Chapitre 6

Ambroisine, à Gouldsboro, avait dit à Angélique : « ... Ne vous semble-t-il pas qu'un danger vous menace... Un démon rôde autour de nous... »

Le démon, c'était elle. Combien habile de détourner les soupçons de sa personne en prenant les devants, en accusant la première...

Ce n'était pas Colin ou Abigaël qui trahissaient Angélique, c'était Ambroisine qui leur prêtait les propos délictueux susceptibles de blesser Angélique et de la faire douter de ses amis et Angélique l'avait crue, ou presque, tant Ambroisine savait leur donner de vraisemblance par l'intuition stupéfiante qu'elle avait des êtres et de leur comportement.

À petites touches, à petites phrases, elle s'était acharnée à la séparer de tous ceux qui pouvaient la protéger, l'éclairer ou l'avertir : Piksarett, Abigaël, Colin, le père de Vernon, son propre fils, et même et surtout Joffrey, son mari.

À propos de Piksarett : « On dit que vous couchez avec les sauvages... »

D'Abigaël : « Les protestants... Ils sont contre ce projet d'implanter des catholiques à Gouldsboro, mais ils ne veulent pas vous en parler parce qu'ils savent que vous y êtes attachée... »

De Colin... « Avez-vous vraiment confiance en cet homme ?... Il me semble redoutable... Pourquoi le défendez-vous ? »

Et Cantor... « Votre fils est inquiet... » Et le père de Vernon... « Il dit que Gouldsboro n'est pas un lieu suffisamment sain pour mes filles. »

Et Joffrey... « Il n'aurait pas dû vous abandonner ainsi... »

Joffrey ne l'avait pas abandonnée. Il n'était parti qu'après le départ de la duchesse pour Port-Royal. Se méfiait-il d'elle ? Mais alors, en ce cas, elle l'avait dupé en revenant presque aussitôt...

Lorsque Angélique analysait toutes ces ruses qui l'avaient peu à peu ligotée, elle sentait un frisson lui parcourir l'échine et lui hérisser la racine des cheveux et, dans l'effroi, une sorte d'admiration pour tant de génie malfaisant.

Quant à la circonvenir elle-même, quel choix dans ses paroles et sa comédie hypocrite. En se présentant à elle comme une victime à secourir, elle s'était attaché l'intérêt d'Angélique. En lui disant qu'elle aimait Gouldsboro, elle avait ému son cœur... Et elle se découvrait poitevine comme elle et elle lui disait : « Êtes-vous allée cueillir la mandragore par une nuit sans lune ? »

– Oh ! Cantor, dit Angélique à son jeune fils qu'elle était allée rejoindre dans sa cahute après le départ de frère Marc, elle est vraiment... monstrueuse.

Et tout à coup, elle éclata de rire.

– À ce point bernée ! Jamais... jamais je n'ai rencontré un être aussi instinctivement divinatoire des faiblesses humaines. Elle est prodigieuse...

Cantor la regarda sombrement tout en continuant à vider son panier de cerises.

– Vous riez, dit-il. Vous êtes comme mon père, les tours de Satan l'amusent et il s'ébaudit de son génie machiavélique comme d'une curiosité naturelle. Mais attention, nous n'en avons pas fini avec elle... Elle est là toujours à quelques pas de nous et nous tient en son pouvoir.

Soudainement, Angélique se souvint de la lettre du père de Vernon, des paroles transcrites qui l'avaient frappée au cœur, en lesquelles elle avait vu une accusation à son égard, ces mots du jésuite à son supérieur.

« Oui, mon père, vous aviez raison, la Démone est à Gouldsboro... »

Et s'il avait élevé son accusation, non contre elle... mais contre l'autre femme ?

« La Démone est à Gouldsboro »...

Cette fois, le frisson qui s'empara d'elle la glaça jusqu'au cœur, le père de Vernon était mort, la lettre avait disparu, l'enfant aussi qui la possédait... Un vertige la gagnait !... À trop vouloir débrouiller l'écheveau, elle allait finir par croire à des visions. Une seule chose lui apparaissait urgente, il fallait se débarrasser de cette femme, la mettre hors d'état de nuire, l'écarter, l'éloigner à jamais, mais, comment...

Au-dehors, Port-Royal s'éveillait, s'ébrouait, s'animait. La matinée s'avançait et bientôt on viendrait s'informer de la comtesse de Peyrac, il faudrait qu'elle se présentât, qu'au grand jour elle rencontrât à nouveau Ambroisine, que la vie reprît son cours apparent. Elle irait s'asseoir à la table de Mme de la Roche-Posay et devant elle prendrait place la duchesse de Maudribourg, avec son visage d'ange meurtri, son beau regard intelligent, et peut-être aux lèvres un sourire contrit, charmeur, qu'elle lui dédierait. À cette seule pensée, la nausée s'emparait d'elle et elle réalisait qu'elle n'avait que son fils, cet adolescent farouche et intransigeant, pour partager son secret et l'aider.

