Chapitre 22
Angélique se tint derrière la maison, près de la fenêtre ouverte. Joffrey de Peyrac lui avait dit : Restez là.
Lui-même, contournant la masure, gagna le seuil et entra.
Angélique sut qu'il apparaissait dans l'encadrement de la porte et que le regard d'Ambroisine de Maudribourg se levait vers lui.
Et sans rien voir de la scène, elle devina l'expression qui se jouait sur les traits séraphiques, éclair des magnifiques yeux noirs aux reflets d'or.
Au même instant, les hommes de Peyrac venus par terre cernaient l'établissement et se rendaient maîtres du fort, tandis que les navires de sa flotte, traînant leurs deux prises de guerre, entraient dans la rade.
La chaleur était intense. Une sorte de torpeur, de charme terrifié, planait sur Tidmagouche.
La capture de la grève et du hameau se fit presque sans bruit, sans coups de feu. Les hommes aux ordres d'Ambroisine se retrouvèrent poings liés sans avoir compris ce qui leur arrivait. Elle, la Démone, ne le savait pas encore.
Elle regardait Peyrac debout devant elle. Angélique entendit la voix au timbre doux, un peu voilé et fragile, dire :
– Vous voici !
Et un frisson la traversa. Jusqu'à quel point Ambroisine n'avait-elle pas réussi à l'atteindre, pour que le seul son de cette voix la bouleversât d'horreur et de crainte ?
« Il était temps, se dit-elle, qu'il arrivât, elle m'aurait détruite... Oh ! Joffrey, mon amour ! »
Elle perçut son pas à lui calme, assuré, alors qu'il pénétrait dans la pièce.
Elle savait que son regard restait fixé sur le ravissant visage de la Démone, mais que rien ne transparaissait de ses pensées.
– Vous avez beaucoup tardé, dit encore Ambroisine de Maudribourg.
Puis il y eut un silence, et Angélique crut qu'elle allait s'évanouir. Chaque seconde qui passait était chargée d'une tension insupportable où semblait devoir se décider la victoire ou la défaite d'un combat gigantesque. Deux forces en jeu et toutes deux également puissantes, également armées, également sûres d'elles-mêmes et de leur pouvoir.
Ce fut Ambroisine qui parla la première. Et sa voix trahit sa nervosité sous le regard indéchiffrable qui l'observait.
– Oui, vous arrivez trop tard, monsieur de Peyrac.
Et sur un ton d'indicible triomphe, où frémissait une joie satanique ;
– Vous arrivez trop tard ! Elle est morte !
Elle devait sourire en parlant ainsi et ses prunelles devaient étinceler.
– Le chasseur vous a-t-il apporté son cœur ?... interrogea Peyrac.
Cette allusion ironique au conte populaire où les mauvais projets de la reine sont déjoués la mit hors d'elle.
– Non... mais il m'apportera ses yeux. Je l'ai exigé.
Puis la folie faisant dévier sa pensée hagarde :
– Ce sont deux émeraudes. Je les ferai enchâsser d'or et je les porterai sur mon cœur.
Angélique comprenait maintenant. Joffrey de Peyrac avait toujours deviné qu'Ambroisine de Maudribourg était une créature perverse, à l'esprit déjà égaré ou possédé. La regardant aujourd'hui, il devait avoir la même expression que lorsque, à son chevet, il écoutait songeusement son délire. Son expérience et aussi un sens particulier à l'homme envers ce genre de femmes avaient dû l'avertir.
– Je vois que vous ne me croyez pas, reprit Ambroisine de cette voix abrupte et un peu aiguë qu'elle prenait devant ceux qui paraissaient ne pas faire cas de ses paroles, vous êtes comme elle ! Elle ne voulait jamais me croire. Elle riait... oui, elle riait ! Maintenant, il s'est éteint, ce rire ! Elle ne rira plus ! Jamais ! C'est votre faute. Vous êtes comme elle, vous voulez faire croire que l'Amour existe, que votre amour personne ne peut l'atteindre. Insensés... Il n'y a pas d'amour... Tant pis pour vous d'avoir voulu me prouver cette folie... Votre amour, je l'ai brisé... Elle est morte, vous entendez : morte, morte ! Allez voir, sous la falaise vous trouverez son corps disloqué et des trous noirs à la place de ses yeux... Ah ! Enfin ! Elle ne me regardera plus... comme elle seule pouvait regarder un être humain. Personne ne m'a jamais regardée ainsi... Elle me regardait et elle me voyait « avant », elle voyait mon apparence humaine « après », elle voyait mon esprit, mais elle ne s'est jamais détournée de moi et elle ne m'a jamais fuie. C'est cela qui est intolérable. Elle m'a toujours regardée en face et elle m'a toujours adressé la parole à moi, à moi seule. Elle savait à qui elle parlait et pourtant elle n'avait pas peur. Et maintenant plus personne ne me regardera ainsi et ne me verra vraiment... Oh ! Quelle douleur !
