Chapitre 25
Et dans le silence horrifié, un cri s'éleva, tellement inhumain qu'on ne sut pas d'où il jaillissait.
Encore moins pouvait-on le prêter à la gracieuse créature qui se tenait là dans sa mante sombre, victime frêle au visage archangélique.
On ne comprit que lorsqu'elle s'élança, hurlant toujours, et s'abattit follement en travers du corps sans vie.
– Zalil ! criait-elle, mon frère, mon frère ! Non, pas toi... Reste ! Tu es ma force !... Ne me laisse pas sur cette terre immonde ! Ils se joueront de moi. Zalil !... Si tu es parti, je ne peux pas rester... Souviens-toi du pacte !... Ton sang entraîne mon sang... Tu vas m'arracher de mon corps... Je ne veux pas, je ne veux pas... Ne fais pas cela, maudit !... Reviens ! Reviens !
La stupeur pétrifiait les témoins de ce désespoir hystérique et il y eut tout à coup parmi eux comme une convulsion, comme si, la panique se saisissant d'eux, ils allaient se disperser pour fuir. Mais, au contraire, ce mouvement les mua en un groupe compact, pénétré d'horreur, de révolte et de soif de vengeance et qui se rua d'un seul élan sur la femme abattue.
Arrachée du cadavre auquel elle se cramponnait, frappée à coups de poing et de pied, les cheveux arrachés par poignées, les vêtements mis en lambeaux, elle ne fut plus bientôt qu'un corps sanglant et défiguré dont les appels déchirants même s'éteignirent sous l'effet de la souffrance...
Mue par un réflexe incontrôlé, Angélique s'était jetée dans la mêlée, essayant d'arrêter les furieux, et de leur arracher leur proie.
– Arrêtez ! Je vous adjure, suppliait-elle, ne vous déshonorez pas... Barssempuy, reculez. Frère Marc, pas vous, vous êtes un homme de Dieu... Job Simon, vous êtes trop fort pour abuser de votre force... Ne soyez pas lâche !...
– C'est une femme ! Et vous, capitaine, de quel droit frappez-vous ?
Hors d'eux, les hommes criaient, jetant au vent l'aveu de leur désespoir, de leur tragédie secrète, irréparable.
– Elle m'a induit en tentation...
– Elle a fait sombrer mon navire...
– Elle a fait périr mes frères...
– Elle a assassiné ma fiancée...
– Mon navire !... Mes frères !... ma bien-aimée morte, par sa faute ! Elle ! La Démone !... C'est un serpent ! Il faut l'écraser. C'est un monstre. Un monstre !
– Marcelline, Yolande. À moi ! cria Angélique.
Les deux grandes femmes bâties en force vinrent à son aide et toutes trois réussirent à traîner, hors de la foule, le corps disloqué de la duchesse, tandis que Peyrac, usant de son autorité, calmait les plus déchaînés, et que les soldats espagnols croisant leurs piques retenaient les hésitants sur le point de se jeter à leur tour dans la curée. Tout cela en quelques secondes à peine animées d'une rage si dévastatrice et cruelle que chacun en restait pantelant et comme épuisé.
On les laissa passer. Elles étaient femmes. C'était leur droit de sauver cette femme livrée à la violence des hommes.
Mais Angélique se refusait de juger l'égarement de ces malheureux, pas plus qu'elle ne se félicitait de son geste salvateur, qui avait été plus un réflexe contre ce déchaînement de violence bestiale qu'un désir de secourir son ennemie.
Aurait-elle eu la vertu d'accomplir un tel geste si elle avait dû à cette horrible créature la mort d'Abigaël ou celle de Cantor ou la perte de Joffrey ?... Et si à l'issue d'un combat épuisant, où elle avait mesuré toutes ses faiblesses, elle ne demeurait pas victorieuse.
Oui, c'était elle la victorieuse.
Ambroisine-la-Démone n'était plus qu'une épave aveugle et défigurée, dénoncée par elle-même à la face du monde et que rien ne pourrait sauver de la justice des hommes si elle échappait, en survivant, à celle de Dieu.
Les preuves de ses crimes étaient trop évidentes, les témoignages trop abondants.
C'était la fin de son règne et de ses pouvoirs sur la terre. Son frère maudit, le Démon blanc, l'entraînait avec lui dans la défaite et la mort.
Elle ouvrit les yeux et dit dans un souffle :
– Ne me livrez pas à l'Inquisition.