À part lui, elle n'avait aucun recours et tout ce qu'elle pourrait essayer d'expliquer sur la duchesse de Maudribourg à son entourage passerait pour calomnie. Ambroisine était l'image de la vertu. Angélique s'aperçut qu'elle se trouvait isolée dangereusement et se souvenant de l'insistance qu'avait montrée Colin à la faire accompagner par Cantor, elle lui dédia un souvenir reconnaissant.

Maintenant qu'à son tour elle avait vu clair, il fallait sortir Ambroisine de leur existence à tous.

Mais l'affaire ne s'annonçait pas simple.

Sur quel navire la rembarquer ? Le bassin était vide ! Hors Le Rochelais, à l'ancre. Quelques grosses barques de pêche stagnaient au loin dans la brume de chaleur qui cachait l'autre rive et les polders retenus sur l'embouchure d'une belle rivière.

Les Acadiens de Port-Royal étaient pauvres. Leur unique vaisseau d'importance était en ce moment en expédition à la rivière Saint-Jean. Ils avaient depuis longtemps renoncé à concurrencer les flottilles de Nouvelle-Angleterre ou d'Europe, qui, l'été, venaient hanter les eaux de la Baie Française, quitte à acheter, à Boston, leurs provisions de morue pour l'hiver.

Port-Royal n'était même pas, comme Gouldsboro lui-même, un port de commerce ou de pêche. Aucune allée et venue de bateaux étrangers, arrivant, ou repartant, soit vers l'Europe ou toute autre lointaine direction.

Ils étaient donc là, tous, au bout du monde, bloqués sur quelques arpents de terre défrichés entre le ciel, la mer et la forêt indienne. Les éléments pesaient sur eux comme les murs d'une prison dont ils ne pouvaient s'évader et Angélique en avait, ce matin-là, une si oppressante perception qu'elle s'étonnait de la légèreté avec laquelle ce petit peuple perdu vaquait à ses occupations et à ses plaisirs. Préparant entre autres, avec joie, la fête prévue pour le lendemain. Tandis qu'Angélique se torturait l'imagination pour découvrir un moyen de hâter le départ d'Ambroisine de Maudribourg et de sa troupe. Mais encore une fois, comment ?

L'embarquer sur Le Rochelais ? Pour quelle direction ? Sous quelle responsabilité ? Il lui répugnait de mêler à nouveau Cantor à cette affaire...

Alors ? On ne pouvait pas la tuer, comme le préconisait Cantor, la noyer, l'égarer dans la forêt indienne ! Fugitivement, Angélique envia la bonne conscience de ces « assassins en dentelles » qu'elle avait connus jadis à la Cour, et qui si facilement, sans scrupule déplacé, payaient quelques coupe-jarrets des bas-fonds de Paris pour les débarrasser de personnes indésirables.

Elle n'en était pas là.

Par instants, parce que le soleil brillait, brûlant, que les fleurs étaient éclatantes, que les gens au seuil de leurs jardinets paraissaient simples et bons, s'effaçait le souvenir des maléfices entrevus dans la nuit de Port-Royal endormi. Puis le volet se rouvrait, se retournait, comme celui d'un triptyque, livrant des images contraires, l'Enfer contre le Paradis, la nuit contre la lumière, et elle revoyait Ambroisine nue et blanche sur le satin écarlate du manteau épandu, elle entendait la voix du père Récollet lui chuchoter :

– Prenez garde. C'est une démone !...

À plusieurs reprises, la duchesse essaya d'approcher Angélique afin de lui parler, mais celle-ci se déroba à tout entretien. Malgré la bénignité des apparences, la vérité entrevue au cours de la nuit avait été trop brutale. Des écailles lui étaient tombées des yeux et elle ne voyait en tout et en tous que stupre, luxure, ignominie, hypocrisie, et essayait, en échafaudant des plans de départ pour Ambroisine, de se libérer d'une situation si confuse.

Mlle Radegonde de Ferjac, s'agitant pour mettre sur pied sa représentation théâtrale du lendemain, complétait le tableau. Indifférente, elle, aux tourments secrets des passions humaines, elle mettait tout le monde sur les dents. Houspillant, réclamant, ordonnant, elle réquisitionnait les petits sauvageons et sauvageonnes mic-macs qui traînaient dans les rues pour des danses, envoyait cueillir des fleurs, dirigeait les charpentiers qui lui construisaient un radeau destiné à servir de scène – de la plage on verrait mieux – taillait des costumes, déchirait des toiles, tressait des guirlandes. Elle n'admettait pas que quiconque se tînt en dehors de l'affaire.

