Chapitre 14

– Ce que je ne comprends pas, dit Angélique en regardant avec attention le rond visage qui lui parut être devenu bouffi et blafard de Pétronille Damourt assise devant elle près de l'âtre, ce que je ne comprends pas, c'est pourquoi Mme de Maudribourg a pris Marie-la-Douce dans le canot et non pas vous. Certes, elle ne savait pas que La Licorne allait faire naufrage, mais si elle vous avait emmenée avec elle vous n'auriez pas eu à traverser cette horrible épreuve.

– Oui, c'est ce que je me répète sans cesse, s'exclama la gouvernante avec un élan qui faillit renverser la tasse de tisane qu'elle tenait.

Angélique avait réussi à la faire entrer chez elle. Assise sur le banc, en face d'elle, la grosse duègne avait accepté de boire une médecine qu'Angélique lui recommandait pour ses douleurs d'estomac. Elle absorbait bruyamment le liquide. Elle aussi avait changé. Conséquences de trop de baignades éprouvantes, de trop d'émotions et de fatigues pour une femme âgée et d'une nature poussive et casanière, certains signes de sénilité se faisaient jour dans son comportement. Ses mains et ses lèvres tremblaient légèrement. Ses gros yeux pâles avaient un regard fixe. Une sorte de sourire vague les hantait. Elle paraissait sans cesse savourer la satisfaction vaniteuse de partager un secret d'importance. La voyant ainsi dans le vague, Angélique comprit qu'elle ne gagnerait rien à lui poser des questions précises. Risquant le tout pour le tout, elle s'était mise à parler comme si elle était au courant des préoccupations intérieures de la gouvernante et il semblait que ses réflexions trouvaient écho dans le cerveau embrouillé de la pauvre femme.

– Vous avez bien raison de le dire, madame, l'approuvait Pétronille en hochant son bonnet fripé et un peu de travers, ce n'est pas des choses qu'on devrait connaître dans la vie que de se noyer. L'eau était si froide. Ça vous entre par les yeux, les oreilles, la bouche, et voilà que je ne sais pas quand ça va finir. On n'en sortira jamais de ces plages, de ces bateaux. Moi, mon cœur va lâcher.

Elle s'agitait. Angélique lui prit sa tasse des mains.

– Vous auriez dû descendre avec elle dans ce canot, dit-elle d'une voix apaisante, cela vous aurait évité une si dure épreuve. Je m'étonne qu'elle ne vous ait pas demandé de l'accompagner, vous qui lui êtes si chère et dont elle ne peut se passer...

Angélique avançait à pas lents, prudents, revenant sur une scène dont elle sentait que la gouvernante s'était beaucoup tourmentée.

– C'est qu'elle sait que je n'aime pas son frère, dit celle-ci.

Son frère ?... Le cœur d'Angélique battit un coup d'avertissement mais elle se retint de poser une question... Sans mot dire, elle passa à son interlocutrice un nouveau bol de tisane. Pétronille Damourt but quelques gorgées mais elle pensait à autre chose.

– J'espérais pourtant bien qu'on en serait débarrassé de cet oiseau-là, en Amérique. Pensez-vous, il l'attendait ici. C'est lui qui avait envoyé cette barque pour la prendre. Pourtant, je lui ai dit et M. Simon, le capitaine, lui disait aussi. « C'est pas prudent. Il fait sombre, la mer n'est pas si bonne. Il y a peut-être de vilains récifs par là, je ne connais pas le coin, lui disait le capitaine, et puisqu'on aperçoit la côte et les lumières, attendez qu'on soit à l'ancre ». Mais, bernique ! Allez lui faire entendre raison quand son frère l'appelle.

Elle but encore avec gourmandise.

– Ça fait du bien, soupira-t-elle.

Angélique retenait son souffle, craignant de la distraire par un mot du chapelet de ses pensées confuses.

– C'est pas qu'elle lui obéisse, reprit la grosse femme, elle n'obéit à personne, mais elle a besoin de le voir, on dirait que c'est le seul être au monde avec lequel elle puisse s'entendre, son Zalil. J'ai jamais compris. Y fait peur cet homme avec sa face de carême, ses yeux de poisson froid, et pas plaisant avec ça. Je ne sais pas ce qu'elle lui trouve. D'ailleurs, vous voyez, tout de suite, ça nous a porté malheur qu'il soit dans les parages.

