Chapitre 2
Lentement il se mit en marche vers elle. Il ne se hâtait pas.
Elle était à sa merci. Rejetée par la mer, après une lutte épuisante, à demi inconsciente, quelle victime pourrait se défendre des coups portés sur elle par des meurtriers aux aguets ?
Étendue, sans force, Angélique avait conscience que la tache claire de son corps demi-nu la désignait aux yeux de l'assassin. Il approchait. À un moment, happé par l'ombre de la falaise, il disparut à ses yeux. Mais elle commença d'entendre le bruit de ses bottes écrasant le gravier. Sa main tâtonnante chercha près d'elle, trouva un galet assez gros, le lança dans la direction de l'homme. La pierre retomba avec un bruit mat, ayant manqué son but. Une fois encore, elle lança un autre caillou. Elle perçut un ricanement moqueur. L'homme s'amusait de sa défense dérisoire.
Puis ce ricanement se brisa net. L'homme eut un hoquet bizarre. Quelque chose s'abattit sur le sol, non loin d'elle ; l'homme venait de s'écrouler.
Un moment, rien ne bougea. Angélique restait là, les nerfs tendus.
Puis une autre silhouette se détacha sur le clair de lune, à l'emplacement même où tout à l'heure avait surgi l'assassin au gourdin de plomb. Et cette fois, c'était celle d'un Indien. On distinguait son arc encore bandé pour la flèche qui venait de tuer. Le cœur d'Angélique ne fit qu'un saut de joie et de soulagement.
– Piksarett ! cria-t-elle de toutes ses forces, Piksarett, je suis là !
Elle avait reconnu sans défaut l'ombre emplumée et dégingandée du chef des Patsuikett.
Reprenant courage, elle se leva et alla à sa rencontre. Au bout de quelques pas, elle se heurta contre le corps étendu. Une répulsion effrayée la rejeta en arrière. Peu ne s'en fallut qu'elle ne s'évanouît. Elle grelottait, trempée, dans son jupon court et son corsage qui collait à sa chair. Au cours du naufrage, elle avait perdu son manteau de loup-marin et son bagage, heureusement léger, dans lequel elle n'avait mis que le linge nécessaire, mais aussi son peigne et sa brosse d'écaille de tortue, qu'elle aimait tant. Il y avait autre chose à faire que de pleurer sur ces objets.
Piksarett était agenouillé devant le corps. Elle le distinguait à peine, mais l'odeur fauve qui émanait de sa personne la remplit d'aise. C'était bien lui.
Il s'occupait à retirer la flèche que sa victime portait plantée entre les omoplates. Puis il retourna le corps. Dans l'obscurité, le visage du mort fit une tache blanchâtre que la bouche ouverte trouait d'ombre. On ne pouvait distinguer ses traits.
– Où courais-tu encore, ma captive ? dit la voix de Piksarett, crois-tu que tu pourras m'échapper toujours ? Tu vois, je t'ai rejointe à temps.
– Tu m'as sauvée, dit Angélique avec ferveur. Cet homme voulait me tuer.
– Je le sais. Il y a plusieurs jours que je « les » guette. « Ils » sont nombreux. Six, sept...
– Qui sont-ils ? Des Français, des Anglais ?
– Des démons, répondit la voix de Piksarett.
Le sauvage, superstitieux, dans sa simplicité native, formulait sans honte ce qu'elle savait déjà. Seulement, « ils » étaient plus proches maintenant. Ils se dévoilaient au lieu d'agir dans le mystère et on pourrait voir leurs visages. Il est vrai que de tels visages ne se découvrent qu'au moment de frapper.
– Tu as froid, remarqua Piksarett qui l'entendait claquer des dents.
Et elle tressaillit de reconnaître sa voix familière.
– Vêts-toi avec la défroque de cet homme.
Il détacha la ceinture qui portait un pistolet et dépouilla le cadavre de sa casaque, mi de cuir, mi de laine. Angélique enfila le vêtement et se sentit mieux. Elle aurait donné cher pour découvrir les traits de l'ennemi invisible. Mais Piksarett ne voulut pas tirer celui-ci à la lumière du clair de lune.
– Attendons l'aube, proposa-t-il. Je suis seul ici et s' « ils » rôdent encore « ils » peuvent nous surprendre. Quand le jour viendra, « ils » s'éloigneront.
Elle aurait voulu lui demander ce qu'il faisait là, pourquoi il se trouvait, seul, lui un Narrangasett, à errer au pays des Malécites, s'il savait où se trouvaient Michel et Jérôme et pourquoi il s'était « enfui » de Gouldsboro. Mais la meilleure façon de ne pas obtenir de réponse d'un Indien, c'est de lui poser des questions. Elle se tut donc. Elle était étourdie de fatigue et commençait à ressentir les douleurs de ses blessures touchées par le sel. Un peu avant le jour, Piksarett fut intrigué par un feu qui brillait non loin d'eux, dans la crique. Il rampa jusque-là et revint en disant que c'était des Mic-Macs qui l'avaient allumé, afin de faire sécher leurs hardes et griller des poissons enfilés sur une baguette.