Job Simon fut désigné d'office pour jouer le rôle du dieu Neptune, et Pétronille Damourt, à cause de ses grosses joues, celui d'Éole, père des vents. Elle leur remit à tous deux des feuilles calligraphiées par sa main durant les soirées d'hiver et leur enjoignit de répéter leurs rôles sans faillir. Elle courait d'un bout à l'autre de l'établissement, répétant : « Pourvu que nous n'ayons pas de brouillard demain ! »

Elle voulait qu'Angélique fût Vénus et Ambroisine Phébé la Magicienne. On était en plein délire. Cependant Mme de la Roche-Posay sereine ou habituée, faisait des pâtisseries. Il y aurait festin.

Le lendemain, jour de fête, ne laissa à personne le loisir de se pencher sur ses problèmes. Au fond, c'était peut-être mieux ainsi. Aucune voile n'était apparue encore à l'horizon. Il fallut assister en grand apparat à la messe chantée. Les Indiens étaient venus en grand nombre de la forêt et avec leurs canots d'écorce, de l'autre côté du Bassin. Ils apportaient des peaux. Mais Mlle Radegonde de Ferjac fut intransigeante. Elle arrêta la traite, dès les premières velléités d'échange, envoya tous les chefs et « principaux » Mic-Macs se « matachier1 » de la tête aux pieds et les chargea de former une « haie d'honneur » sur le bassin en rangeant leurs canots autour du radeau où se jouerait la pièce de théâtre. Ils s'exécutèrent. Radegonde de Ferjac était devenue au cours des années l'un de leurs démons familiers et ils avaient appris qu'on ne lui résistait pas.

Après la messe qui se termina fort tard, le soleil continuant de briller, on servit à une grande table dressée dehors des cailles et des perdrix d'un « fumet admirable » comme l'aurait dit sans doute le gouverneur Villedavray, accompagnées des beaux choux mauves et bleutés de Port-Royal qui avaient réputation dans toute la Baie, ainsi que des navets d'Acadie, uniques au monde. Des vins et des fromages, suivis de tourtes aux fruits, complétèrent cette dégustation.

Ce n'était qu'un en-cas. On voulait donner aux acteurs le temps de se préparer. Des hommes transportèrent sur la grève les bancs des deux églises. Des femmes et leurs fils aînés mettaient en place d'énormes chaudières pour y cuire la sagamité des sauvages, de maïs et de poisson bouilli, dont ils pourraient se rassasier après la fête. D'autres tables recevraient parmi les colons, les grands sagamores. Il y serait servi des plats plus raffinés par une armée de cuisiniers en toges et en tabliers blancs qui se préparaient à surgir comme par miracle des cuisines du manoir.

Radegonde de Ferjac pressait le mouvement. Assistée d'Armand Dacaux dont elle avait fait, pour l'occasion, son secrétaire personnel, et qui la suivait pas à pas, une écritoire nantie de plumes, d'encre et de papiers pendue au cou, elle mettait la dernière main aux préparatifs. La crainte première de la gouvernante n'était pas une défaillance de mémoire possible de ses acteurs, dûment dressés par elle, mais l'arrivée inopinée du brouillard qui, surtout en été, pouvait s'inviter sans vergogne.

Par chance l'horizon restait pur.

Le radeau fut amené à quelque distance du rivage. Les canots indiens prirent place alentour. Les acteurs montèrent dans une barque pour se rendre sur les lieux.

– Ne m'obligez pas à faire cela, supplia Pétronille Damourt. Depuis que nous avons fait naufrage, j'ai peur d'être sur l'eau.

– Qu'est-ce que c'est que ces jérémiades, la rabroua vertement Radegonde de Ferjac. Allez ! Montez ! On ne vient pas en Amérique quand on a peur de la mer et des naufrages.

Neptune était magnifique, méconnaissable, dans une longue robe bleu-vert, sa tête chenue et barbue couronnée de papier doré. Il brandissait le trident d'un pêcheur de crabes. Cantor était de la partie avec sa guitare, et Delphine du Rosier en nymphe. Il y avait des anges, des « amours », des démons. Pour les grimer, Radegonde avait emprunté aux Indiens leurs pâtes spéciales dont ils se servaient pour se « matachier », bleues, blanches, rouges ou noires, et l'on avait des masques terrifiants, dignes de l'ancienne comédie grecque.

Les spectateurs prirent place sur les bancs. Ensuite, on pouvait s'asseoir à terre. L'idée du radeau était bonne. Le terrain s'élevant, chacun voyait de loin et entendait à loisir.

Angélique suivait le mouvement en essayant, par politesse envers Mme de la Roche-Posay, de ne pas trop laisser paraître ses préoccupations. C'était un réflexe d'éducation fortement ancrée dans son monde que la maîtrise de soi-même, et une telle qualité n'était pas vaine. Au cours de son existence Angélique avait pu apprécier maintes fois l'importance de savoir dissimuler ses sentiments : peur, colère ou impatience, sous un sourire naturel, une urbanité exquise qui endormait les soupçons de l'ennemi quel qu'il fût.

