny, le jeune seigneur du cap Sable, le pilote, son intendant Pacôme Grenier.

Angélique prenait patience, rêvant que dans quelques jours elle joindrait le comte de Peyrac sur la côte est de l'autre côté de l'isthme. Elle essayait en ce moment de le gagner de vitesse, et c'était peut-être une folie qu'il lui reprocherait, puisque, au fond, il lui avait plus ou moins implicitement recommandé à son départ, de l'attendre bien patiemment à Gouldsboro.

Mais il n'était pas prévu alors que se noueraient en quelques jours – deux semaines au plus – tant d'événements et de drames qui avaient rendu aiguë entre eux la nécessité de se joindre. Il fallait absolument qu'Angélique le trouvât pour le mettre au courant de ce qu'elle savait, ou devinait ou pressentait, et pour apprendre ce que lui-même avait découvert. Or, voici qu'étant encore à Port-Royal elle avait appris que, ne retournant pas à Gouldsboro, il faisait voile vers le golfe de Saint-Laurent, en contournant la presqu'île de la Nouvelle-Écosse. Elle ne pouvait plus attendre.

Il leur fallait être deux, pour lutter, s'unir, rassembler leurs forces, se communiquer leurs certitudes ou leurs appréhensions.

Cette histoire d'Ambroisine de Maudribourg, Angélique ne parvenait pas à la situer par rapport à leur propre combat. C'était comme une intrusion diabolique, intervenant à l'heure où, en butte à de mystérieuses hostilités, ils avaient l'un et l'autre peine à voir clair, à discerner d'où venaient les menaces réelles, qui était clairement l'ennemi.

Pour en avoir parlé avec son fils et appris par lui certaines manœuvres mensongères que la duchesse avait menées à Gouldsboro, Angélique ne pouvait plus se leurrer sur la volonté malfaisante qui avait poussé la naufragée à semer le malheur et la discorde parmi ceux qui l'avaient recueillie. Et sans cesse lui revenaient en mémoire des faits, des mots, des réactions imperceptibles qui maintenant prenaient un sens nouveau. Elle se souvenait d'une réflexion d'Adhémar, le pauvre naïf, un jour qu'elle lui disait : « Prends garde à ne pas réveiller Mme de Maudribourg. » Et lui, répondant : « Oh ! ça ne dort pas ces êtres-là. Ça fait seulement semblant. » Une étonnante mise en garde contre l'étrange activité d'Ambroisine qui, elle le savait maintenant, était sans cesse à fouiner dans Gouldsboro, une mise en garde qui était passée par-dessus sa tête, tant l'autre avait su la persuader de son inaction : « Je suis restée à prier tout le jour. J'ai dormi plusieurs heures... »

Et la réaction de l'Indien Piksarett. Il lui semblait qu'elle comprenait sa brusque volte-face. « Prends garde, un danger te menace... » Ambroisine de Maudribourg se tenait à quelques pas. Avait-il senti lui, Indien si sensible aux interventions obscures des esprits invisibles, le pouvoir démoniaque habitant cette femme...

Angélique passait une main sur son front.

« Je m'égare... Il faut revenir à des réalités plus saines. Une femme jalouse, perverse et qui cherche à détruire un bonheur qu'elle ne peut supporter de rencontrer, ceci reste dans les limites du normal... » Ce qui l'était moins, c'était peut-être jusqu'à quelles extrémités cette femme habile avait poursuivi son œuvre de destruction... Se trouvait-elle sous les fenêtres d'Abigaël la nuit où Angélique avait entendu le cri inhumain ? Était-ce elle qui avait versé une mixture empoisonnée dans la tisane d'Abigaël ? « Mais alors, se disait Angélique, c'était une femme capable de TOUT !... »

Elle n'osait pas prolonger plus avant la recherche d'une vérité qu'elle ne pouvait étayer de toutes les preuves. Cela paraissait trop fou, monstrueux. Lorsqu'elle serait près de Joffrey, elle lui montrerait la taie écarlate. Là, elle oserait poser tous les faits devant lui, essayer de comprendre aussi pourquoi, pourquoi, la duchesse de Maudribourg avait été poussée à agir ainsi envers eux. Elle n'était qu'une naufragée elle-même victime de circonstances dramatiques et criminelles. Car enfin, existaient-ils ces naufrageurs qui avaient attiré La Licorne sur les récifs !...