Jetée sur la couche de varech, dans la maison d'Angélique, sanglante, meurtrie, les haillons de ses atours de satin jaunes, bleus et rouges, livrant aux regards une chair qui n'était plus que plaies, elle eût pu inspirer de la pitié si le regard qui luisait entre ses paupières boursouflées n'eût continué à faire peser sur les trois femmes la sensation d'être guettées par un être acharné à leur perte.
– Pourquoi l'avez-vous sauvée ? demanda Marcelline à mi-voix.
– Oui, pourquoi ? répéta derrière elle le marquis de Villedavray qui entrait, accompagné du comte de Peyrac et de l'intendant Carlon.
Cependant, malgré eux, ils frémissaient, devant l'état déplorable de cette malheureuse, tout à l'heure d'une vie et d'une beauté triomphantes.
– Son dernier piège ! chuchota Villedavray, le piège ultime de Satan : la pitié. L'enveloppe humaine livrée à la fureur aveugle est pitoyable. Nous aimons trop l'image de notre propre chair et pleurons sur sa misère. Pourtant méfions-nous, amis. Tant qu'il lui restera un souffle, nous serons en danger. Et morte, cela ne vaudra guère mieux. Elle deviendra un esprit malfaisant de plus à errer du côté de l'île des démons, pour faire naufrager les navires.
Il hocha la tête.
– Ah ! L'âme immortelle ! Une sale invention ! Nous voilà bien ! Avez-vous une solution à nous proposer, monsieur l'Intendant, vous qui vous vantez de faire face à tous les problèmes ?
Carlon secoua la tête. Les événements dépassaient nettement les préoccupations habituelles de son esprit rassis et méthodique. Ses regards allaient de ce corps maltraité mais que cependant l'on ne se préoccupait pas de soigner aux visages des autres personnes présentes. La signification de leur expression lui échappait, car il n'avait pas encore compris ce que pour chacun d'eux représentait la vision de cette femme étendue et blessée. Il était pâle comme la mort et l'on voyait qu'il se demandait sans cesse s'il ne rêvait pas.
La grande Marcelline en dressant subitement la tête, comme sous le coup d'une alerte soudaine, l'acheva.
– Les Indiens, dit-elle.
– Les Indiens ! Que voulez-vous dire ? gémit Carlon.
– Ils arrivent !
Le comte de Peyrac bondit sur le seuil et ils le suivirent.
De la forêt avoisinante, cernant l'établissement, montait une rumeur grondante faite du ronflement des tambours de guerre et des cris par instants lancés en chœur des guerriers s'avançant.
– Piksarett !
On les avait presque oubliés !... Piksarett et ses frères ! Piksarett et son peuple ! Piksarett qui avait dit : « Prends patience ! Uniacké et les siens, et toutes les tribus des Enfants de l'Aurore se rassemblent dans la forêt. Ils attendent l'heure où je leur ferai signe pour la vengeance contre ceux qui ont assassiné nos frères de sang, nos alliés, et qui ont voulu t'humilier et te faire périr, toi, ma captive !... »
Tout à l'heure, les Blancs avaient essayé de régler leurs conflits selon leurs lois, mais maintenant l'heure des Indiens sonnait. La longue garde patiente du grand Abénakis aux côtés d'Angélique, le partage qu'il avait conservé en son cœur des peines et des dangers qu'elle avait encourus et dont à aucun instant il ne s'était dissimulé la gravité et la sournoiserie, l'irritation enfin, qu'il avait conçue contre ces Blancs étrangers et mauvais, venus troubler la paix de ses amis, de celle qui lui avait offert un manteau couleur d'aurore pour les ossements de ses ancêtres et qui pervertissait vilainement les sauvages de la côte, tout cela devait trouver son aboutissement le jour venu, dans un carnage sans merci.
– Ça y est ! murmura Marcelline. Ils se sont mis à courir !
Le ronflement cadencé avait changé de rythme. C'était maintenant une rumeur de tempête, de raz de marée, la mer sortant de ses limites et s'avançant vers les humains.
Presque aussitôt la lisière des bois se garnit d'une frange fauve qui parut enfler à vue d'œil.
Certes, Angélique, le comte de Peyrac et leurs fidèles n'avaient rien à craindre, puisque c'était pour eux qu'aujourd'hui Piksarett et les tribus souriquoises et malécites s'avançaient sur Tidmagouche, mais l'on ne pouvait assurer que même les habitants du hameau et les pêcheurs du morutier breton seraient épargnés.