Mais elle n'oubliait pas qu'Ambroisine était aussi de la noblesse, et c'était peut-être à qui, des deux, renchérirait de gaieté et de sécurité apparente, pour convaincre l'autre du peu de cas qu'elle faisait de l'horreur et des vérités entrevues, au cours de la nuit précédente.

Par instants, Angélique apercevait Cantor qui se débattait avec sa guitare, sous les injonctions de Radegonde de Ferjac. Le pauvre garçon avait trouvé son maître. Il dut se coiffer d'une couronne de roses et monter sur le radeau pour accompagner les acteurs.

– Il est divin ! se pâma Ambroisine de Maudribourg en se tournant vers Mme de la Roche-Posay et Angélique.

– Il a été page à Versailles, répliqua Angélique, et il a appris à se plier à tous les usages, à bien des caprices ! C'est là-bas aussi, quoi qu'on en pense, une dure école de la vie.

Job Simon avait manqué sa vocation. Il aurait mieux fait d'être acteur que de piloter des navires aux antipodes. Sa voix de stentor bien timbrée scandait les strophes en vers du bon Lescarbot dont avait déjà retenti ici même l'écho de ces rivages au temps de la première colonisation. Captivée, la foule se laissait entraîner aux vicissitudes mythologiques qui accablaient les héros de l'action et tous les yeux des habitants de Port-Royal étaient fixés en direction du radeau et de l'horizon marin qui lui servait de décor. C'est ainsi qu'on ne « le » vit pas arriver. Lui, l'ennemi intime de Mlle de Ferjac : le brouillard.

Car il vint par-derrière.

Débordant de la Baie Française par-dessus le rebord du promontoire, il dévala en direction du village à la vitesse d'une avalanche. Lorsque à son haleine froide on le sentit arriver, il était déjà là. En quelques instants, de toute cette foule assemblée, chacun se retrouva quasi seul avec lui-même, et à peine la possibilité de distinguer son voisin. La rive, puis le radeau et les canots des Indiens s'effacèrent à leur tour. Les voix s'étouffèrent.

– Chaque année c'est la même chose, gémit la pauvre gouvernante, ces maudites « brouées » nous gaspillent notre fête.

Invisible, elle réclamait hautement que chacun demeurât à sa place. Le brouillard allait peut-être s'effacer... Pour faire prendre patience, elle annonça qu'on allait passer des corbeilles de profiteroles et de beignets.

Les acteurs hélaient à travers les limbes qu'on vînt les chercher. On leur fit porter à eux aussi message de prendre patience et quelques gâteaux. Les augures croyaient voir en ce brouillard particulièrement épais, mais comme poussé par un courant vif, la possibilité qu'il s'éloignât rapidement.

Une demi-heure s'écoula. La situation paraissait s'améliorer en effet. Tout à coup quelqu'un porta l'annonce qu'il y avait un navire dans le Bassin. On avait entendu le bruit de sa chaîne d'ancre se déroulant. Le temps que chacun apportât son témoignage et, les brumes pâlissant révélèrent au large la silhouette d'un petit trois-mâts immobile. Aussitôt il y eut une grande agitation. Le radeau, et ses occupants, commençait de reparaître lui aussi, mais on ne pouvait continuer la séance avant d'avoir identifié le nouvel arrivant. Il n'était encore qu'un vague fantôme, une ombre de navire que la brume par instants effaçait complètement.

Mais déjà Angélique savait qu'il ne s'agissait pas du Gouldsboro, beaucoup plus important, et Mme de la Roche-Posay elle aussi n'avait pas reconnu l'allure de leur petit cent-tonneaux, avec lequel son mari était allé assister Joffrey de Peyrac à la rivière Saint-Jean.

– Il s'agit peut-être du navire de la compagnie qu'on nous envoie d'Honfleur. Nous sommes fin août. Il n'est que temps qu'il arrive.

– Ce serait un bien petit bâtiment.

– Oh ! Ils sont chiches !... Nous n'en attendons guère plus de nos commanditaires : on les connaît !...

On demeura dans l'expectative. Puis, comme un rideau tiré subitement, les dernières vagues des brumes s'effacèrent, révélant toute l'étendue du Bassin, et déjà à quelques encablures des chaloupes chargées d'hommes en armes, faisant force de rames vers la plage.

Il n'y eut qu'un cri.

– L'Anglais !...

Ce fut un sauve-qui-peut général.