Angélique se remémorait les pièges qui leur avaient été tendus depuis qu'au printemps ils avaient quitté Wapassou, oubliait un peu Ambroisine, pour retourner aux prémices d'un guet-apens, là, plus évident, quoique, lui aussi, caché et venu par ruse. Mais l'heure sonnerait de déchirer le voile. Les mystérieux occupants du bateau à l'oriflamme orange montreraient leurs visages. Ils deviendraient des hommes qu'on pourrait combattre, vaincre, pendre haut et court pour vilenies et traîtrises. Ils parleraient auparavant. Par eux, on remonterait à la source, on saurait d'où venaient ces coups, qui les avaient payés pour frapper. Maintenant que Joffrey était à leurs trousses, le dénouement ne serait pas long à éclater. Elle lui faisait confiance.

Il fallait oublier Ambroisine. Elle était loin maintenant et ne pourrait plus nuire. Les Anglais ne lâchent pas facilement leur proie. Ambroisine, c'était une grimace de Satan, une farce pour ajouter au désarroi des humains.

Angélique ne se dissimulait pas que ce bref épisode, où elle avait senti passer sur elle le souffle d'une haine implacable, une volonté de la détruire comme il lui semblait n'en avoir encore jamais inspirée, même à Mme de Montespan – car Mme de Montespan voulait le roi, mais, cette fois, la chose ne se justifiait pas – de cette rencontre où elle avait été bien près d'être vaincue, elle gardait une meurtrissure. « Mais tant pis pour toi ! se disait-elle, cela t'apprendra à te laisser égarer dans ton jugement par tes propres défaillances ».

Ambroisine était survenue au moment où elle doutait d'elle-même, où elle s'était sentie vaciller sur ses assises, où elle ne parvenait pas à émerger de ce tourbillon qui avait jeté au grand vent sa personnalité comme désespérée, dédoublée : ces chocs successifs, ce vertige avec Colin, sa crainte devant Joffrey inconnu, à garder, à reconquérir, sa découverte d'elle-même, la nécessité où elle s'était trouvée de se regarder en face, de tout remettre en question, de se reconnaître et même se connaître sous un autre aspect, à s'admettre, à prendre conscience d'un certain éveil nécessaire, et aussi des blessures que la vie lui avait infligées, des infirmités morales qu'elle en gardait à son insu et qu'il fallait qu'elle ait le courage de soigner, d'effacer... Lui l'aiderait. Elle se souvenait de la tendresse de ses paroles, la rassurant, la rappelant à lui, et qui avait été comme un baume pour son être désemparé...

Mais, en un tel moment, l'autre, la femme jalouse avait eu beau jeu, pour l'étourdir et l'embrouiller. Heureusement le danger était passé. Et Angélique, regardant tourner les nuages bas au-dessus des falaises rougeâtres, soupirait de soulagement. Elle se félicitait d'avoir pu écarter à temps de deux routes la dangereuse créature. Phipps avait été envoyé par le ciel. Il ne resterait de cet épisode qu'une expérience dont il serait bon de retenir la leçon.

Ce n'était pas la première fois qu'elle constatait qu'en ces rencontres de ruse et de mensonge les seules personnes de l'entourage à voir clair aussitôt dans ce jeu de l'ennemi étaient des personnes simples, voire naïves, tel Adhémar, ou, au contraire, ceux que leur personnelle connaissance du vice et de la malhonnêteté mettait à même de les discerner plus facilement chez autrui. Ainsi en avait-il été d'Aristide et de Julienne qui ne s'étaient pas privés de dénoncer la duchesse avec vigueur. Mais qui les écoutait ? En somme, des gens dont le crédit était mince, souvent non sans raison, auprès des grands de ce monde et des « personnes de bien ».