Déjà de la plage on avait entendu la rumeur perçue par l'oreille exercée de la grande Marcelline, et l'on vit passer Nicolas Parys poussant des gens devant lui.
– Courez vite vous mettre à l'abri dans le fort !...
– Restez là ! Monsieur l'Intendant, jeta le comte à Carlon. Les Indiens ne vous connaissent pas et vous pourriez être en danger. Ne quittez pas M. de Villedavray et ma femme. En leur compagnie vous n'avez rien à craindre... Mais ne bougez pas de cette demeure.
Il se hâta vers le rivage.
– Où sont les Filles du roi ? s'informa Angélique.
Elle les aperçut plus haut, du côté du fort où Nicolas Parys entassait tous ceux qu'il pouvait à l'abri de la palissade. Deux soldats espagnols de Peyrac se tinrent sur la tourelle. Leur présence, que Piksarett reconnaîtrait, sauvegarderait ceux qui étaient sous leur protection.
Déjà, on apercevait Cantor et le comte d'Urville galopant à travers la plage en criant aux morutiers bretons :
– Prenez garde ! Les Indiens arrivent ! Ils veulent scalper les étrangers ! Montez dans vos canots... Venez vous mettre à l'abri du fortin !... Dépêchez-vous !
– Les Basques ! hélait Peyrac. Abritez-vous sous ma bannière et surtout ne tirez pas !...
La marée rouge déferlait, surgissant de partout, avec ce mouvement de s'épandre, irrésistible, qui avait déjà frappé Angélique à la prise de Brunschwick-Falls, et qui submergeait tout en quelques instants.
On pouvait craindre que, sous ce flot aveugle, des innocents ne fussent sacrifiés, aussi bien les hommes de Peyrac que les matelots de l'équipage basque qui l'avait assisté dans la prise des bandits.
Mais Piksarett, archange vengeur et véloce, parut voler d'un bout à l'autre du front de son armée, désignant les coupables, que son œil exercé avait appris à reconnaître à coup sûr, au cours de sa longue patience.
Pas un qui n'échappât. Uniacké et ses Mic-Macs, venus de Truro, scalpèrent eux-mêmes de leurs mains vengeresses les suppôts de Zalil, l'équipe des naufrageurs qui avait à son actif la perte de La Licorne et celle de la chaloupe d'Hubert d'Arpentigny ainsi que l'attentat contre le yacht Asmodée.
Angélique, Marcelline et Yolande, ainsi que le gouverneur et l'intendant, étaient restés au seuil de la masure.
– Et s'ils veulent se saisir de la duchesse ? émit le marquis. Ils ne seront pas longs à savoir où elle se cache, la femme pleine de démons...
– Ils n'entreront pas, dit Angélique. Je parlerai à Piksarett.
Ils écoutaient, tendus, les cris montant alentour, où se mêlaient les cris de la victoire et ceux de la terreur, de la douleur et de l'agonie, quelques coups de feu d'une défense désespérée éclatèrent.
Étrangement, l'espace devant eux demeurait vide, on eût dit que l'assaut des troupes indiennes avait volontairement évité de passer par le centre du hameau déserté.
Soudain, il y eut sur la petite place un homme seul qui errait, vêtu de noir. Il se détachait à quelques pas, insolite et comme absent, bizarre, tournant autour de lui un regard d'aveugle, miroitant car chaque fois le soleil, à son zénith dans le ciel en fusion, venait frapper les verres de ses grosses lunettes. Elles reconnurent le secrétaire de la duchesse, Armand Dacaux, le plumitif au menton lourd et sensuel, l'homme à l'éternel sourire bienveillant, l'assasin de Marie-la-Douce.
Il continuait de sourire d'un air égaré. Et les apercevant au seuil de la maison, il fit un pas hésitant dans leur direction et ils eurent un recul instinctif.
– Ne restez pas là, lui cria Marcelline en le chassant du geste. Courez au fort si vous tenez à la vie. Les Indiens vous cherchent...
Il eut un rire suffisant.
– On a déjà crié au loup ! Et c'était faux !
– Cette fois c'est vrai ! Écoutez ! N'entendez-vous pas ! Si les Indiens vous attrapent vous êtes un homme mort.
– Pourquoi me tueraient-ils ?
– Parce que vous êtes un criminel, lui jeta Angélique, vous avez assassiné Marie-la-Douce en la poussant du haut de la falaise, et ce n'est pas la première fois que vous frappiez pour le service de votre maîtresse diabolique...