Enjambant les bancs de bois, les gens se précipitèrent vers leur demeure pour y saisir les objets les plus précieux à mettre à l'abri des pillards ennemis. En l'absence de M. de la Roche-Posay, qui avait emmené la plupart des hommes au combat, la défense de l'établissement était nulle. Les Indiens eux-mêmes le savaient si bien qu'ils préférèrent s'écarter de la plage avec leurs canoës. Ils n'étaient pas venus pour se battre et, coutumiers de trafiquer avec les navires anglais, ils évitaient, dans cette contrée, de se mêler des querelles des Blancs.

Cependant quelques sagamores qui avaient des parents parmi les Acadiens se proposèrent et des paysans plus rageurs que les autres allèrent décrocher leurs mousquets.

– Soldat, crièrent les enfants de la Roche-Posay s'adressant à Adhémar, courons vite au canon. Voici l'heure du combat.

Dans les chaloupes les matelots anglais, pour s'exciter, poussaient des clameurs assourdissantes. L'embarcation de tête arriva à hauteur du radeau où s'agitaient les acteurs impuissants, assemblée de masques et de travestis.

– Mais c'est Phipps ! s'exclama Angélique, reconnaissant l'homme de Boston qui accompagnait l'amiral anglais lorsque celui-ci avait relâché à Gouldsboro quelques semaines auparavant.

Et tout de suite elle songea :

« A-t-il vu Joffrey ? Pourra-t-il me renseigner sur lui ? »

La situation ne lui paraissait pas, quant à elle, tragique. Gouldsboro maintenait de trop bonnes relations avec la Nouvelle-Angleterre pour que, la comtesse de Peyrac présente, il n'y eût pas moyen de trouver un terrain d'entente avec les nouveaux arrivants.

Elle avertit Mme de la Roche-Posay, qui prenait l'événement avec résignation, ne l'ayant que trop prévu.

– Ne vous inquiétez pas. Je connais le capitaine de ce vaisseau. Nous lui avons rendu quelques services. Il ne refusera pas de parlementer...

Et toutes deux se dirigèrent vers la plage, pour essayer de se présenter en premier lieu à l'assaillant.

Mais Angélique n'avait pas pris garde aux manœuvres des enfants de la Roche-Posay entraînant Adhémar vers le port.

Elle commençait à faire des signes à Phipps et à le héler en anglais, lorsque la situation se détériora irrémédiablement par la faute de la trop belliqueuse progéniture du marquis de la Roche-Posay.

Le capitaine anglais, qui se distinguait en tant que puritain par ses vêtements noirs et son chapeau à haut fond, venait de lancer un grappin vers le radeau afin de le haler et de capturer cette surprenante assemblée de masques et de travestis.

Ce fut le moment que choisit Adhémar du haut de la tourelle d'angle pour mettre le feu à la mèche. La détonation retentit. Hasard ou habileté, un boulet siffla et passa exactement entre le radeau et la chaloupe qui basculèrent de concert, projetant tout le monde à l'eau.

– Victoire ! hurlèrent les Acadiens, plus satisfaits de voir les Anglais barboter que soucieux du sort de Neptune et des siens.

La chaloupe anglaise avait bel et bien été touchée et coulait.

Le désordre fut à son comble et Angélique dut renoncer désormais à se faire entendre. La situation se transformait en bataille. Ce fut bref mais violent. Le coup heureux d'Adhémar demeurait unique. D'autres chaloupes abordaient un peu plus loin. Leur contingent de matelots solidement armés montèrent à l'assaut du petit fort et mirent la main sur Adhémar avant qu'il ait renouvelé son exploit. Un peu de mousqueterie acheva d'entériner la prise de Port-Royal, ce jour-là, par les forces anglaises. Voyant que tout était perdu, une partie des habitants, emportant leurs marmites et tirant leurs vaches par le licou, s'encoururent vers les bois, car on ne savait jamais à quelles extrémités pouvaient se livrer ces matelots de Nouvelle-Angleterre quand ils avaient décidé de mettre à sac un poste français. Les autres, dont faisaient partie Angélique et en général tous ceux qui se trouvaient sur la plage au moment de l'arrivée du navire, composant le public le plus proche et le plus important : Mme de la Roche-Posay, ses enfants et les gens de sa maison, la duchesse de Maudribourg et ses protégées, les aumôniers, les familles des notables, et même Angélique... furent encerclés, sommés de se tenir cois, tandis qu'on les parquait brutalement, sous la menace des mousquets, dans les limites de leurs propres bancs d'église.

Pendant ce temps les naufragés de la chaloupe et du radeau s'occupaient de leur mieux à regagner la rive.

Phipps et Neptune furent les premiers à sortir de l'eau, se foudroyant du regard. L'un y avait perdu son chapeau puritain, l'autre la couronne dorée.