Celles-ci désignées par leur superbe à être les victimes d'une malignité qu'ils n'étaient pas aptes à discerner à temps.

Enfin ! On était sorti de là.

Dans quelques jours Angélique retrouverait son mari. Elle se réfugierait sur son cœur. Elle s'abandonnerait à sa force. Elle n'aurait plus d'orgueil. Elle avait appris au cours d'une telle crise sa dépendance envers lui.

Son voyage pour le fond de la Baie Française s'était décidé assez brusquement.

Après le départ des Anglais et de leurs otages, Angélique à Port-Royal s'était interrogée sur la conduite à tenir. Retourner à Gouldsboro ? Et si son mari arrivait entre-temps à Port-Royal comme l'avait prédit Ambroisine ?... Finalement, elle avait renvoyé Le Rochelais à Gouldsboro, avec Cantor, afin d'y chercher des nouvelles. À peine le petit yacht avait-il franchi le goulet du Bassin qu'un autre navire y entrait. Cette fois, c'était M. de la Roche-Posay revenant en ses domaines.

Hubert d'Arpentigny et sa chaloupe pleine de Mic-Macs en bonnets pointus l'accompagnaient. Il avait été capturé par Phipps, puis relâché à cause de son aspect insolite. Le puritain aux cheveux courts n'arrivait pas à se faire une idée nette sur la véritable identité de sa prise qu'on lui disait être un seigneur français de haut lignage. Les tresses noires hérissées de plumes, son buffletin frangé, sa peau couleur d'argile rouge, ses yeux sombres le déconcertaient. Dans l'expectative il avait préféré renoncer à sa prise.

Tous deux apportaient la nouvelle qu'après avoir pacifié les abords de la rivière Saint-Jean Joffrey de Peyrac, à bord du Gouldsboro, faisait voile... à destination du golfe Saint-Laurent.

– Le golfe de Saint-Laurent, s'écria Angélique terriblement déçue, mais que va-t-il faire là-bas ?... Et sans même passer par ici...

– Il ne soupçonnait pas que vous y soyez, madame, dit le marquis, et je crois avoir compris qu'il ne ferait même pas escale à Gouldsboro. Il semblait avoir hâte de joindre au plus tôt la côte méridionale du golfe Saint-Laurent pour y rencontrer le vieux Nicolas Parys qui en est concessionnaire depuis Shédiac jusqu'à l'extrémité de Causo et même de l'île Royale et de l'île du Saint-Sacrement qui lui font face.

Quel que fût le but que poursuivait Joffrey de Peyrac, il s'éloignait.

Angélique se fit apporter des cartes. Elle ne pouvait supporter l'idée de l'attendre davantage. Si Le Rochelais avait été encore à l'ancre dans le bassin, elle se fût immédiatement lancée à la poursuite du Gouldsboro. Mais voilà – quel contretemps ! – elle venait de le renvoyer avec Cantor. Elle en avait presque les larmes aux yeux. Hubert d'Arpentigny l'observait. Avec l'intuition des très jeunes gens qui comprennent plus facilement les motivations affectives des femmes parce qu'eux-mêmes encore gouvernés par les impulsions du sentiment, il partageait sa déconvenue et son impatience.

– Et si vous arriviez avant lui là-bas ? proposa-t-il.

Elle le regarda sans comprendre. Il posa un doigt sur la carte.

– Je vous conduis jusqu'au fond de la Baie. Là, un des fils de Marcelline ou l'un des frères Defour vous fera traverser à pied les quelques lieues qui séparent le fond de la Baie Française du golfe Saint-Laurent. Et voilà ! Vous déboucherez entre Shédiac et Tatamagonge. Pour peu que le comte de Peyrac ait quelque retard en contournant la presqu'île2 avec son navire, vous arriverez avant lui chez Nicolas Parys.

