Chapitre 6
La maison de Marcelline était vaste, confortable, fort bien aménagée.
Angélique trouva M. de Villedavray se prélassant dans un vaste hamac de coton, pendu à deux poutres. Son jeune fils jouait à ses pieds avec des pièces de bois.
– C'est un authentique hamac des Caraïbes, expliqua le gouverneur. Quel confort ! Il faut savoir s'étendre bien en travers, d'un coin à l'autre, et alors on se repose admirablement. Je l'ai obtenu pour quelques tresses de tabac d'un esclave caraïbe qui passait par là, avec son maître, un déserteur de bateau pirate.
– L'homme aux épices ! s'exclama Angélique. Quand donc les avez-vous vus ?
Il y avait moins d'une semaine. Ils se dirigeaient vers la côte, pour y trouver un navire et retourner aux îles. Ils semblaient dans le besoin et Villedavray n'avait pas eu de difficultés à obtenir « presque pour rien » le hamac du sauvage, et surtout son « caracoli », bijou taillé dans un métal mystérieux qu'il portait au cou, enchâssé dans une plaque de bois dur. Le marquis exhiba l'amulette.
– C'est très rare d'en posséder une. Les Caraïbes y tiennent expressément et c'est presque le seul objet qu'ils laissent en héritage. M. de Peyrac vous dirait que ce métal jaune comme l'or et inaltérable comme lui, pourtant n'est pas de l'or, ni même un alliage doré d'argent. Ils l'obtiennent des Arouag de la Guyane, leurs ennemis jurés, quand ils vont les visiter et leur porter des présents avant les combats... Je suis enchanté de mon acquisition. Elle va compléter ma collection de curiosités américaines...
« Il paraît que vous possédez des « porcelaines » iroquoises, oui, un collier de wampum de toute beauté, et que c'est le chef des Cinq Nations qui vous en aurait fait présent, à vous personnellement...
– Outtaké... oui, en effet... Mais je ne le vendrai jamais... ni même ne vous le donnerai « pour rien » comme vous êtes en train de l'espérer...
– Vous y tenez tant que cela ? Vous y êtes très attachée ? Cela représente pour vous un souvenir heureux ? interrogea le marquis avec vivacité.
– Certes !...
Angélique se remémorait l'instant où elle avait tenu ce collier de wampum sur ses mains, alors que le fort s'imprégnait de l'odeur de la soupe de haricots apportés par les Iroquois pour les sauver de la famine. Cet instant resterait pour elle ineffaçable. « Ces porcelaines sont pour toi, Kawa ! La femme blanche qui a conservé la vie de notre chef Outtaké3 »
Le marquis jeta un coup d'œil dans la cour où Piksarett entouré d'enfants contait ses nombreux exploits de Grand Guerrier de l'Acadie.
– On raconte à Québec que vous couchez avec les sauvages... lança-t-il en souriant. Mais ce ne sont que des ragots, s'empressa-t-il d'ajouter vivement devant la réaction d'Angélique, et je ne les ai jamais crus...
– Alors pourquoi me les rapportez-vous ? dit Angélique en colère. Qu'ai-je besoin de savoir des vilenies que l'on colporte sur mon compte, dans votre petite ville médisante ?... L'on ne m'y a jamais vue !...
– Mais les faits étonnent, ma chère ! Outtaké ! Un ennemi aussi irréductible des Français et de tout être de race blanche ! Et à vous, une femme ! Un tel honneur...
– Je lui ai sauvé la vie. Il a sauvé les nôtres. Quoi d'étrange ensuite qu'un échange de présents ?
– Et celui-là ?
Villedavray avait un mouvement du menton vers Piksarett.
– Et celui-là... Piksarett l'Abénakis. Le contraire d'Outtaké. Le pire ennemi de l'Iroquois, un irréductible aussi dans son genre, enragé au combat pour son Dieu et pour ses amis. Et voici qu'il quitte la campagne guerrière à peine commencée, pour vous suivre comme un toutou !... Les Jésuites ont dû faire une tête !
Il sourit d'un air gourmand.
– Avouez qu'il y a de quoi clabauder !... Qu'est-ce qui peut bien vous lier à ces serpents rouges et les attacher ainsi à votre personne ?
– Je n'en sais rien, mais ce n'est pas ce que vous avancez. De toute façon vous savez aussi bien que moi que les Indiens, quels qu'ils soient, n'ont même pas l'idée qu'ils pourraient avoir des relations amoureuses avec une femme blanche. La peau blanche leur répugne.
– Il y a eu des cas, dit Villedavray, sentencieux. Rares certes, mais toujours des personnalités féminines intéressantes. Même parmi les Anglaises. Des femmes qui quittaient tout pour suivre au rond des forêts un bel Indien puant. Il y a une primitivité cachée en toute femme...