Phipps écumait. Si ses premières intentions étaient loin déjà d'être pacifiques, elles étaient devenues maintenant franchement meurtrières. Il ne parlait plus que « harts et gibets » et de réduire en cendres jusqu'au dernier cabanon de ces maudits « mangeurs de grenouilles ». Il les connaissait trop bien pour vouloir leur accorder ne serait-ce qu'une parcelle d'indulgence. Ce colon de Nouvelle-Angleterre était né dans un petit établissement du Maine. C'est dire que son enfance s'était déroulée parmi les attaques incessantes des Canadiens et des sauvages à leur dévotion et qu'une bonne partie des chevelures de sa famille servaient de trophées dans les wigwams abénakis ou aux murs des forts français.

– Je t'apprendrai à jouer au héros, hurla-t-il lorsqu'on lui amena Adhémar ligoté. Allez, déracinez-moi la grande croix là-bas sur la plage et dressez-moi une potence à la place pour ce pendard !

À ces mots, Adhémar, qui avait acquis assez de notion d'anglais durant son voyage à l'est du Kennebec, vit, une fois de plus, sa dernière heure venue.

– Madame, sauvez-moi ! supplia-t-il cherchant Angélique parmi la houle des têtes.

Le tapage était à son comble. Les gémissements des rescapés du radeau, dont était la malheureuse Pétronille Damourt sauvée à grand-peine de cette nouvelle noyade, se mêlaient aux cris de protestation des habitants voulant retenir les matelots anglais qui commençaient à défoncer à la hache les portes de leurs maisonnettes.

Phipps arrêta d'un ordre ce début de mise à sac. On verrait plus tard ! Et s'il fallait brûler tout, on brûlerait ! Auparavant il voulait s'assurer un butin plus sérieux et particulièrement s'approprier la charte – commissions et lettres royales – que possédait le marquis de la Roche-Posay et qui prouvait que le roi de France entretenait indûment des colons en des lieux qui appartenaient par les traités à l'Angleterre.

Il commença de monter vers le manoir.

Angélique estima venu le moment propice pour agir.

– Je vais essayer de le joindre, confia-t-elle à la marquise de la Roche-Posay, il le faut absolument avant que cela tourne plus mal. De toute façon, il doit pouvoir nous dire ce qui s'est passé à la rivière Saint-Jean. Apparemment, il en revient tout droit et, si j'en juge par son humeur, les événements n'ont pas dû lui être favorables. Peut-être aurons-nous par la même occasion des nouvelles de nos époux...

Elle se souvenait que lorsque William Phipps avait relâché à Gouldsboro avec l'amiral gouverneur de Boston, on avait signalé dans son équipage un Huguenot français, réfugié de La Rochelle, qui s'était révélé être vaguement parent des Manigault. Ceux-ci l'avaient reçu à leur table, en bon voisinage, pendant ces quelques heures d'escale.

Elle eut la chance de le reconnaître parmi ceux qui les gardaient et se faufila jusqu'à lui, se fit reconnaître, lui rappela sa visite chez eux.

– Je dois absolument parler à votre capitaine, lui dit-elle.

Elle n'eut pas de peine à le convaincre, car l'homme avait vu que M. et Mme de Peyrac entretenaient d'excellentes relations avec le gouverneur de Boston. Il l'autorisa donc à quitter les autres prisonniers et l'accompagna lui-même jusqu'à l'habitation.

Dans la grande salle, Phipps et ses hommes cherchaient furieusement les documents dont ils voulaient se rendre possesseurs afin de prouver leur bon droit et la mauvaise foi française. À coups de hache, ils défonçaient les buffets, les armoires, tandis que d'autres s'essayaient de crocheter les coffres, désireux de trouver au surplus des bijoux ou des toilettes de prix dont on dirait que ces catholiques dépravés étaient toujours bien pourvus.

Angélique arriva pour voir Phipps jeter à terre les pièces de faïence d'un vaisselier.

– Vous êtes fou, lui jeta-t-elle, employant sa langue, vous vous conduisez comme un vandale ! Ce sont des objets de valeur. Prenez, si vous voulez, mais ne cassez pas !

L'Anglais se retourna, hors de lui :

– Que faites-vous ici ? Vous ! Retournez avec les autres !

– Ne me reconnaissez-vous pas ? Je suis Mme de Peyrac, je vous ai reçu il y a quelques semaines, et mon mari vous avait tiré d'un mauvais pas un jour de tempête.

Ceci ne calma nullement l'irascible.

– Votre mari ! Oui-da ! Il m'a joué encore un beau tour là-bas.

Angélique le pressa de questions. Il avait donc vu son mari ? Il n'avait rien vu du tout. Le brouillard était là, s'ajoutant à sa malchance, alors qu'il guettait avec tant de constance ces damnés officiels de Québec, bloqués dans la rivière. Ce brouillard lui avait caché les manœuvres de la petite flotte de Peyrac. Comment s'étaient-ils arrangés tous pour lui filer au nez et à la barbe ? Ces maudits Français ! Un butin et une prise de combat qu'il s'était juré de ramener au Massachusetts à titre d'échange avec les intraitables de là-haut, de Québec, ce féroce Canada, à titre de vengeance aussi, le sang de tous les massacrés de la Nouvelle-Angleterre réclamant justice...