Il se redressa, rougeoyant d'une vanité extatique.
– J'ai toujours œuvré pour le bien, pour la plus grande gloire de Dieu.
Sa folie de s'absoudre des pires crimes, sa complaisance envers lui-même avaient quelque chose de repoussant. Talonné par l'approche de la mort et du châtiment, il refusait la fuite qui aurait constitué un aveu. Sa monstrueuse vanité le paralysait, niant les avertissements du danger, comme au long de sa vie il avait nié ceux de sa conscience, alors que peu à peu il se laissait asservir par sa passion pour une femme perverse et démoniaque.
Quand les Indiens débouchèrent sur la place, il se réfugia derrière Angélique, se jetant à ses pieds, s'agrippant à elle, la suppliant de le sauver.
– Laisse-le-nous ! dit Piksarett farouche.
Deux sauvages se saisirent de l'homme par les poignets et le traînèrent sur les genoux un peu plus loin. Le poing de Piksarett armé d'un couteau se déploya sur le ciel, tandis que du genou il bloquait la nuque de sa victime et que de l'autre main il empoignait les rares cheveux du plumitif assassin.
On entendit son cri terrible.
Ainsi peu des complices de la Démone échappèrent aux couteaux des Indiens. Tous les matelots des deux équipages à son service trouvèrent la mort.
Cinq Bretons du morutier furent aussi les victimes de ce massacre qui mérita à Tidmagouche le nom de « grève sanglante ».
Le comte de Peyrac sauva in extrémis par son intervention le capitaine du Faouët et Gontran le Jeune qui n'avaient pas eu le temps de se réfugier dans le fort avec son père.
Piksarett et ses Indiens négligèrent de poursuivre ceux qui avaient réussi à s'enfuir avec leurs canots vers les navires à l'ancre ou qui s'étaient cachés dans les rochers.
Ralliant ses troupes, le grand guerrier de l'Acadie repassa par le hameau et vint prendre congé d'Angélique qui se tenait toujours sur le seuil de la maison encadrée de Marcelline et de Yolande, ainsi que du marquis de Villedavray et de l'intendant Carlon, plus ou moins médusé.
– Je dois accompagner Uniacké et ses frères à Truro, déclara l'Abénakis, s'adressant à sa captive, mais je te retrouverai à Québec. Tu auras encore besoin de mon aide là-bas.
Et se tournant vers Peyrac qui l'accompagnait :
– J'ai veillé sur elle dans des dangers innombrables, sache-le, Tekonderoga7 mais je ne regrette pas ma peine, puisque les démons n'ont pas prévalu contre elle. C'est une supplication que l'on adresse à Dieu dans les prières du prône de la messe : « Que les démons ne prévalent pas contre nous », et Dieu nous a écoutés puisque voici ses ennemis anéantis.
Il se dressait dans toute sa superbe, bariolé de peintures de guerre et, des chevelures pendues à sa ceinture, le sang descendait en rigoles le long de ses jambes.
Devant lui, Angélique paraissait frêle, une femme blanche, venue d'ailleurs, d'un monde étranger, mais c'était celle que les Iroquois nommaient Kawa, et Piksarett était fort satisfait de partager avec ses lointains ennemis irréductibles le privilège de la défendre. Il abaissa sur elle son regard malicieux et triomphant.
– Te souviens-tu, toi, ma captive, lorsque à Katarunk, tu te tenais debout devant une porte. Je savais qu'Outtaké l'Iroquois, mon ennemi, était derrière cette porte, mais j'ai consenti à te laisser sa vie. Te souviens-tu ?
Elle inclina affirmativement la tête.
– Eh bien, reprit le sauvage, je sais aussi aujourd'hui qui est derrière cette porte (et il désigna le vantail de la maison où se trouvait la Démone blessée) mais comme jadis, je te laisse sa vie, car c'est ton droit d'en décider.
Il simula un départ solennel, puis se retournant une dernière fois avant de s'éloigner, lui jeta :
– Elle était ton ennemie ! Sa chevelure t'appartient !
La chevelure d'Ambroisine ! Ce pelage somptueux au parfum envoûtant !... Une chose féminine, vivante, une chose douce, une expression de la beauté terrestre, créée pour la saveur de vivre, pour le plaisir et pour l'amour, et comme toute chose humaine créée pour le bonheur, la joie, la tendresse, comme sa chevelure à elle, Angélique, sur laquelle elle sentait passer la main de Joffrey en une caresse possessive et ardente.
