Chapitre 2
Monde baigné de puanteur tout au long de l'été, et, depuis le promontoire de Gaspé, au nord, faisant communiquer le golfe Saint-Laurent avec le fleuve du même nom, un chapelet de grèves et de baies envahies de barques, de navires à l'ancre, plantés d'échafauds, sortes de tables de bois sur pilotis, destinés à « parer » la morue, une monstrueuse frange de déchets de poissons doublés d'une frange d'oiseaux criards et jusqu'au sud au delà de Canso, des lieues et des lieues de poissons séchant sur des claies. Le royaume de la morue, la baie Verte ! La brume régnait souvent translucide et jaune comme une vapeur sulfureuse. Les caps et les promontoires s'estompaient, isolant chacun en son domaine maudit, entre la mer et l'éclat métallique, et la forêt plantée sur les falaises. Il n'y avait rien au delà ni devant ni derrière. Les épinettes, ces sortes de sapins du Canada, dressés en quenouilles noires et hautes, paraissaient ériger une herse infranchissable avec l'arrière-pays, rassemblant, emprisonnant sous leur garde quelques habitations, quelques hameaux, un fort de bois et son enceinte, avec à son ombre des huttes d'écorce d'Indiens Malécites dégénérés par l'alcool.
Au delà des brumes s'ouvrait le golfe. Pour avoir vu sa fête tomber le jour où le Français Jacques Cartier planta la Croix à Gaspé, saint Laurent avait été bien servi.
Un fleuve long de plusieurs milliers de milles, un golfe vaste comme la France, cerné d'îles géantes : Anticosti au nord, Terre-Neuve à l'est, au sud l'île Saint-Jean, sans un arbre, falaises rouges, un rubis posé sur la mer, puis l'île Royale, un anneau d'anthracite autour d'un lac immense.
Au centre, l'archipel de la Madeleine : l'île des Démons, l'île des Oiseaux, celles de Pointe-aux-Loups, Havre-aux-Maisons, la Grosse...
Les prisonniers des « graves » ignoraient la vie du golfe, n'y participaient pas.
Chaque année, en juin, ces gens des flottilles venus des côtes d'Europe s'abattaient sur les lieux comme une migration irrésistible d'oiseaux nicheurs, chacun dans son coin, et n'en bougeaient plus.
Le premier arrivé était « maître du galet ». Il s'installait là avec son équipage, pour de longs mois, comme dans des limbes privés.
Telle apparut aux yeux d'Angélique la grave de Tormentine Tidmagouche, lorsqu'elle y aborda vers le milieu du jour.
Le cap de Tormentine qui donnait son nom au lieu était beaucoup plus loin au nord et on ne le distinguait pas. En réalité, cette grève était un lieu sans nom, un endroit pour pêcher le poisson, commettre des crimes, vendre son âme au diable...
Là tout allait se jouer. Elle l'avait dit à Villedavray. Elle regardait se rapprocher le rivage à la cadence lente des rames que maniait le Breton. Le soleil était encore haut dans le ciel, une tache blanchâtre et aveuglante derrière les brumes. La mer était ridée de petites vagues courtes, étincelantes. Le canot où Angélique avait pris place avec l'Indien Piksarett s'y propulsait avec lenteur. La voile unique n'eût été d'aucun secours car le vent stagnait.
Piksarett, long, dégingandé, drapé dans sa peau d'ours noir et encombré de sa lance, de son arc et de ses flèches, était monté d'office avec Angélique dans l'embarcation trop petite pour accueillir plus de deux personnes en plus du marin et de son matériel de pêche.
Les autres iraient par voie de terre, ce qui demanderait plusieurs heures. Les pistes faisaient un long détour pour contourner les marécages et les tourbières auxquels s'adossait l'établissement.
Angélique sauta sur le sable sans crainte de se mouiller les jambes jusqu'aux genoux.
Le Breton lui désignait les habitations qui s'étageaient vers l'ouest de la plage, au pied des falaises et les escaladant peu à peu.
Ces habitations poussaient sans ordre comme des plantes sauvages, grandes ou petites, coiffées de bardeaux ou de paille, voire de mousse herbeuse. Le fort de bois dominait, ramassé sur lui-même ainsi qu'un monstre trapu et noir et plus loin, au bord d'un promontoire que l'armée des sapins envahissait, près de la silhouette d'une croix, s'érigeait une petite chapelle au clocher grêle, peint en blanc.
Angélique s'élança vers la côte, négligeant l'activité de la plage où s'affairaient les pêcheurs. Eux-mêmes ne prêtèrent pas attention à elle, ne la virent point.
Tout à coup elle se trouva parmi les Filles du roi. Comme d'un cauchemar leurs visages surgissaient : Delphine, Marie-la-Douce, Jeanne Michaud et son enfant, Henriette, Antoinette et même Pétronille Damourt. Ces visages lui paraissaient crayeux et falots, sur la pâleur du ciel.
Et réellement elles étaient pâles comme la mort en la reconnaissant, subitement dressée devant elles.
– Où est votre bienfaitrice ? leur jeta Angélique.
L'une d'elles ébaucha un geste en direction de la demeure la plus proche. Angélique s'élança, franchit d'un bond la pierre du seuil.
Et elle vit Ambroisine de Maudribourg...