On a fait naufrage et beaucoup de braves gens sont morts.

– Pourquoi son frère l'attendait-il dans la Baie Française ?

Le ton interrogatif parut éveiller Pétronille de son monologue inconscient et Angélique comprit qu'elle avait commis une erreur. Le duègne la fixa d'un air soupçonneux.

– Qu'est-ce que je suis en train de vous raconter, moi ? Vous me faites dire des sottises !

Elle voulut se lever, mais ne put ébaucher un mouvement. Une terreur soudaine paraissait la clouer sur son siège.

– Elle m'avait interdit de vous parler, balbutia-t-elle. Qu'est-ce que j'ai fait ? Qu'est-ce que j'ai fait ?

– Elle vous tuera ?...

– Non, pas moi, dit la vieille Pétronille avec un sursaut d'orgueil et de ferveur.

Elle avait eu la même réaction que Marie-la-Douce.

– Vous savez donc qu'elle est capable de tuer, glissa Angélique doucement.

Pétronille Damourt se mit à trembler. Angélique la pressa de parler, cherchant à éveiller sa conscience, à lui faire comprendre qu'elle rachèterait sa semi-complicité avec les actions criminelles de sa maîtresse, qu'elle n'avait pu entièrement ignorer au cours de toutes ces années où elle l'avait servie dévotieusement, en les aidant. Ce fut en vain. Elle ne put en tirer un mot de plus, ni lui faire confirmer que le bateau qu'ils avaient aperçu à plusieurs reprises était celui du frère d'Ambroisine, l'homme pâle.

Elle ne savait rien, disait-elle. Rien ! Rien ! Et l'affirmait en claquant des dents. Elle ne savait qu'une chose, c'est que si elle faisait un pas hors de cette maison « ils » la tueraient... et paraissait décidée à rester là jusqu'à la fin des temps.

– Nous voilà bien avec ce gros tonneau accroché à nos basques, dit Cantor quand Angélique le mit ainsi que Villedavray au courant de la situation. Et pourtant on ne peut pas la jeter dehors, elle a peur d'être assassinée.

– Elle n'a peut-être pas tort, glissa Villedavray.

Dans la soirée, la duchesse de Maudribourg fit mander sa duègne. Angélique avertit que la vieille femme ayant eu une indisposition elle la gardait chez elle pour la nuit afin de lui donner des soins. Elle craignait de voir arriver Ambroisine mais celle-ci ne se manifesta pas.

La nuit fut agitée. Pétronille ne sortait de sa prostration que pour gémir et pleurer. De plus, elle souffrait de maux d'entrailles que sa terreur renouvelait. Angélique dut à plusieurs reprises l'accompagner dehors car elle n'aurait pu faire deux pas seule. Elle voyait partout des monstres, des assassins cachés. Enfin Pétronille se souvint qu'elle avait dans son réticule un remède qui lui était de bon secours, en ces malaises. Angélique le lui administra et elles purent enfin se reposer.

Au matin, elle paraissait mieux. Ils tinrent conseil autour de la table où le cuisinier de Villedavray et son aide leur servaient le premier repas. Ils essayèrent de convaincre la pauvre gouvernante de conserver une attitude naturelle et de retourner auprès des Filles du roi. C'était la meilleure façon de ne point attirer les soupçons. Bientôt M. de Peyrac serait là et tout s'arrangerait.

Elle parut reprendre courage. Villedavray la remit tout à fait d'aplomb en lui disant qu'il avait deviné rien qu'à la voir qu'elle était du Dauphiné et ils s'entretinrent de sa province natale.

Afin de n'être pas tributaire de l'hospitalité de Nicolas Parys, Angélique avait organisé de prendre ses repas chez elle avec Villedavray, Cantor, Barssempuy, Defour et le fils de Marcelline.

C'était, malgré tout, des moments de détente que la verve de Villedavray rendait agréables. Une façon de se serrer les coudes, de ne pas trop se sentir isolés dans cette atmosphère sinistre.