– Sa chevelure ! Qu'en ferais-je ?
Le crépuscule tombait sur une grève sanglante au-dessus de laquelle s'amoncelait rapidement un nuage sombre d'oiseaux.
Avec les sauvages s'éloignait l'odeur du meurtre, et de l'âpre vengeance. Il faudrait faire vite pour dégager et enterrer les corps qui revêtaient dans l'abandon résigné de la mort une sorte d'innocence.
Étourdie d'une subite lassitude, Angélique imaginait, à sa ceinture, la chevelure d'Ambroisine sombre et parcourue de reflets de feu et c'était peut-être cela mûrir, même grandir, s'assagir, atteindre la sérénité, que de ne garder de tant de turpitudes, de peur, de haine, d'indignation brûlante et de désir de mort, un sentiment de pitié pour une chevelure de femme, en déplorant que les démons eussent le pouvoir d'user de la beauté humaine pour l'avilir et la vouer, par le mal, à l'horreur et à la répulsion.
On avait dépassé les notions communes. Cela se sentait dans les propos, la façon particulière de ceux qui avaient vécu le drame en profondeur, d'aborder avec simplicité des sujets, qui, d'autre part, auraient exigé l'effroi et le murmure, attitude qui n'était pas sans choquer les « étrangers », ceux qui n'étaient entrés que depuis quelques heures dans l'affaire.
– Ce Piksarett est merveilleux ! commentait Villedavray satisfait. Nous voici tranquilles. Le nettoyage a été vivement mené. Tout est en ordre. Pas de procès, de tribunal religieux ou séculier. Nous n'aurons pas à nous déranger pour des témoignages sans fin qui nous feraient retrouver sur le banc des coupables et, qui sait ? sur le bûcher de l'Inquisition. Parfait ! Parfait ! Ces Indiens sont précieux parfois, je le reconnais, malgré leur détestable habitude de s'oindre de graisses malodorantes.
– Mais vous êtes infâme, s'écria Carlon indigné. Je ne vous reconnais pas. Vous, un homme si délicat ! Vous avez une façon de traiter ce carnage inhumain et incompréhensible qui me stupéfie avec un cynisme !...
– Croyez-moi, c'était la meilleure solution. On sait où mènent les procédures d'empoisonnements et de magie...
– Mais j'ai été mêlé à cette escarmouche, s'écria l'intendant effrayé. Il faudra que j'en réfère au grand conseil de Québec.
– N'essayez pas surtout ! C'est trop compliqué. Effaçons ! Effaçons ! Comme le vent et les oiseaux vont effacer toutes traces de ce jour sur cette plage. Pour quelques crânes décalottés, il n'y a pas de quoi nous plonger volontairement dans un merdier qui pue le soufre à plein nez. Tenez-vous coi ! Pour vous récompenser, je vous raconterai l'histoire de bout en bout. Je connais tous les détails. Cela occupera nos soirées d'hiver.
– Mais... il reste cette duchesse de Maudribourg.
– Vous avez raison. Morte ou vive elle n'a pas encore fini de nous tourmenter.
Ambroisine de Maudribourg vivait toujours, bien qu'elle parût sur le point d'expirer.
Marcelline, dévouée et courageuse, trouva, seule, la force morale de lui prodiguer quelques soins.
Pendant ce temps, le vieux Nicolas Parys convoquait la compagnie dans la salle de son fortin.
– Voilà ! déclara-t-il à Peyrac. J'ai une proposition à vous faire pour vous débarrasser de cette femme. Vous savez que je veux m'en aller et vous laisser mes terres. Le prix est à fixer mais je ne serai pas gourmand. Ce que je veux, c'est épouser cette duchesse de Maudribourg. J'aime ce genre de diablesse et je lui croquerai ses écus. Et quand il n'y en aura plus, elle me donnera le secret de la fabrication de l'or, elle le connaît.
– Mais, vous êtes fou, s'écria Villedavray. Cette sorcière vous nouera l'aiguillette et vous empoisonnera comme le duc son mari et pas mal d'autres de ses amants.
– C'est mon affaire, grommela le vieux roi de la côte est. Alors on s'entend comme ça ?...
Et comme la nuit tombait, il fit allumer ses torchères fumantes afin de dresser le bilan et l'estimation de ses biens à remettre à son successeur, le comte de Peyrac.