Chapitre 4
– Les femmes ont droit aux larmes, dit Piksarett avec une bonté surprenante. Pleure, ma captive ! Les poisons de ton cœur en seront lavés.
Il posa une main sur ses cheveux et attendit. Elle pleurait dans une débâcle de tout l'être, sans même percevoir au fond de ce gouffre chaotique les causes exactes de sa douleur. C'était une reddition totale, les digues enfin rompues, le courage rendant les armes à sa faiblesse humaine, une nécessité physique qui la sauvait de la folie et, comme il arrive en ces rares instants où l'on s'accepte tel qu'on est, dans une réconciliation intérieure de ce que l'on sait de soi et de ce que l'on en ignore, elle finit par éprouver de cet abandon une volupté bienfaisante. La souffrance qui lui déchirait le cœur se calma, fit place à quelque chose de doux, d'apaisant qui berçait et endormait son mal.
L'écho de la catastrophe décrût en elle, lentement, faisant place peu à peu à un silence de tombe mais où commença bientôt à se redresser un être endolori, fripé, affaibli... Cet être à son image la regardait au fond d'elle-même et lui disait : « Et maintenant, Angélique, que fait-on ?... »
Elle s'essuya les yeux. Seule elle n'eût pas résisté au choc. Mais Piksarett était là. Tout au long de ces instants terribles, Angélique ne cessa de sentir qu'une présence humaine veillait à ses côtés. Tout n'était pas perdu. Piksarett lui gardait sa foi.
– Il n'est pas là ! fit-elle enfin d'une voix entrecoupée. Il n'est pas là ! Il est parti encore je ne sais où. Qu'allons-nous devenir ?
– Il faut l'attendre, répondit Piksarett en fixant l'horizon blanchâtre de la mer entre les arbres. Il est sur les pas de l'ennemi mais il reviendra.
– L'attendre, répéta Angélique, ici ?... Près de cette femme ? La rencontrer tous les jours, la voir se moquer de moi, triomphante ?... Je ne peux pas...
– Hé ! Que veux-tu faire alors ? s'exclama l'Abénakis... Lui laisser la victoire ?...
Il se pencha vers elle, tendant un doigt impératif en direction du village.
– ... Observer ton ennemie, ne pas lui laisser un instant de repos, guetter chacune de ses paroles pour y débrouiller les mensonges, tisser la trame qui la perdra, comment veux-tu faire cela si tu n'acceptes pas de vivre en la place même ? Cette femme est pleine de démons, je le sais, mais tu n'es pas encore vaincue que je sache.
Angélique mit son visage dans ses mains et malgré elle la houle d'un sanglot la secoua. Comment faire comprendre à Piksarett ce qui l'atteignait au plus vif ?
– Une saison, je me suis rendu dans la vallée des Cinq Nations, racontait Piksarett... Seul... Chaque nuit je pénétrai dans un village, puis dans une des longues maisons où ils dorment à plus de dix familles et je levai la chevelure d'un guerrier endormi... Le jour, je les avais sur mes pas... Chaque instant, je déjouais leurs ruses... Je ne connaissais plus mon souffle, ni même la sensation de ma propre vie, dans l'attention que je portais à me rendre invisible et à préparer mon exploit de la nuit suivante : Ils savaient que c'était moi, Piksarett, le chef des Narrangasett, mais ils ne m'ont jamais saisi, ni même vu. Quand j'eus vingt chevelures d'Iroquois à ma ceinture, je quittai le pays. Maintenant dans la vallée des Cinq Nations on raconte que je peux me transformer en esprit à volonté.
« Ainsi vas-tu demeurer ici, parmi tes ennemis, plus forte et plus habile qu'eux tous, préparant leur défaite et ton triomphe.
– J'ai peur, murmura Angélique.
– Je te comprends. Il est plus facile de lutter contre les hommes que contre les démons.
– Est-ce là le danger que tu as vu sur moi lorsque tu es venu à Gouldsboro pour demander ma rançon ? interrogea-t-elle.
– Oui ! Tout à coup l'ombre était là et j'entendais bruisser les esprits mauvais. Cela émanait des personnes assemblées dans cette salle. Cela t'encerclait déjà... Il a fallu que je m'éloigne afin d'échapper moi-même à cette influence néfaste et retrouver la clarté de mon esprit.
– Pourquoi ne m'as-tu pas prévenue ?
– Les femmes ne sont pas faciles à convaincre et toi, parmi les femmes, encore moins que les autres.
– Mais, je t'aurais écouté, Sagamore. Tu le sais. J'ai foi en tes presciences...
– Qu'aurais-je pu te dire ? Te désigner cette femme qui t'accompagnait, ton invitée, ton amie, et te dire : « Elle est pleine de démons. Prends garde : elle veut ta mort. Pire, elle veut la perte de ton âme »... Vous autres Blancs vous riez de nous quand nous parlons ainsi... Vous nous traitez comme des enfants en bas âge ou comme des vieillards séniles qui sont en train de perdre la tête. Vous niez que l'invisible peut parfois être clair à nos yeux...
– Tu aurais dû me prévenir, répéta-t-elle... Et maintenant, il est trop tard. Tout est perdu.
– Je t'ai prévenue, Je t'ai dit : « Un danger est sur toi. Prie ! » L'as-tu fait ?
– Oui... je crois.
– Alors, pourquoi te désespères-tu ? Dieu écoute la voix du juste lorsqu'il l'appelle dans les ténèbres de sa détresse. Où vois-tu qu'il est trop tard, et que tout est perdu ?