Tout à coup, la duchesse de Maudribourg apparut sur le seuil. Elle était accompagnée de ses chevaliers servants habituels, le vieux Parys, le capitaine du Faouët, propriétaire d'une censive à quelques lieues et qui les parcouraient allègrement chaque jour pour rencontrer la belle duchesse.

Tout ce beau monde revenait apparemment de la messe.

La duchesse était vêtue d'une robe rouge de moire tirant sur le feu. Cela communiquait à sa chevelure sombre des reflets un peu roux. Ainsi, à contre-jour, une sorte d'auréole la parait. Elle entra en disant :

– Je viens prendre de vos nouvelles, Damourt. Que vous est-il arrivé, ma bonne ?

La grosse gouvernante devint blême et se mit à trembler de tous ses membres. L'expression de peur qui envahit ses traits bouffis la transforma à tel point qu'on eût dit une hideuse caricature aux yeux exorbités, aux bajoues tremblotantes, à la grosse lèvre pendante d'où tombaient des miettes de gâteau. C'était tellement pénible que même le mondain marquis ne trouva pas un mot ou une boutade pour rompre le silence sidéré.

– Qu'avez-vous donc, Pétronille ? interrogea Ambroisine avec une nuance de surprise dans sa voix d'ange, on dirait que je vous fais peur.

– Ne vous ai-je pas toujours bien soignée, madame ? chevrota la vieille femme, tandis que sa lèvre déformée ébauchait un sourire pitoyable, vous étiez comme mon enfant, pas vrai ?...

Ambroisine jeta sur l'assemblée un regard circulaire atterré.

– Que lui arrive-t-il ? On dirait qu'elle n'est pas bien...

– Je vous ai gâtée, pas vrai ? continuait la malheureuse. Je vous ai laissé prendre tous vos plaisirs et même je vous aidais...

– On dirait qu'elle perd la tête, chuchota Ambroisine en regardant Angélique. J'avais remarqué qu'elle était un peu bizarre ces temps-ci. Remettez-vous, ma bonne Pétronille, continua-t-elle à voix plus haute en se rapprochant de la duègne qui parut un gros crapaud fasciné par un serpent, vous êtes un peu fatiguée, n'est-ce pas, mais ce n'est rien... Il faut seulement vous soigner. Avez-vous votre remède qui vous fait du bien habituellement ? Ah ! Le voici...

Avec sollicitude elle avait pris dans le réticule en tapisserie brodée de la gouvernante la fiole contenant les pastilles qu'Angélique lui avait déjà administrées au cours de la nuit précédente, elle en jeta deux dans le bol que Pétronille avait devant elle puis y versait de sa blanche main un peu d'eau et l'élevait vers les lèvres de la malade.

– Buvez, ma pauvre amie. Buvez, cela vous fera du bien. Je suis désolée de vous voir en cet état. Allons, buvez...

– Oui, madame, bredouilla l'autre, vous êtes bien bonne... oui, ça oui, vous avez toujours été bonne pour moi...

Ses mains qui essayaient de tenir le récipient tremblaient tellement que le liquide se renversa sur son corsage. Ambroisine l'aida, encore. Maladroitement, la femme but avec bruit, comme un gros poupon effaré.

– Quel malheur ! commenta la duchesse à mi-voix, s'adressant à l'assemblée. Les épreuves qui ne cessent de nous accabler ont fini par lui déranger l'esprit. Elle était trop âgée pour courir de tels risques. J'ai essayé pourtant de la dissuader de me suivre en Amérique. Mais elle ne voulait pas me quitter...

Brusquement, Angélique capta l'expression de Cantor qui était près de son glouton, devant la cheminée. Les yeux de l'adolescent et ceux de la bête fixés sur Ambroisine brillaient de la même flamme d'effroi et de haine implacable.

– Ah ! Que j'ai mal ! gémit Pétronille Damourt, en portant ses deux, mains à son estomac. Ah ! Je vais mourir !

Et des larmes lui jaillirent des yeux, inondant son visage d'une pâleur de suif. Angélique se leva, se décidant à secouer l'apathie étrange qui la clouait sur son escabeau.

– Venez, Pétronille ! décida-t-elle, venez, ma pauvre. Je vais vous soutenir jusqu'au retrait.

Elle s'approcha de la duègne et se pencha vers elle pour l'aider à se soulever.