– Ce sont ceux qui étaient avec nous dans la chaloupe. As-tu vu les Blancs ?
Non, il n'en avait pas vu.
Angélique s'attendait à découvrir au mort les traits de l'homme blême qui l'avait accostée un soir à Gouldsboro en lui disant : « M. de Peyrac vous demande dans l'île du Vieux Navire. » Elle fut déçue et aussi effrayée de voir que ce n'était pas lui. Il vivait donc encore, plus dangereux que celui qui gisait là. On voyait que ce n'était qu'un homme de main, une brute entraînée à frapper, à donner la mort sans scrupule, ni pitié. Cela se voyait à son front bas, à sa mâchoire dure et maussade. Une tignasse hirsute le coiffait.
Avant de s'éloigner et de l'abandonner aux crabes, Piksarett se pencha et d'un tour de couteau agile s'empara de cette chevelure peu ragoûtante, pour la passer à sa ceinture.
– Nos ancêtres devaient rapporter des têtes, expliqua-t-il à Angélique, saisie. Maintenant la chevelure suffit pour témoigner de nos victoires. Mais lever un scalp au silex comme autrefois, c'était une opération difficile. Heureusement, les Blancs nous ont apporté les couteaux d'acier... Viens ! Allons voir les Mic-Macs. Ils ne sont point comme nous autres, mais ce sont quand même des Abénakis, des Enfants de l'Aurore.
Avec le jour s'était levée la brume. Elle n'était pas trop dense et se dissiperait sous l'effet de la chaleur. En approchant, Angélique et Piksarett entendirent une mélopée mélancolique, à laquelle d'autres voix, dans un bourdonnement monotone, donnaient les réponses.
– Le chant des morts ! chuchota Piksarett.
Ils trouvèrent le grand sagamore Mic-Mac Uniacké, agenouillé devant le corps d'Hubert d'Arpentigny qui avait le crâne fracassé.
– Ils ont tué mon frère de sang, dit-il à Piksarett lorsque celui-ci, après les démarches d'usage, se fut nommé. Ils l'ont frappé comme il sortait de la mer. Je les ai vus.
Piksarett leur communiqua ce qu'il savait sur ces hommes qui, profitant de la nuit et des mauvais parages, avaient attiré leur chaloupe sur les rochers.
– Conduis-moi à eux, afin que je tire vengeance de ce crime. Ah ! Je regrette. (Le visage carré du Mic-Mac d'un brun-jaune, habituellement, était si pâle et ravagé de douleur impuissante qu'on l'eût dit buriné dans l'ivoire.) Ah ! Je regrette de n'être pas né iroquois ou algonquin comme ces Hurons du Nord, afin de torturer ces maudits jusqu'à la mort. Mais leurs chevelures orneront mon wigwam, ou je ne reviendrai pas parmi les miens.
– J'en ai déjà une, dit Piksarett, triomphant.
Il proposa son alliance, qu'ils scellèrent de quelques rites, puis il proposa de les emmener jusqu'à un endroit où l'on pourrait faire chaudière. Après quoi, l'on tiendrait conseil.
Angélique continuait à claquer des dents et c'était maintenant moins de froid que d'horreur. Le cauchemar se prolongeait, se précisait, s'incarnait. Des victimes de La Licorne qu'on avait mises sur le compte des éléments et d'un hasard malencontreux, on arrivait à la mort criminelle de deux Acadiens et de trois naturels du pays. Et, cette fois, l'on savait que cette mort avait été donnée intentionnellement. La disparition d'Hubert d'Arpentigny, jeune seigneur de renom, ne passerait pas sans soulever une grande émotion dans la Baie Française et même jusqu'à Québec, car, malgré les conflits qui opposaient les deux régions, l'Acadie restait, aux yeux du Royaume, partie intégrante de la Nouvelle-France, dépendant du gouvernement du Canada.
Pauvre jeune Hubert d'Arpentigny, si plein de vie et de passions... « C'est ma faute, songeait Angélique, pourquoi l'ai-je détourné de retourner dans sa censive du cap Sable... C'est moi qu'on voulait faire mourir et c'est lui qui a été frappé. »
Un sentiment glacé s'infiltrait en elle : « Notre nom – mon nom surtout – va être encore accolé à quelques désavantages causés aux Français. Pour commencer, le navire des Filles du roi, destinées à Québec, sombrant dans les parages de Gouldsboro puis, aujourd'hui, ce jeune Français de mérite assassiné en ma compagnie... Comment prouver que nous sommes tombés dans un piège ? Personne ne nous croira... On n'écoutera pas le témoignage des Mic-Macs... »
Plus que jamais, maintenant que le danger devenait pressant et se définissait mieux, il lui fallait joindre son mari.