Elle n'osait expliquer à ce noble Indien, si maître de ses sens à l'exemple de ses pareils, par tradition et tempérament acquis, le doute qui la torturait au sujet de celui qu'elle aimait.
– Écoute ! Elle raconte que mon époux s'est attachée à elle et m'a reniée en son cœur !
– Elle ment ! affirma Piksarett avec force. Comment cela serait-il possible ? Il est l'Homme du Tonnerre. Ses pouvoirs sont innombrables. Et toi, tu es Kawa, l'étoile fixe. Qu'aurait-il à faire d'une telle femme ?
Il parlait selon sa logique, pour lui irréfutable. La concupiscence dépravée des Blancs dépassait son entendement de sauvage.
– Il est vrai, convint-il, que les Blancs sont assez déconcertants. L'habitude de presser sur une gâchette pour défendre leur vie les a déshabitués de préserver celle-ci par la résistance de l'âme et du corps. Un rien les épuise, le moindre jeûne les déprime et ils ne peuvent se passer de femme, même à la veille d'un combat, sans considérer qu'ils risquent de se présenter à l'ennemi affaiblis et distraits... Mais l'Homme du Tonnerre n'est pas de cette espèce.
– Tu parles de lui comme si tu l'avais rencontré, fit-elle.
Elle l'écoutait en levant sur lui des yeux brillants d'espérance. Ce visage d'argile craquelé, ponctué de tatouages, entre les deux tresses enfilées dans l'étui des pattes de renard roux, sous le chignon hérissé de plumes et entrelacé de rosaires et de médailles, lui apparaissait en cet instant le plus aimable du monde.
– Je le pressens à travers toi, répondit Piksarett. L'homme que tu aimes ne peut être ni vil, ni bas, ni fourbe, sinon tu ne pourrais l'aimer et le servir. Or, tu l'aimes. Donc il n'est ni bas, ni vil, ni fourbe... Ne doute pas de l'homme qui est sur le sentier de la guerre, femme !... C'est l'affaiblir à distance et comme l'abandonner dans le danger.
– Tu as raison.
Elle voulait le croire, encore qu'elle restât endolorie à cette place terrible où Ambroisine avait frappé. Cette évocation du nom de Colin, c'était à la fois comme un cauchemar oublié et comme une arme qui gardait sur eux deux une puissance redoutable. Joffrey pourrait en être atteint encore et pourtant, pour elle, cela ne signifiait plus rien.
Elle se demandait avec une sorte d'étonnement comment elle avait pu traverser un moment de tentation charnelle près d'un autre homme que lui. Quelle femme était-elle donc encore quelques semaines auparavant ?... Il lui semblait que cela faisait des années et elle ne se reconnaissait pas. À quel moment avait-elle cessé d'être cette enfant incertaine, dépendante de son passé et de ses insuffisances, pour devenir celle qui vivait en elle aujourd'hui, ayant trouvé son pôle, sa certitude... mais trop tard peut-être...
Était-ce quand elle avait sauté dans le feu des Basques à Monégan ?
Hernani d'Astiguarza lui criait : « Celui qui traverse le feu de la Saint-Jean, le Diable ne peut rien contre lui pour l'année ! »
Le souvenir de cet avertissement la réconforta. Piksarett avait raison. Le sort lui offrait un sursis. Ces quelques jours avant le retour de Joffrey, elle devait les mettre à profit pour démasquer Ambroisine.
Elle avait bien su autrefois se battre à armes égales avec Mme de Montespan. Certes, aujourd'hui l'enjeu était autre que le roi et l'adversaire encore plus redoutable. Mais elle avait acquis d'autres armes aussi. La réussite de sa vie et la bienveillance du destin à son endroit avaient fortifié son âme. À celui qui n'a jamais gagné, la défaite est amère. Mais elle, à qui avaient été données ces merveilleuses retrouvailles en ce monde, regimberait-elle d'avoir à en payer le prix maintenant, peut-être pour n'avoir pas su en apprécier à temps toute la miraculeuse valeur !...
Le dernier acte s'annonçait qui scellerait la prédestination de leur amour. Allait-elle reculer ? Piksarett vit ses yeux étinceler et frémir les ailes de son nez.
– Bien ! dit-il. Que ferais-je d'une captive sans courage ? J'aurais scrupule d'en demander rançon, tant serait mince son mérite... Certes, moi non plus, je n'ai pas de plaisir à me trouver ici. Je suis seul comme lorsque je rôdais dans la Vallée sacrée des Iroquois. Uniacké se cache dans la forêt avec son parent. Je leur ai promis de leur livrer ceux qui ont tué leur frère de race et de sang, mais ils ne peuvent m'assister avec profit car ils sont étrangers au lieu et craignent les mauvais esprits. Je suis seul et ressens plus de malaise que lorsque je rôdais seul dans la Vallée sacrée des Iroquois, mes ennemis. Mais qu'importe ! La ruse est notre alliée. Ne l'oublie pas et, quoi qu'il arrive, garde tes forces.
Ils revinrent avec lenteur. De loin, l'établissement s'annonçait par les cris des mouettes, des relents nauséabonds, et l'on apercevait au tournant la grève perdue, les maisons dispersées. Les matelots s'activaient tout au long « du galet », autour des échafauds s'avançant au bord de l'eau pour y recevoir la pêche du soir, et où travaillaient les préposés à la « tranche », à la salaison, à l'extraction de l'huile et, au loin, dans la rade, on voyait se balancer le navire breton à l'ancre, dégréé.
Là, comme l'avait dit Piksarett, elle allait se tenir attentive et sans faiblesse, au cœur même de ses ennemis.
Et pour commencer elle irait reprendre à Ambroisine le pourpoint de Joffrey.