Chapitre 8

Il fit si bien le lendemain, allant la visiter chez les frères Defour et l'accablant de protestations de son amitié et de la pureté de ses intentions avec toutes preuves à l'appui, dans l'histoire d'Ambroisine, qu'elle finit par lui céder. Soit, elle irait à son anniversaire ! Soit, elle lui pardonnait ! Oui, elle convenait que c'était grâce à lui que son pied était aujourd'hui presque guéri ! Qu'elle aurait mauvaise grâce à le bouder, à manquer une aussi extraordinaire fête sur L'Asmodée et le spectacle peu commun de Marcelline ouvrant ses coquillages...

De plus, il avait le cœur chagrin, à cause d'Alexandre. Celui-ci était revenu en même temps que les deux aînés Defour. Il voulait continuer à sauter les rivières et ne parlait pas de retourner à Québec avec son protecteur... La discussion avait été orageuse.

– Comme la jeunesse est ingrate ! soupirait le marquis. Angélique, n'ajoutez pas à ma peine.

Bon ! Elle promit d'aller à la réception et s'occupa un peu de sa toilette pour l'occasion.

Elle n'avait pu dormir de la nuit, avait les traits tirés et mauvaise mine. Elle se reprochait d'avoir réagi trop violemment aux révélations de cette mauvaise langue de Villedavray. Angélique avait vécu à la Cour et n'apprenait de lui rien de nouveau.

Avait-elle oublié les messes noires entrevues dans le secret des nuits de Versailles, lorsque le nain Barcarole la guidait et la protégeait des entreprises criminelles de la marquise de Montespan ? « J'étais moins vulnérable alors, moins sensible à la turpitude humaine... »

Ici, en ces lieux vierges, dans l'ivresse d'un amour authentique et éblouissant, elle avait commencé d'oublier. Sa vie avait pris un autre sens, plus complet, plus sain, plus créateur, convenant à sa nature profonde. Viendraient-« ils » la poursuivre jusqu'ici pour lui faire payer tant d'errances ? Cela paraissait un cauchemar. Jusqu'au bout du monde, où était l'innocence ? Par la fenêtre ouverte sur la nuit, elle apercevait Piksarett, l'Indien, qui veillait sur elle. Un autre monde, une autre humanité. Cantor, son fils, dormait non loin. Elle songea à Honorine... à Séverine, à Laurier, à la petite Élisabeth dans son berceau rustique, à Abigaëel... Et elle s'était levée avec agitation, pour aller regarder les étoiles et puiser dans la limpidité du ciel nocturne elle ne savait quelle force nécessaire.

– Non, « ils » ne prévaudront pas contre nous...

Elle pensait encore et sans cesse à Joffrey de Peyrac, le voyant se détacher parmi tant et tant d'être humains qu'elle avait rencontrés comme le seul avec lequel elle avait reçu parenté sur la terre, avec qui elle avait pu passer le pacte spirituel de l'amitié et de l'amour. Cela accentuait leur solitude à tous deux parmi les hommes, mais aussi les défendait de s'égarer en d'autres routes que celles de leur destin.

« Comment ai-je pu vivre si longtemps sans toi ?... Toi qui seul me connais et me reconnais...

Toi qui sais que je suis semblable à toi, bien que je sois une femme et toi un homme. Y a-t-il un passé de ma vie où tu n'étais pas ? Non, car c'était la vision que j'avais gardée de toi qui me préservait, malgré ma faiblesse de femme, de rejoindre le troupeau, de m'y confondre et de m'y perdre... »

En fin d'après-midi, elle se dirigea, accompagnée de Cantor et de Piksarett, vers la propriété de Marcelline Raymondeau. Les frères Defour y étaient déjà, ayant sorti des coffres leurs habits de drap et leurs souliers à boucles, qu'ils ne vêtaient pas une fois l'an. Ils y entraient avec plus ou moins de bonheur et y étaient plus ou moins à l'aise, mais, pour cette fois, il leur fallait plaire au gouverneur

Le matin, on les avait vus à la chapelle de l'ermite, un Récollet chenu, en bure grise, assister au service religieux. De mauvaise grâce mais d'une voix tonitruante, ils chantèrent les cantiques.

– Lamentable, dit Villedavray en sortant. Ils m'ont cassé les oreilles. Ah ! Ma chère ! Vous ouïrez ces offices à Québec ! La chorale de la cathédrale et celle de la maison des Jésuites...

– Vous semblez bien sûr de nous voir à Québec... Pour ma part, ce projet ne me paraît pas en voie de se réaliser. Nous sommes maintenant en septembre, je ne sais où se trouve mon mari... Et, de toute façon, je ne peux passer l'hiver si loin de ma petite fille que j'ai laissée dans un fort isolé, aux frontières du Maine...

– Prenez-la avec vous ! dit Villedavray comme si l'affaire eût été des plus simples. Les Ursulines lui enseigneront l'alphabet et elle patinera sur le Saint-Laurent...

Malgré la séduction de la fête qui se préparait et qui attirait tous les Acadiens des environs, y compris quelques colons anglais ou écossais, ainsi que les « principaux » des tribus voisines, Angélique sentait qu'elle ne pourrait y participer de bon cœur.

Elle était loin de l'état d'esprit dans lequel elle se trouvait à Monégan, il y avait deux mois. Quel souvenir ! Elle avait sauté dans le feu de la Saint-Jean, pour conjurer les mauvais esprits et danser follement avec le capitaine basque Hernani d'Astiguarza sous l'œil réprobateur de Jack Merwin, jésuite, et de Thomas Patridge, pasteur... Aujourd'hui tous deux étaient morts !... Que de tourments ! Quand donc finirait l'été maudit ?...

Des lanternes de couleur étaient accrochées aux gréements du navire et se reflétaient dans l'eau calme du fjord où mouillait l'Asmodée.

Cantor accordait sa guitare, remise des émotions qu'elle avait encourues à Port-Royal.

On se rendrait à bord du navire en barques et là on y festoierait, l'on y chanterait et l'on y danserait.

Mais il était écrit qu'Angélique ne pourrait donner, ce soir-là, satisfaction au pauvre gouverneur de l'Acadie.

Dans le remue-ménage des préparatifs et comme l'obscurité commençait de tomber, un jeune Indien s'approcha d'elle et lui dit en bon français que l'ermite sur la montagne la demandait dans son oratoire, car un homme s'y trouvait qui voulait parler à Mme de Peyrac ainsi qu'à son fils Cantor. Angélique réagit avec vivacité.

– Je n'aime pas beaucoup de tels messages, un homme... C'est trop vague ! Qu'il se nomme et j'irai.

– Il a dit que c'était de la part de Clovis.

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