Le groupe des Indiens survivants se scinda en deux. Six d'entre eux s'occuperaient de la sépulture des morts en attendant qu'on puisse les ramener chez eux. Ils joindraient un village proche d'une tribu parente afin d'y trouver des pirogues et d'aller en la presqu'île porter les mauvaises nouvelles.
Uniacké et son lieutenant suivraient l'Abénakis Piksarett qui promettait de les conduire sur le chemin de la vengeance. Angélique fut satisfaite d'entendre Piksarett affirmer que la première chose à faire était de trouver l'homme-du-tonnerre, c'est-à-dire Joffrey, qui possédait des terres depuis l'entrée de la Baie Française jusqu'aux sources du Kennebec.
– Ses ennemis sont aujourd'hui nos ennemis. Il les poursuit. Il est en ce moment devant Shédiac avec Skoudoum et Matéconando. Il possède des navires, des armes, de la ruse et du savoir. Allions-nous à lui et recevons ses conseils, avant de faire campagne contre ceux qui viennent de tuer ton frère de sang, Uniacké car, en vérité, il faut être prudent, mes frères. Je ne sais à quelle espèce ils appartiennent ces Blancs qui tuent. Ni Anglais, ni Français, ni pirates, ni malouins... Ils ont un navire, peut-être deux. (Il baissa la voix pour conclure.)... Et aussi... Je crois qu'ils sont possédés par des esprits mauvais.
Elle remarquait d'ailleurs que les yeux fureteurs de Piksarett ne cessaient d'être en alerte. Lui, le sauvage mystique, avait le sens inné de ces menaces cachées, de ces dangers sournois s'avançant à l'abri d'apparences anodines. Elle se souvenait de sa brusque volte-face, lorsqu'il était venu demander sa rançon à Gouldsboro, la façon dont il s'était mis à regarder autour de lui, comme s'il flairait l'approche d'une bête malfaisante : « Prends garde », lui avait-il dit. Un danger est sur toi ! » Et il s'était « enfui » !... avaient dit Jérôme et Michel... sur quelle piste s'était-il lancé ensuite ? Il semblait qu'elle l'eût mené où il fallait, puisqu'il avait surgi à l'heure où le piège qu'elle n'avait pas, elle, Angélique, décelé à temps se refermait sur elle.
Désormais, elle se sentit rassérénée de se trouver en sa compagnie et sous sa sauvegarde.
Ce fut avec courage qu'elle le suivit lorsqu'il s'enfonça vers la forêt, avec les Mic-Macs. Piksarett, ce Peau-Rouge, lui, savait déjà beaucoup de choses, et s'il ne pouvait les lui communiquer, parce qu'il était averti par un sens particulier et indéfinissable, elle pouvait, au moins, lui faire confiance. Et, dans l'expectative où elle se trouvait, elle commençait à comprendre que c'était de ces pouvoirs-là qu'elle avait besoin car l'angoisse qu'elle ressentait surtout depuis Port-Royal était moins physique – encore qu'elle sût maintenant qu'on en voulait à sa vie – que morale, venant du sentiment qu'on cherchait à atteindre et à détruire en elle quelque chose de plus précieux que la vie.
Ses ennemis avaient-ils été à Port-Royal ? Comme « ils » avaient été à Gouldsboro, contre toute vraisemblance ?
Avant de quitter la grève, les Indiens furetèrent une fois encore avec prudence à travers les rochers. Ils trouvèrent des objets ayant appartenu aux passagers de la chaloupe, entre autres le sac d'Angélique et ses souliers. Cela la réconforta. Son sac, à part son nécessaire d'écaille, ne contenait rien de bien précieux, mais lorsqu'on est naufragée sur une grève perdue tout est utile. Elle essora ce qu'elle put. On mettrait le reste à sécher plus tard. Elle avait emporté, dans l'intention de le montrer à Joffrey lorsqu'elle le joindrait, la taie écarlate tachée et percée d'Abigaël. Elle se félicita de n'avoir pas perdu ce témoignage important de faits suspects.
*****
Dès qu'on s'éloignait du rivage, les terres stagnaient dans un air immobile, secret. Une chaleur intense, sans un souffle. C'était, déjà, la fin de l'été. Avant l'automne glorieux. Une sécheresse agressive commençait à faire crépiter les sous-bois. Bientôt les incendies s'allumeraient, qui mêlent leurs flammes pourpres et écarlates à l'écarlate et à la pourpre des arbres.
Pour lors, la forêt gardait encore sa vêture d'émeraude, des cèdres, des épinettes et les parfums exacerbés de ses résines et de ses mille arbres fruitiers, sauvages.
