Chapitre 15
– Il faut que père vienne maintenant, dit Cantor d'une voix d'enfant affligé, sinon nous allons tous périr. Qu'est-ce que c'est ce cauchemar ? Est-ce que je rêve ?...
Sa jeune autorité cassante cédait devant la profondeur de l'abîme entrevu.
– Viens, mon Cantor, dit Angélique en lui tendant les bras.
Il s'assit près d'elle, posant son front sur son épaule.
– Tu vas partir, lui dit-elle, tu vas aller chercher ton père où qu'il soit, tu vas lui dire de se hâter.
– Partir, fit-il, amer, ce n'est pas si simple. Les navires ne viennent que rarement mouiller dans la baie. Le Rochelais ne peut être ici avant deux semaines. Avec une coque de noix, je serais capable d'atteindre Terre-Neuve ou d'explorer tout le golfe, mais nous n'avons même pas cela.
Ils étaient réunis devant le feu, les quelques fidèles groupés, autour d'Angélique, de son fils et du marquis de Villedavray, au soir de cette journée où l'on avait déjà porté en terre le corps de la vieille femme décédée le matin même.
Son inhumation n'avait pu attendre. Il semblait que ces chairs flasques, flétries et déjà gonflées du vivant de la duègne, se décomposassent à vue d'œil. Hâtivement, on avait creusé une tombe, marmonné une absoute, rejeté la terre protectrice, planté une croix. Un vent de panique soufflait sur les Filles du roi, livides et muettes, sur les Bretons superstitieux, murmurant que le mauvais sort rôdait, sur les habitants, acadiens et indiens, craignant une épidémie de peste ou de variole...
L'atmosphère d'hostilité et de soupçon régnant contre les nouveaux venus, et surtout depuis la scène avec le glouton, s'accentuait encore.
– Tu vas partir, réitéra Angélique à l'égard de Cantor qu'elle sentait le plus menacé maintenant. Si tu ne peux par mer, tu vas partir par terre, comme tu l'as fait lorsque nous étions à la pointe Maquoît, et essayer de gagner un point de la côte, un port, Shédiac par exemple, où tu pourras t'embarquer.
– Le puis-je encore ? dit Cantor, si les complices d'Ambroisine hantent la forêt je ne passerai pas.
Il faisait allusion à ce qu'avait raconté Piksarett à son retour de la forêt. L'Indien avait remarqué deux voiliers embossés dans une crique voisine et parmi les hommes d'équipage certains visages des naufrageurs entrevus dans la Baie Française. Ces individus, qui commençaient à rôder dans les bois environnants, trafiquaient un peu d'alcool avec les sauvages, n'annonçaient-ils pas les renforts armés de la diabolique duchesse.
Ils se tournèrent vers Piksarett qui était assis devant l'âtre et fumait son calumet.
– Cantor peut-il partir par les bois sans danger ?
Il secoua la tête négativement.
– Alors, nous sommes donc encerclés ? dit Cantor.
Angélique continua de s'adresser à Piksarett.
– Crois-tu vraiment que ces matelots qui rôdent sont liés avec la femme pleine de démons ?...
– L'esprit m'en avertit, répondit Piksarett avec lenteur, mais les certitudes intérieures ne suffisent pas, surtout quand il s'agit des Blancs. J'ai dit à Uniacké : « Prends patience, tu ne peux aller lever la chevelure d'hommes blancs sur ces côtes, sans que ton geste ne paraisse fou, une provocation de guerre... » Il faut qu'ils se révèlent, qu'ils se montrent sous leur vrai jour, que leur noirceur soit connue. Pour l'instant, ils ne font que troquer un peu d'alcool pour débaucher les femmes. Ils fondent la poix sur la plage et radoubent leurs navires comme tous les matelots qui viennent ici l'été. Ce n'est pas assez pour les exterminer. Il faut attendre. Peut-être un jour l'un d'eux joindra-t-il la femme ? Peut-être sera-ce elle qui essayera de les rencontrer ? Et nous serons avertis, les bois ont des yeux.
– Attendre, répéta Cantor, et nous serons tous morts demain.