– Pour l'instant, c'est lui qui me suit, dit Angélique qui commençait à s'énerver. Et surtout n'allez pas faire de telles allusions devant lui, votre chevelure se retrouverait à sa ceinture dans la minute suivante et ce serait bien fait pour vous. Vous êtes une mauvaise langue et vous auriez mieux fait de rester à la Cour, plutôt que de venir embrouiller nos affaires jusqu'au fin fond de l'Amérique avec vos cancans... De plus, je ne sais pas si vous êtes tout à fait conscient de vos paroles, mais elles sont insultantes pour moi et pour mon mari... Lui aussi, il vaudrait mieux pour votre sécurité qu'il n'en soit pas averti...
– Mais je plaisantais, voyons !
– Vos plaisanteries sont douteuses...
– Comme vous êtes susceptible, se plaignit le marquis. Mais voyons, Angélique, qu'ai-je dit ?... Il n'y a pas de quoi fouetter un chat... Pourquoi prenez-vous les choses tant au sérieux ? La vie est belle, mon enfant ! Souriez !
– Ah ! Voilà bien votre genre ! Vous me mettez hors de moi et puis après vous vous payez le luxe de me consoler et de m'encourager à voir la vie en rose...
– II est comme ça. Que voulez-vous ? Il faut le supporter, dit la grande Marcelline en entrant dans la pièce. Exactement comme son fils. Menteur, délicat, il faut le dorloter, le petit mignon ! C'est un enfant. Que voulez-vous ! Malfaisant, roué, inconscient, comme tous les enfants. Malfaisant mais amusant. On lui pardonne parce qu'il n'est pas peureux bien que gâté. Et pas foncièrement méchant. Il ment pour les petites choses, pas pour les grandes...
Elle continua ainsi un moment sans qu'on pût savoir si elle parlait du père ou du fils...
Elle était grande, bien bâtie, mais moins hommasse qu'Angélique ne se l'était imaginé. Plus distinguée aussi. Les cheveux châtains et drus commençaient de s'argenter aux tempes. Ils contrastaient avec son visage hâlé, un peu rubicond, imprégné d'un air de jeunesse et de santé réconfortant. On comprenait la tendance des aventuriers nostalgiques à venir se reposer sur ce sein généreux et retrouver au contact de son entrain contagieux le goût de vivre, même en se trouvant plus pauvre que Job...
Marcelline, orpheline, pauvre, brimée, plusieurs fois mariée et veuve, mère et abandonnée, avait fait son feu de la moindre brindille. Ses « malheurs » auraient suffi pour expliquer qu'elle se passât la corde au cou. Or, elle ne voyait dans sa vie que chance et hasards heureux. Elle eût pu vendre de la joie, comme ses coquillages ou son charbon.
– Mes autres enfants sont sérieux et un peu simples, expliqua-t-elle à Angélique. Forcément ! Tous leurs pères ne pouvaient pas être des gouverneurs... Avec le petit dernier on est obligé de se magner un peu le ciboulot. C'est sain... Si la tête ne travaille jamais, on devient bête. Quand son père vient, alors c'est le grand jeu. À la fin de l'été, vous pouvez être sûre qu'ici tout le monde est prêt à s'entretuer. Il sait mettre une ville à l’envers, oh ! La ! La ! Moi, j'admire. Je ne sais pas comment il fait pour trouver tant de choses pour vexer, blesser, tracasser... C'est un art, je vous dis... Moi, je ne pourrais pas. Je ne m'y connais pas en méchanceté, c'est ça qui m'a perdue.
Elle parlait tout en considérant Angélique avec attention. Elle dit enfin :
– Bon ! Ça va ! Je suis contente, vous le valez. Je veux dire, vous êtes bien la femme qu'il lui faut. À qui ? Au comte de Peyrac, pardi ! Ça me tracassait. On parlait de vous. On disait que vous étiez très belle. On le disait trop même. Ça me faisait peur. Les femmes très belles, et de la noblesse, c'est souvent des garces. C'est qu'il est venu ici les premiers temps, quand il explorait, avant qu'on parle qu'il vous avait ramenée d'Europe. C'est un homme... comment dire, différent... comme on n'en voit pas. Il dépasse tous les autres, même celui-ci, déclara-t-elle en désignant sans ménagement Villedavray. Il a en lui quelque chose qui fait que toutes les femmes, quelles qu'elles soient, éprouvent l'envie qu'il s'intéresse un peu à elles, ne serait-ce qu'en les regardant... comme il sait regarder. C'est curieux comme sensation, on sent qu'il vous voit, que vous êtes quelque chose, quelqu'un, ou bien, en souriant seulement, ou en disant une phrase, comme celle-ci : « Votre maison est chaleureuse, Marcelline. Vous lui avez donné une âme... » On se sent grandir... on se dit. Moi, j'ai fait ça, vraiment, j'ai donné une âme à ma maison et ça se sent ?...
« Je me disais, un homme comme celui-là, il n'y a pas de femme à sa taille. Une femme ne peut être pour lui qu'un objet de distraction, de passage, et il n'est pas homme à en épouser une rien que pour le servir, la montrer dans les salons... Et je me disais, c'est pas à courir les mers et les endroits sauvages qu'il le trouvera son oiseau rare...