Il parlait un peu confusément comme les gens taciturnes qui n'ont pas l'habitude de se raconter ou de s'expliquer. Son ressentiment n'en était que plus violent, bouillonnant en lui sans trouver d'issue à ses rancœurs accumulées.

– Ils ont tout ruiné là-bas... ces sauvages venus du Nord avec leurs maudits prêtres papistes, établissements ruinés, colons massacrés, on les arrête difficilement.

– Je sais. J'y étais moi-même, il y a quelques semaines. À Brunschwick-Falls et je n'ai échappé que de justesse. Vous savez que j'ai réussi à sauver quelques-uns de vos compatriotes et à les ramener en sûreté à Gouldsboro ?...

– Alors pourquoi le comte de Peyrac m'empêche-t-il de combattre ces fauves, de me saisir au moins de leurs têtes carnassières puisque j'en ai l'occasion ?

– Pour arrêter la guerre ?... mon pauvre ami ! Vous n'ignorez pas que c'est lui aussi qui a empêché le baron de Saint-Castine d'y entraîner ses Etchemins, comme il en recevait l'ordre formel de Québec. Autrement, ce n'est pas seulement les établissements de l'est du Kennebec qui auraient brûlé mais tous ceux des îles et des rives du Maine et de la Nouvelle-Écosse. La guerre ne s'est arrêtée que grâce à lui mais la moindre étincelle peut entraîner une catastrophe pire encore contre laquelle toute son influence ne pourra plus rien...

– Mais il faut pourtant mettre au pas ces maudits papistes ! hurla Phipps, désespéré. Si nous ne rendons pas coup pour coup, ils finiront par nous exterminer, si nombreux que nous soyons. Quelle situation ! Là-haut cette poignée de fanatiques dans leur neige et leurs forêts, et nous ici dix fois plus nombreux mais comme des moutons bêlants... Moi, je ne suis pas de cette espèce. Je suis né au Maine. Je leur apprendrai que ces lieux m'appartiennent et j'y consacrerai ma vie s'il le faut ! De toute façon, je ne peux rentrer à Boston les mains vides. Rien à faire... Port-Royal va payer pour Saint-Jean... Il me faut des otages et aussi cette charte du roi de France...

Il cherchait des yeux où la trouver...

– Ah ! Ce coffre là-bas peut-être ?...

Angélique reconnut, dans le coin de la salle où on l'avait déposé à son arrivée, le coffre aux scalps de Saint-Castine. Elle s'interposa vivement.

– Non, pas ce coffre ! Je vous prie. Ce sont mes affaires personnelles.

Elle le devança, pour aller s'y asseoir résolument.

– Je vous demande de ne pas le forcer, monsieur, dit-elle avec fermeté. Mon mari et moi nous sommes bons amis des Anglais, puisque nous tenons même nos droits sur nos terres du Grand Conseil du Massachusetts, mais il y a des gestes que nous ne saurions admettre sans être obligés de porter plainte à leur sujet, considérant celui qui les commettrait comme un pirate sans foi ni loi, n'agissant pas au nom de son gouvernement. Écoutez-moi, dit-elle le voyant déconcerté, asseyez-vous et calmez-vous. (Elle lui désignait un escabeau devant elle.) J'ai une proposition à vous faire qui, je pense, arrangera tout...

Phipps la considérait avec méfiance. Angélique frémissait à l'idée qu'elle était assise sur trois cent cinquante scalps arrachés à des crânes anglais par les sauvages Abénakis. Il lui semblait, avec horreur, que leur odeur faisandée s'infiltrait à travers les interstices du coffre. Mais son autorité eut raison des réticences de l'irascible puritain anglais.

Il s'assit et comme il était resté trempé de sa baignade, une mare d'eau commença à s'étendre autour de lui, qu'il considéra tristement.

– Écoutez, reprit Angélique persuasive, que voulez-vous au juste ?... Des otages ? Par lesquels vous pourrez faire pression sur Québec afin d'obtenir le juste respect de vos traités ou pour échanger avec les prisonniers qui ont été emmenés en captivité dans le Nord par les Abénakis et les Canadiens ?... Or ici, il s'agit d'Acadiens, vous ne l'ignorez pas. Des Français, certes, mais qui sont tellement abandonnés de leur gouvernement et de l'administration royale qu'ils commercent avec Boston et Salem pour ne pas périr... Soit, je l'admets, vous pouvez emmener Mme de la Roche-Posay et ses enfants, mais qui s'en préoccupera à Québec ?...