Elle avait accepté. Le voyage serait court. Le soir du second jour, ils se trouvaient déjà au large de Pénobsquid. Hubert d'Arpentigny disait qu'on ferait halte chez Carter, un Anglais du Massachusetts qui avait eu les oreilles coupées pour avoir fait de la fausse monnaie. Il possédait une censive au fond d'un de ces quelconques fjords de grès rouge, dont on distinguait par instants l'ouverture étroite conduisant par les dédales d'une rivière vers les domaines de l'ours et de l'orignal.

– Ne manque pas de repérer l'entrée, recommanda Hubert d'Arpentigny à son pilote. Ce sera facile. Carter allume chaque soir un feu sur un promontoire et il fait garder l'endroit par deux familles de pêcheurs. On voit les lumières de leurs cabanes, un peu à la gauche du feu.

Ces recommandations n'étaient pas inutiles. L'obscurité devenait profonde. Angélique serra autour d'elle son manteau de loup-marin. L'humidité saturée de sel était pénétrante. Elle pensait à Joffrey. Chaque heure la rapprochait de lui, et elle éprouvait de façon aiguë la nécessité de le joindre afin qu'ils pussent mettre en commun leurs forces de défense. Défense contre qui ?

Elle renversa la tête en arrière et la nuée orageuse, basse, d'un noir mouvant et tourmenté de vapeurs infernales, parut lui donner la réponse.

– Satan !

Une peur aussitôt refoulée la saisit à la gorge. Il lui parut que la chaloupe dansait sur la houle avec plus de violence.

– Ah ! Je vois des lumières par là, s'écria-t-elle.

Et la pensée des yeux du dragon qui gardait la baie de Chignecto lui revint en mémoire.

– C'est le hameau de Carter, s'exclama Hubert d'Arpentigny joyeux. Trouve le chenal, Pacôme ! Dans moins d'une heure nous allons manger un bon morceau de lard et nous sécher les bottes.

La houle les secoua, en réponse. Ce fut d'abord une suite de balancements profonds dont l'ampleur s'accentuait à chaque fois, comme sous l'effet d'une impulsion irrésistible venue des profondeurs de la mer. Jusqu'à ce que l'énorme barque parût projetée comme un fétu, à la crête de lames de plus en plus géantes.

– Trouve le chenal, Pacôme, cria encore Hubert d'Arpentigny, cramponné au rebord.

Puis on sentit le choc, comme un coin d'acier qu'une main monstrueuse aurait projeté et enfoncé profondément dans le flanc de l'embarcation et presque aussitôt Angélique eut de l'eau glacée jusqu'à la taille.

– Sauve qui peut, crièrent des voix. Nous avons donné sur les récifs de Saragouche !

Dans les ténèbres, la lourde barque frappait maintenant d'un roc à l'autre. Ce ballet mortel s'accompagnant des cris des naufragés et de craquements sinistres.

Acadiens et Mic-Macs s'appelaient dans leur langue sauvagine. Hubert d'Arpentigny cria, en français, pour sa passagère.

– Le rivage est proche, madame. Essayez de...

Le reste se perdit dans un nouveau fracas et l'écume furieuse déferla sur eux les couvrant jusque par-dessus la tête, avant de les rejeter, ruisselants, vers un autre écueil.

Angélique comprenait qu'elle devait essayer de quitter la barque avant que celle-ci soit broyée. Elle risquait d'être atteinte de blessures trop graves ou de recevoir un choc qui l'étourdirait et l'abandonnerait inconsciente à la fureur des flots.