La crise approchait. Des gémissements hachaient le débit de ces mots précipités.
Angélique, à bout, aurait voulu se boucher les oreilles.
– Elle est morte, vous entendez ? Elle est morte ! Que vais-je devenir maintenant !... Et c'est votre faute, votre faute à vous, homme maudit ! Pourquoi m'avez-vous repoussée ! Pourquoi m'avez-vous traitée avec dédain et moquerie ! Comment avez-vous osé ! Vous n'êtes pourtant rien... Où donc allez-vous chercher votre force ?... Si j'avais pu vous asservir comme les autres, je ne l'aurais pas tuée... Je l'aurais plutôt vue souffrir, dépérir de douleur et cela aurait ravi mon être...
« Ma mission près de vous aurait été accomplie. Tandis que maintenant !... Elle est morte et vous vous triomphez ! Que vais-je devenir ! Comment vais-je pouvoir demeurer sur cette terre immonde ! Tuez-moi ! Qu'on en finisse !... Tuez-moi ! Pourquoi ne me tuez-vous pas ? Vous est-il donc indifférent qu'elle soit morte ? Vous ne pleurez même pas ! Alors que moi, je voudrais pleurer... devant un tel désastre... Et je ne peux pas. Je ne peux pas !...
Un gémissement rauque échappa de la gorge de la Démone, proche de ce cri inhumain qui, déjà par deux fois, avait retenti dans la nuit, où, mêlé à une rage impuissante, à une haine implacable, s'exhalait l'écho d'un désespoir insondable.
– Tuez-moi !
La voix de Peyrac s'éleva, égale et comme indifférente, et cela fit tomber immédiatement la tension insoutenable.
– Pourquoi êtes-vous si pressée de mourir, madame ? Et de ma main ? Vous souhaiteriez mettre encore quelque méfait à mon actif ? Un piège ultime ? Non, je ne vous offrirai pas cela... Votre mort viendra à son heure. Maintenant, sonne celle de la révélation de vos crimes. Veuillez m'accompagner afin que l'on vous voie avec vos complices.
– Mes complices ?
La duchesse de Maudribourg parut tout à coup avoir retrouvé son aplomb.
– Je n'ai pas de complices ! Qu'est-ce encore que cette histoire ?
– Veuillez m'accompagner, répéta le comte. Je vais vous confronter avec eux.
Angélique entendit la duchesse se lever. Elle et le comte sortirent ensemble de la maison.
La duchesse ne remarqua pas tout de suite Angélique. Elle regardait vers la rade maintenant envahie de voiles et d'embarcations, puis vers la plage noire de monde. De loin il était difficile de distinguer entre les différents équipages, les Bretons et les Basques, les hommes de Peyrac et les prisonniers.
– Descendons jusqu'à la plage, voulez-vous, l'invita le comte.
Il accentuait la courtoisie.
Elle se tourna vers lui et c'est alors qu'elle vit Angélique à quelques pas.
Aucun tressaillement ne marqua ses traits. Très vite, elle détourna les yeux comme si elle eût voulu effacer cette vision, annuler le fait.
Elle passa ses mains sur ses avant-bras nus avec un frisson.
– Voulez-vous me donner mon manteau, Delphine ? dit-elle à voix haute d'une façon naturelle. Il fait si froid.
Le soleil était brûlant mais cette requête ne sembla pas étrange. Si pénible était l'instant qu'Angélique elle-même se sentait glacée jusqu'à l'âme.
La duchesse se drapa dans sa grande cape de satin noir doublée d'écarlate, brodée du lion griffu et noir des Maudribourg et elle commença de descendre vers le rivage.
Là, elle s'arrêta, considérant la foule tournée vers elle. Et se mêlant aux visages anonymes des équipages et des hommes armés, des pêcheurs et des prisonniers, certains visages ressortaient. Ils étaient tous là : Job Simon et son mousse, Cantor, Aristide et Julienne, Yann Le Couennec, Jacques Vignot, le Basque Hernani d'Astiguarza, le comte d'Urville, Barssempuy, le marquis de Villedavray, Enrico Enzi, les quatre gardes espagnols de Peyrac...
Angélique reconnut tout à coup le frère Marc. Il accompagnait un groupe de Français parmi lequel se détachait un homme mis avec soin quoique sans éclat, à l'air autoritaire et madré, et qui considérait la scène avec un mélange d'intérêt et de scepticisme. Il avait salué Villedavray et échangé quelques mots avec lui. Elle saurait plus tard qu'il s'agissait de l'intendant Carlon, ce haut fonctionnaire canadien que Peyrac avait tiré d'un mauvais pas à la rivière Saint-Jean. L'autre était M. de Wauvenart et aussi il y avait Grand Bois et un cartographe de Québec qu'Angélique avait rencontré à Katarunk.