« Et voilà que j'apprends qu'il y a à Gouldsboro une comtesse de Peyrac. J'étais si curieuse que pour un peu j'aurais mis la voile pour aller examiner de quoi vous aviez l'air. Et maintenant, je vous vois. Et je suis contente, il y a quand même des choses bien qui arrivent dans la vie.
Angélique dès les premiers mots avait compris qu'elle parlait de Joffrey, et le franc enthousiasme avec lequel Marcelline s'exprimait lui causa tant de joie qu'elle en eut presque les larmes aux yeux. Elle le voyait ici, lorsqu'il y était venu, encore solitaire, le banni du royaume, le rejeté des siens pour seul péché d'intelligence et de grandeur d'âme, et son cœur se gonflait d'amour et de nostalgie. Elle, si loin, là-bas, en France, une bête pourchassée. Lui, ici, ayant perdu l'espoir de jamais la retrouver. Tous deux misérables d'une douleur qu'ils croyaient ne pouvoir jamais se consoler sur terre. Le miracle qui les avait réunis prenait soudain pour elle des proportions supraterrestres. Voyant les larmes subites qui emplissaient les yeux d'Angélique, Marcelline s'interrompit, inquiète.
– Pardonnez-moi, dit Angélique en s'essuyant les paupières, ce que vous me dites me va tellement droit au cœur ! Vous me touchez plus que je ne puis l'exprimer. Et puis je suis en ce moment dans une telle inquiétude à son sujet.
– Tout va s'arranger, dit Marcelline avec bonté. M. le gouverneur m'a raconté. Vous essayez de le joindre sur la côte et vous ne pouvez poursuivre votre voyage à cause de votre pied blessé... Prenez patience ! Nous aurons peut-être l'occasion d'avoir bientôt de ses nouvelles. Mon fils, Lactance, est à Tormentine ces jours-ci, pour y porter des marchandises. Il doit revenir demain ou après-demain ; s'il a vu M. de Peyrac, il nous le dira.
Cet espoir rasséréna Angélique.
La présence de Marcelline dégageait vraiment une impression vivifiante et la certitude, comme elle le disait, que « tout allait s'arranger ».
Ils firent collation joyeusement, de cidre et de tourte au gibier.
Villedavray lut à Angélique la lettre qu'il envoyait à Québec pour dénoncer la mauvaise conduite des frères Defour et qui commençait ainsi.
Excellence,
Je n'ai davantage de raisons de me trouver satisfait des sieurs Defour que par le passé. Ainsi celui qui vient de revenir de France ne fait pas plus appel à moi que les trois autres. Tous ils ont des natures complètement gâtées par la longue liberté et l'habitude de diriger leur conduite eux-mêmes, déplorable usage des gens qui hantent l'Acadie des provinces maritimes, et qu'ils ont acquise chez les Indiens... Il est donc indispensable de garder à vue des gens si dangereux que j'eus l'honneur de vous signaler déjà l'an passé... etc.
Quelques-uns des enfants de Marcelline se présentèrent. L'aînée était une fille, Yolande. Elle était aussi grande que sa mère mais sans en avoir la féminité naturelle.
– C'est un vrai gendarme, disait d'elle Marceline avec fierté, elle peut vous assommer un homme d'un coup de poing.
Angélique demanda en aparté, au marquis, quels étaient les rejetons des frères Defour !
– Je n'en sais rien au juste, répondit-il. Tout ce dont je suis certain c'est qu'il y en a dans la troupe. Je le sens.
L'attention fut soudain attirée par un point lointain à l'horizon : un navire, qui fit sortir tout le monde.
Yolande demanda s'il fallait qu'on commence à décrocher les chaudières pour se réfugier dans les bois.
– Non, dit le marquis, je distingue maintenant a qui nous avons affaire. C'est la caraque flamande de ces ivrognes sanguinaires, les frères Defour. Bon, ils seront là tous les quatre pour la Saint-Étienne. Et peut-être Alexandre !
Il se frotta les mains.
– Ha ! Ha ! Je vais leur faire chanter la messe.
Angélique ne disait rien et le considérait fixement.
– Qu'avez-vous ? interrogea le marquis, vous paraissez songeuse.
– Je cherche quelque chose à votre propos, dit-elle, cela vous concerne et c'est très important, mais je n'arrive pas à discerner de quoi il s'agit. Ah ! voilà, j'y suis !... Mais oui...
La scène qu'elle recherchait surgissait de sa mémoire.
– ... La première fois que je vous ai rencontré sur la plage de Gouldsboro, vous aviez dit que vous ne pouviez rien discerner à deux pas sans vos lunettes. Or, à l'œil nu, vous venez non seulement d'apercevoir ce bateau lointain mais encore de l'identifier.
Le marquis parut interloqué, et commença de rougir comme un enfant pris en faute mais il se rattrapa assez vite.
– C'est vrai ! Je me souviens... En fait, j'ai une vue perçante et n'ai jamais eu besoin de lunettes de ma vie... mais je me suis trouvé obligé de jouer cette petite comédie...
Il regarda autour de lui et l'attira dans un coin afin de lui parler en confidence...