Le souvenir de sa noyade sur les côtes de Monégan, dont l'avait sauvée le père de Vernon, lui laissait une impression si horrible – celle surtout d'être paralysée et entraînée au fond de la mer par le poids de ses vêtements – qu'elle trouva presque inconsciemment la force de détacher sa première jupe de drap et de s'en dégager, ainsi que de rejeter ses souliers. Au même instant un nouveau heurt d'une violence inouïe les dispersait tous. Angélique, cramponnée à un morceau du rebord brisé, fut portée en avant. Elle connaissait bien cette charge de la mer vers la plage. Il faudrait surtout lâcher à temps l'épave, attraper n'importe quoi avant que le reflux ne fît d'elle, à nouveau, sa proie. Elle sentit le flot de cailloutis du rivage l'envelopper, heurta un roc, s'y cramponna.

Un peu après, elle rampait des coudes et des genoux sur le sable, se souvenant des recommandations de Jack Merwin « ... jusqu'à la lisière d'algues sèches... pas avant... ne pas s'arrêter... sinon la mer vous reprendra ».

Enfin, elle sentit la sécheresse du sable fluide et se laissa tomber sur le dos, respirant péniblement, insensible aux douleurs de son corps écorché de toutes parts.

Elle était au pied d'une très haute falaise, qui, dressée devant eux, avait épaissi l'obscurité dans laquelle ils se débattaient. Elle distinguait mieux maintenant, en regardant devant elle, vers le golfe, elle distinguait mieux la mer où les récifs parmi lesquels ils avaient sombré mettaient des taches plus noires cernées d'écume blanche, car le ciel nuageux était vaguement éclairé par les reflets de la lune qui, de temps à autre, transparaissait, projetant une lueur plus vive avant de pâlir de nouveau. Mais cela suffisait. Angélique pouvait presque voir flotter les débris de la chaloupe ballottés de-ci de-là, et elle crut même apercevoir quelques têtes d'hommes flottant parmi les remous. Assez loin, l'un d'eux abordait au rivage.

Elle aurait voulu appeler mais n'en avait pas la force. Cependant, elle reprit confiance. Ils seraient tous sauvés. Un naufrage de plus ! Ces côtes n'en étaient pas chiches. Il fallait s'habituer. Mais qu'était-il arrivé au juste ? Pourquoi ces lumières sur la colline s'ils ne se trouvaient qu'aux abords des récifs de Saragouche ?

Comme cette pensée la traversait, elle s'assit à demi, et ce fut avec une acuité particulière qu'elle regarda autour d'elle essayant de percer le mystère de cette pâleur tachée de noir d'encre qui baignait l'alentour.

Tous ses sens étaient en alerte. Il lui parut entendre des cris horribles mêlés aux fracas des vagues contre les brisants, mais tout cela était confus.

Pourquoi ces lumières sur les falaises... comme au moment du naufrage de La Licorne ?...

Tout à coup, une silhouette humaine surgit à quelques pas d'elle, se détachant de l'ombre de la falaise. C'était quelqu'un qui venait de la terre. Un homme qui s'avança, se détachant en noir sur le ciel lunaire. Il paraissait examiner avec attention les bouillonnements furieux de la crique où était venue se briser la chaloupe d'Hubert d'Arpentigny.

À un moment, il se tourna, et Angélique eut l'impression qu'il regardait dans sa direction.

Un cri s'arrêta dans sa gorge.

Car, alors qu'il se détachait en ombre chinoise sur la lividité du clair de lune, elle pouvait voir qu'il tenait en main une sorte de bâton court.

« L'homme au gourdin de plomb !... »

Et tout ce que lui avait dit Colin à propos de ce criminel des rivages lui revint en mémoire. Ainsi, c'était bien lui ! Ce n'était pas un mythe. L'homme dont avait parlé Colin. L'assassin, le naufrageur qui attirait les navires sur les récifs et achevait les rescapés à coups de matraque plombée.

Et elle sut, à la fois, qu'ils existaient ces naufrageurs fantômes et qu'ils allaient la tuer à son tour.

Загрузка...