Il se dressa dans un élan.
– Je vais la tuer ! dit-il farouchement, ces êtres-là, les laisser vivre, c'est un péché. On doit les tuer avant qu'ils ne vous tuent. Je vais la tuer !
– Allons-y, dit Barssempuy en se levant. Je suis avec toi, mon garçon.
Angélique intervint.
– Tenez-vous tranquilles tous deux. Aujourd'hui, sa mort inexplicable aux yeux des témoins entraînerait presque sûrement la nôtre. Il faut tenir jusqu'à ce que la vérité éclate. Alors le châtiment viendra.
– Ta mère a raison, petit, approuva Villedavray.
– Si nous précipitons les événements, ton père, le comte de Peyrac, risque de ne trouver ici qu'un monceau de cadavres. Les Indiens saouls dans les forêts, des vauriens prêts à tout aux ordres d'une folle possédée, des femmes effrayées, des hommes à bout, tous les événements sont réunis... Les grèves sanglantes, en fin d'été, sur ces côtes maudites, c'est monnaie courante. Et démêler pourquoi, le diable seul le sait.
– Mais je ne peux vous laisser, elle va vous tuer, mère.
– Non, pas moi, riposta Angélique.
Et se souvenant des paroles de Marie-la-Douce et de Pétronille, elle rectifia.
– Pas moi, pas encore. Elle ne me tuera que lorsqu'elle se sentira achevée, anéantie, perdue... Nous avons quelques jours devant nous.
– Pars, toi, petit, insista Villedavray. Toi tu es maintenant le plus en danger parce que tu es vulnérable. Ah ! la jeunesse, quel état de grâce ineffable ! Comme c'est émouvant un jeune homme en colère contre la vilenie du monde... Il faut essayer de trouver un navire...
Angélique avait dans l'idée de chercher du côté des pêcheurs bretons afin de se procurer un esquif dans lequel Cantor pourrait s'éloigner. Elle entreprit le capitaine Marieun Aldouch dans l'espoir de l'amadouer, lui proposa d'aller donner ses soins à son fils malade, qu'il gardait à bord de son bâtiment dégréé dans la rade. Mais l'homme se montra hostile et soupçonneux et elle n'en put rien tirer.
Lorsque Angélique passait, suivie de Piksarett attaché à ses pas, un murmure ou bien des ricanements la suivaient. Certains crachaient à terre, d'autres se signaient.
Mais, vers le soir du sixième jour, le ciel vint à leur secours sous la forme d'une grosse barque, à la voile carrée, qui entra dans la rade et poussa jusqu'à la rive avant de jeter l'ancre. Les occupants avaient manifestement l'intention de descendre à terre remplir leur tonneau d'eau douce. Les gens de Tidmagouche leur crièrent de s'éloigner, qu'on ne voulait pas d'étrangers ici et qu'on allait leur tirer dessus. Mais le patron du sloop ne se laissa pas faire et Angélique de loin reconnut avec stupeur sa voix de crécelle.
– Faudrait beau voir qu'y ait une côte dans le monde où un frère de la côte pourrait pas débarquer !... Arrière, malappris, ou je vous troue vos cervelles de bigorneaux. J'ai ce qu'il faut pour ça.
Aristide Beaumarchand, un pistolet dans chaque main, montait la plage suivi de Julienne et du négrillon Thimothy, portant tous deux des tonnelets et des dames-jeannes vides.
Angélique s'élança à leur rencontre. Ils ne parurent pas excessivement surpris.
– Contents de vous revoir, m'dame. Le Sans-Peur n'est pas encore arrivé ?
– Le Sans-Peur ?...
– Y z'ont de sales gueules dans votre coin, continua Aristide, et ça en sales gueules j'm'y connais.
– Est-ce le hasard qui vous amène par ici tous deux ?
– Oui et non. On savait que M. de Peyrac avait donné rendez-vous au Sans-Peur par ici au début de l'automne, et Hyacinthe doit m'y apporter ma provision de tafia.