Piksarett guida ses compagnons hors des pistes villageoises. Aucun des trois sauvages ne paraissait désireux de rencontrer les naturels du pays, ces Malécites aux yeux verts, que leur consanguinité ancestrale avec les pêcheurs bretons, voire avec les Vikings, premiers découvreurs de ces terres, rendait hâbleurs et vénaux, trop habitués de trafiquer avec les navires et à se livrer à des beuveries meurtrières. Vers midi, ils débouchèrent dans une clairière encombrée d'herbes et de buissons qu'ils durent quelque peu débroussailler du tranchant de leurs couteaux avant de découvrir trois ou quatre grandes chaudières de bois, en lisière des arbres.
– Je vous l'avais dit que nous pourrions festoyer, dit Piksarett, très satisfait.
– Toi, un Patsuikett de la rivière Merrimac, tu connais le pays mieux que nous qui en sommes pourtant voisins, reconnurent les Mic-Macs.
– Jadis la terre entière appartenait aux Enfants de l'Aurore, déclara Piksarett qui ne craignait pas l'exagération. Nous en gardons le souvenir dans notre sang. C'est lui qui nous guide vers ces lieux où jadis nos ancêtres festoyaient. Depuis, les Blancs sont venus. Nous avons des chaudières de fonte à transporter en nos voyages, mais aussi nos territoires se sont rétrécis comme une peau de chevreuil mal passée.
Jadis les Indiens fabriquaient, en les creusant au feu dans des souches d'arbres tronquées, ces cuves pour y cuire leur sagamité. On y versait de l'eau, on y jetait des galets brûlants, l'eau bouillait. Alors on ajoutait le maïs, le poisson ou les viandes, la graisse, les petits fruits des bois. Les tribus errantes connaissaient l'emplacement de ces chaudières de bois à travers le territoire. Retenus par la nécessité de demeurer à proximité, les peuples étaient plus stables.
En cours de route, les Indiens avaient tué un caribou. Ils en firent cuire les os pour obtenir de la graisse blanche à emporter dans leur voyage. Ils cuisinèrent à part l'estomac et son contenu qui se présentait sous l'apparence d'une pâte d'un jaune verdâtre. C'était un mets à la saveur un peu amère, à cause des feuilles des petits saules que le caribou mange l'été.
Angélique ne se résigna pas à y goûter. Elle était assise, le dos appuyé à un arbre. Elle était épuisée et, malgré la marche et la chaleur, elle continuait d'avoir froid. C'était intérieur. Après sa baignade à Monégan, le père de Vernon l'avait obligée à manger une assiette de soupe chaude. Il lui semblait qu'elle n'avait jamais rien mangé de si bon. Maintenant, il était mort, lui aussi. Brusquement, jaillie de cette pensée comme ces petits serpents cruels qui ne cessaient de l'assaillir désormais, elle vit cette mort sous un autre angle.
– Lorsque la nouvelle se saura, on dira : « Savez-vous à Gouldsboro, ils ont assassiné un Jésuite, le père de Vernon... Quelle chose affreuse ! Ce comte de Peyrac ne recule devant rien... »
Quel barrage opposer à de tels ragots que soutenait la vraisemblance ?
Elle frissonna derechef. Pour se réchauffer, elle glissa ses mains dans les poches de la casaque qui la revêtait. C'était la dépouille d'un de ces inconnus sans visage qui les poursuivaient. Au fond d'une des poches, elle sentit quelques menus objets. Il y avait une râpe à tabac, de la pacotille pour les Indiens, dans l'autre un papier plié qu'elle ramena au jour.
Une feuille d'un parchemin raffiné – elle aurait juré qu'il en émanait un léger parfum – où étaient écrites quelques lignes. L'écriture, à elle seule, inspirait l'effroi. Angélique n'aurait su dire si la main qui l'avait tracée était celle d'un homme ou d'une femme, d'un être cultivé ou vulgaire, un fou ou un esprit rassis, car il en émanait à la fois une impression de puissance virile et de préciosité féminine, les élans de l'orgueil comme des griffes projetées et les circonvolutions de la ruse, les bavures épaisses de la sensualité alliée à la grâce générale des lettres, trahissant chez le scripteur l'habitude de manier la plume.
Elle lut :
Semez le malheur sur ses pas afin qu'on l'en accuse.
Puis, plus bas :
Ce soir, je t'attendrai, si tu es sage...
Quelque chose de malsain et d'effrayant se dégageait de ces mots.
La signature était illisible. Les lettres indéchiffrables s'entrelaçaient, paraissant ébaucher la silhouette d'un animal hideux. Il parut à Angélique qu'elle avait déjà vu ce signe quelque part. Mais où ?
Elle tenait la feuille à deux doigts, résistant à son envie de la jeter au feu, pour s'en purifier