La duchesse glissa à mi-voix.

– Cette vieille femme ne vous répugne pas ? Vous êtes décidément... très bonne. Moi je ne pourrais pas. Ah ! La déchéance humaine, quelle chose affreuse !...

– Elle va me tuer, gémissait Pétronille Damourt, tandis qu'Angélique la guidait non sans mal sur un chemin malaisé qu'elles avaient déjà parcouru maintes fois depuis la veille, elle va me tuer, comme elle a tué le duc, et l'abbé, et Clara, et Thérèse, et l'abbesse, et le jeune homme qui l'avait vue par la fenêtre, et le valet, c'était un brave gars, j'aurais pas voulu... C'était pas bien ce qu'elle a fait là. Je le lui ai dit. Mais elle a ri... Elle rit toujours de voir mourir... Et maintenant, elle va me tuer à mon tour... Vous l'avez dit, madame, je vais mourir, et elle rira, je vais mourir, je le sens, que Dieu me pardonne mes péchés...

– Restez là, dit Angélique que ce monologue de cauchemar couvrait de « chair de poule » et qui se sentait presque aussi malade que la misérable créature, ne bougez pas de cet endroit, tant que vous ne serez pas remise. (Elle la cala dans le retrait.) Ne revenez que lorsque vous aurez repris votre calme. Je vais essayer de convaincre la duchesse de vous laisser avec nous. Je dirai que vous avez une maladie qui peut se communiquer... Gardez courage, ne montrez pas votre terreur devant elle...

*****

Dans la salle, Ambroisine était toujours là, très séduisante, une reine parmi ses sujets. Villedavray lui disait :

– Le Dauphiné est un beau pays, nous en parlions à l'instant. Connaissez-vous, duchesse ?...

Il avait retrouvé son aisance, peut-être même un peu trop. Le sujet du Dauphiné n'était-il pas un sujet brûlant, puisque Ambroisine avait caché d'en être originaire, ayant fait croire à Angélique qu'elle était poitevine afin de mieux lier amitié avec elle.

– C'est un pays de révolte et d'indépendance, expliquait le marquis. Par le fait de plateaux perdus où les populations vivent isolées des vallées pendant aux moins dix mois d'hiver. Les ours, les loups...

Ils devisèrent ainsi à bâtons rompus et Angélique avait l'impression du fait de la présence d'Ambroisine, de sa beauté rayonnante, de sentiments dissimulés de tous qu'ils baignaient dans un climat de comédie sinistre et irréelle.

L'éternelle odeur de marée et de pourriture venue des plages où séchait la morue, où fondaient au soleil les foies entassés sur des caillebotis et suintant leur huile précieuse mais malodorante, accentuait une sensation générale de nausée. Le temps n'avait plus de dimension.

– La vieille Pétronille ne revient pas, jeta tout à coup le jeune Cantor qui demeurait jusque-là silencieux.

– C'est vrai ! Il y a plus d'une heure que nous parlons, constata Villedavray en consultant sa monture guillochée d'or et elle n'est pas de retour.

– Je vais aller voir ce qu'elle devient, se précipita Angélique, devançant le mouvement d'Ambroisine.

Mais ils la suivirent mus par un pressentiment, qui s'accentuait alors que s'approchant ils distinguaient déjà, là-bas, l'ébauche d'un attroupement.

Effondrée, à demi coincée dans le réduit étroit, parmi les relents de ses vomissures, la vieille femme était morte. Elle avait la peau grise et comme tachetée de noir.

– C'est affreux ! murmura le marquis de Villedavray en portant son mouchoir de dentelle à ses narines.

Angélique, glacée d'horreur, hésitait à comprendre, à croire à un tel forfait.

« Elle l'aurait empoisonnée tout à l'heure devant nous !... À notre table ? Quand elle lui a préparé benoîtement son remède. Elle aurait laissé tomber subrepticement du poison dans le breuvage ! Elle lui a fait boire la mort sous nos yeux !... »

Elle levait sur Ambroisine un regard effaré, incertain. Et elle voyait luire sur les lèvres de la duchesse dans l'ébauche d'un sourire fugitif, à elle adressé, la délectation du triomphe et l'expression d'un défi satanique.

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