Les yeux d'Ambroisine s'étaient attardés sur certains, connus ou inconnus, mais elle ne bronchait pas. Elle n'avait fait qu'effleurer du regard ceux qui se tenaient en tête des prisonniers dont l'homme au visage pâle et marmoréen. Enfin elle se tourna vers Peyrac, qu'elle affecta seul de voir désormais et dit à mi-voix de façon à n'être entendue que de lui.
– Vous êtes très fort, monsieur de Peyrac. Je commence à comprendre pourquoi vous avez tant d'ennemis et pourquoi ceux-ci veulent avec tant de force votre perte.
Puis plus haut, de sa voix de sirène enjôleuse :
– Que désirez-vous de moi, cher comte, et quel est le but de tout ce rassemblement ? Je suis à votre disposition, mais j'aimerais savoir...
Peyrac s'avança de quelques pas.
– Madame, voici M. Carlon, l'intendant de la Nouvelle-France. Vous connaissez M. de Villedavray, gouverneur de l'Acadie. En présence de ces deux hauts fonctionnaires français je veux vous accuser, madame, de nombreux crimes et malversations commis dans cette région, dans celle de la Baie Française, par vous-même et ces hommes ici présents, agissant sous vos ordres, crimes dont la violence et la noirceur demandent condamnation et réparation devant le tribunal des hommes, sinon celui de Dieu. Je vous accuse entre autres d'avoir causé la perte du navire La Licorne, frété en grande partie aux frais de la Couronne de France, et d'avoir de sang-froid ordonné le massacre de son équipage ainsi que des jeunes femmes destinées au peuplement du Canada et qui se trouvaient à bord, d'avoir causé également la mort d'un jeune seigneur canadien Hubert d'Arpentigny dans le naufrage de sa chaloupe où se trouvait ma femme, d'avoir fait couler par minage le navire l'Asmodée, attentat auquel M. de Villedavray et un grand nombre de personnes n'ont échappé que par miracle, d'avoir enfin, ici même, fait exécuter une jeune fille, d'avoir empoisonné une vieille femme de votre main...
« Sans compter de nombreuses tentatives de meurtres en différents lieux, des actes de piraterie sur nos côtes, etc., la liste est longue... Je m'en tiendrai à ces quelques déclarations précises.
L'intendant Carlon avait écouté avec attention. Son regard allait de Peyrac à la duchesse de Maudribourg.
C'était la première fois qu'il voyait celle-ci, et, certes, quoique prévenu puisqu'il avait été mis au courant à l'avance par Peyrac, on voyait qu'il n'arrivait pas à faire coïncider dans son esprit l'ampleur de tels crimes sordides, avec cette ravissante jeune femme qu'on venait de lui présenter et qui se dressait devant eux, seule, frêle, avec ses longs cheveux noirs flottant au vent, son air d'enfant effrayée. Elle regardait Peyrac, les yeux agrandis, comme s'il était subitement devenu fou, et elle secouait la tête doucement en murmurant :
– Mais que dites-vous ?... Je ne comprends pas.
Et Angélique qui examinait Carlon vit qu'il était en train de se laisser prendre au piège de cette fragilité d'orpheline.
Il avança d'un pas et toussota.
– Êtes-vous bien certain de ce que vous énoncez, comte, fit-il d'un ton abrupt, ça me semble un peu gros !... Comment ? Une seule jeune femme peut-elle accomplir tout cela ?... Où sont ses complices auxquels vous faites allusion ?
– Les voici, dit Peyrac en désignant le groupe des prisonniers en tête desquels se trouvait le Pâle, leur capitaine. Parmi eux il y avait aussi l'homme aux perles de lambi, le Morne, le Borgne, l'Invisible, celui qu'on envoyait en éclaireur se mêler aux populations ou aux équipages parce qu'il ressemblait à n'importe quel matelot et qu'on avait toujours l'impression de l'avoir déjà vu et de le connaître un peu. « Tous triés sur le volet », avait dit Clovis, car choisis par Ambroisine et son frère avec cet instinct sûr de leurs possibilités malfaisantes qui en feraient des alliés habiles, tous attachés à elle secrètement par le don qu'elle leur avait fait, au moins une fois, de son corps de déesse.
On ne les ferait pas trahir. Ils ne sourcillèrent pas lorsque Carlon, désignant Ambroisine, leur cria :
– Connaissez-vous cette femme ?
L'homme pâle posa son regard de pierre sur elle, puis secoua lentement la tête en grommelant.
– Jamais vue.
Il s'exprima d'une telle façon qu'une partie de l'assemblée reçut l'impression d'être la victime d'une monstrueuse erreur.
Carlon fronça les sourcils et fixa Peyrac sans aménité.
– Il me faut des aveux, dit-il, ou des témoins.
– J'en ai un, répondit le comte sans s'émouvoir, et de taille ! Et j'ai eu assez de mal à mettre la main dessus. Il m'a fallu courir jusqu'à Terre-Neuve. Mais le voici.