– Doit-il arriver bientôt ? interrogea-t-elle, effrayée à la pensée que Hyacinthe Boulanger pourrait venir s'ajouter à cette assemblée de bandits.
– Savoir. Ça dépend du vent qui soufflera des Caraïbes. Mais puisqu'ils ne sont pas encore au rendez-vous, je m'en vais. Les naturels du pays ne m'ont pas l'air d'aimer les visites.
– Ce sont de francs bandits, prenez garde de ne pas laisser votre barque sans surveillance, lui conseilla Angélique regardant avec inquiétude du côté du rivage où l'attroupement augmentait.
– Pas de danger, ricana Aristide, elle est bien défendue ma patache.
Mr Willoagby trônait à l'avant de la barque et grognait sans aménité en direction de ceux qui cherchaient à l'approcher de trop près.
– On s'est mis en cheville avec le parpaillot du Connecticut, expliqua l'ancien pirate tandis qu'ils remplissaient leurs tonneaux à la source jaillissant de la falaise avant de se perdre dans le sable. On cabote. Il vend sa camelote et moi la mienne. On a fait de bonnes affaires sur tout le pourtour de la Nouvelle-Écosse, mais par ici, ça ne vaut que dale. C'est le Canada. Les gens ne connaissent rien au rhum. Ils préfèrent leur tord-boyaux d'alcool de grains. On va vivoter en attendant que Hyacinthe s'amène au rendez-vous. Je pensais rester dans le coin mais ça sent trop mauvais et je ne parle pas de leur sacrée saloperie de morue... Vaut mieux pas s'attarder.
– Et M. de Peyrac ? s'informa Julienne.
– Je l'attends ici. Il ne peut tarder.
– Ça doit pas être farce pour vous d'être là toute seule, dit Julienne flairant l'insolite, bien qu'elle fût bâtie pour ne s'étonner de rien.
– C'est terrible. Et vraiment, c'est le Ciel qui vous envoie, tous les deux.
– Vous croyez ?
Aristide la regarda par en dessous avec soupçon. C'était bien la première fois qu'on leur disait une chose pareille, à lui et à Julienne.
– Oui. Nous nous sommes fait prendre dans un piège dont nous ne pouvons même pas sortir pour aller chercher du secours. Vous allez emmener Cantor.
Elle les mit rapidement au courant. Comment depuis le début de l'été des gens malintentionnés à la solde peut-être de gouvernements qui voulaient les décourager de s'installer dans ce coin d'Amérique cherchaient à leur nuire de toutes les façons et, finalement, s'attaquaient à leurs vies. Il semblait que la duchesse de Maudribourg en était plus ou moins le chef occulte.
Julienne blêmit en apprenant que la « Bienfaitrice » n'était pas loin.
– Alors on ne s'en débarrassera donc jamais de cette garce-là, gémit-elle. Friponne, fille de pute, assassine... elle est tout, celle-là. Y a pas de bon Dieu pour les braves gens !...
– Alors, en somme, dit Ventre-Ouvert, c'était bien pour nous les filles de La Licorne ?... Quand je vous le disais ! On n'a rien pris à personne... Et vous, m'dame, est-ce qu'on vous laisse comme ça ? C'est que j'ai des obligations envers vous. Vous m'avez recousu la panse, pas vrai ?
– Sauvez Cantor, et envoyez mon mari à mon secours. Vous aurez bien payé vos dettes et racheté les mauvais tours que vous m'avez joués jadis.
L'affaire fut rondement menée. Afin que personne n'essayât de s'interposer au moment de son départ, Cantor, prévenu par sa mère, dévala la côte, son glouton sur les talons, alors que la barque déjà débordait du rivage.
Aristide retenait la voile, déversant un flot d'injures colorées sur les spectateurs éberlués.
Cantor fendit la foule, entra dans l'eau et, jetant Wolverines dans la barque, s'y hissa à son tour, aidé par Julienne et Élie Kempton.
– À la revoyure, lança la voix grasseyante du pirate, tandis que le sloop et son hétéroclite chargement s'éloignaient dans la brume montante du crépuscule.
Qui songerait à les poursuivre ?...