Phipps le savait. Il y avait déjà songé. Soucieux, il poussa un profond soupir, et dénoua son collet de linge blanc pour l'essorer avec mélancolie. Puis il vida ses bottes de peau de phoque l'une après l'autre.

– Alors, que me proposez-vous ? soupira-t-il derechef.

– Ceci. Il est arrivé récemment ici, à Port-Royal, une grande dame française très riche et très considérée, accompagnée de jeunes femmes qu'elle devait amener à Québec, en vue de les marier avec des officiers et de jeunes seigneurs canadiens. On les attend encore en Canada, car son navire a fait naufrage dans nos parages. On ne sait que faire d'elles. Je vous propose. Emmenez-les toutes ! Cette noble dame a tant d'alliances que sa capture peut émouvoir jusqu'au roi de France lui-même et de toute façon elle est si riche que, même après la perte de son navire, vous pourrez encore obtenir d'elle une importante rançon. Et je crois même (Angélique se pardonnait intérieurement de donner un petit coup de pouce à la vérité) qu'il y a parmi les dames qui l'accompagnent la fiancée d'un haut personnage de Québec...

Les yeux durs de l'Anglais se rétrécirent sous l'effort de la réflexion. Il fronça le nez, renifla.

– Mais s'il se rendait à Québec, comment ce vaisseau a-t-il pu échouer sur nos côtes ? interrogea-t-il, car en tant que marin la chose lui paraissait suspecte.

– Les Français ne savent pas piloter, dit Angélique légèrement.

Comme William Phipps partageait cet avis, il n'insista pas.

Un de ses hommes, apportant la charte qu'ils avaient trouvée dans le bureau du commis greffier de l'établissement, acheva de le rasséréner.

– C'est bon, dit-il, je m'en tiendrai là. Mais j'emmène aussi le soldat. C'est de bonne guerre. Il m'a blessé deux hommes...

*****

L'embarquement de la duchesse de Maudribourg, de son secrétaire Armand Dacaux, de la duègne Pétronille Damourt, de ses Filles du roi, du capitaine Job Simon et de son mousse survivant, tous deux portant la licorne de bois doré, emmenés en captivité à Boston, par les Anglais, s'accomplit sans incidents, et dans la semi-indifférence générale.

Les Acadiens de Port-Royal étaient heureux de s'en tirer à si bon compte. Dès qu'ils avaient compris que le vent tournait et que les choses s'arrangeaient, ils étaient revenus avec de la pelleterie, des fromages et des vivres, légumes et fruits, les proposant aux matelots dans l'espoir d'obtenir de la quincaille anglaise qui était excellente et très appréciée. Le troc marchait bon train sur la plage. Une roue de fromage contre une boîte de clous, etc.

Personne ne prenait garde au départ des otages que les Anglais, pressés par la marée, bousculaient quelque peu.

Seules, Angélique et Mme de la Roche-Posay, satisfaites, l'une et l'autre à part soi, de s'en tirer à si bon compte, s'empressèrent de remettre aux Filles du roi des paniers de victuailles afin de les aider à supporter la traversée.

Le quartier-maître Vanneau était là aussi. Mais Delphine Barbier du Rosier ne le regardait pas. Tête basse, les yeux baissés, et comme résignées à leur sort étrange et cahotique, les Filles du roi suivaient leur « bienfaitrice ».

Le malheureux Adhémar, chargé de chaînes, fut le premier à monter dans la barque.

– Madame, ne m'abandonnez pas ! criait-il, tourné vers Angélique.

Mais elle ne pouvait rien pour lui. Elle lui assura qu'elle avait obtenu de Phipps qu'il aurait la vie sauve, et lui communiqua l'espoir que les Anglais, « eux », le renverraient peut-être en France...

Au moment de monter dans la barque, Ambroisine de Maudribourg s'arrêta devant Angélique et celle-ci comprit cette fois que l'inconcevable vérité, entrevue comme dans un éclair une nuit de cauchemar, était bien le fond de la vérité vraie.

Elle avait devant elle un être qui voulait sa destruction, sa perte... sa mort même. Comme jetant le masque devant la partie perdue, la duchesse n'essayait plus de dissimuler sa jalousie, sa haine...

– Est-ce à vous que nous devons ce bel arrangement ? glissa-t-elle à mi-voix tandis qu'elle essayait d'afficher un sourire insolent.

Angélique ne répondit pas.

La haine qui flamboyait dans les prunelles d'Ambroisine effaçait tout souvenir de ce qui, entre elles, avait pu être comme une entente ou le début d'une amitié.

– Vous avez voulu vous débarrasser de moi, reprit la duchesse, mais ne croyez pas triompher si facilement... je continuerai à mettre tout en œuvre pour vous abattre... et un jour viendra où je vous ferai pleurer des larmes de sang...

Загрузка...