Chapitre 8
Comment cette lettre était-elle tombée entre les mains de la duchesse de Maudribourg ? Avait-elle fait poursuivre, tuer l'enfant suédois, porteur de ce message d'outre-tombe du grand jésuite ? Pourquoi avait-elle voulu s'en emparer à tout prix ? Pourquoi le conservait-elle par-devers elle ? Quel secret d'une importance extrême contenaient ces lignes qu'Angélique n'avait pu lire jusqu'au bout ?
Aux premiers mots, sous le coup de l'émotion pénible, elle n'avait pu poursuivre sa lecture, elle avait posé la missive sur la table et, à ce moment, Ambroisine était entrée dans la chambre et l'enfant messager s'était enfui. Combien de fois par la suite s'était-elle reproché sa sensibilité impulsive qui l'avait détournée de connaître aussitôt la teneur entière de cette épître, dont peut-être dépendait leur sort à tous ?
Une des raisons qui l'avaient poussée à essayer de rejoindre Peyrac au plus tôt, au lieu de l'attendre sagement à Gouldsboro, ç'avait été la hantise de cette lettre disparue, qui semblait l'accuser de façon dangereuse et irréparable, et qui risquait d'atteindre son implacable destinataire, le père d'Orgeval, avant qu'elle-même et son mari aient pu établir un plan de défense contre d'aussi affreuses calomnies.
Mais maintenant qu'elle l'avait retrouvée ici, dans l'antre de la Démone, elle s'apercevait qu'un lent travail s'était fait en elle, la guidant insensiblement à comprendre le sens caché des mots écrits par le jésuite, mots qui, au premier abord, lui avaient déchiré le cœur, comme lui révélant la trahison, à son endroit, d'un ami sûr... d'un ami cher...
Serrant contre elle son précieux butin, le pourpoint de velours vert et la lettre du père de Vernon, Angélique regagna furtivement sa propre habitation. Elle s'y barricada et, posant le vêtement de Joffrey sur la table près d'elle, elle déplia les feuillets de la lettre épaisse, qui, durcis par la sécheresse, crissèrent dans le silence de la cahute.
Ses yeux aussitôt reconnurent les mots déjà lus.
Oui, mon père, vous aviez raison... la Démone est à Gouldsboro... y faisant régner une atmosphère de désordre, de luxure et de crimes...
Mais cette fois la haute écriture élégante du jésuite ne lui parut pas hostile et accusatrice. L'ami était là, devant elle. De ces lignes tracées, émanait la vérité de sa personne, à la fois distante, froide et chaleureuse. Par cette lettre qu'elle tenait à nouveau entre ses mains, elle comprit qu'il allait lui parler à mi-voix, lui communiquer, en confidence, son terrible secret. Puisque sa lettre portant son suprême message n'avait pu parvenir à celui auquel elle était adressée, le père de Vernon la lui remettait à elle, Angélique, la comtesse de Peyrac, comme il avait essayé de la lui remettre au moment de sa mort. « La lettre... pour le père d'Orgeval... il ne faut pas qu'elle... »
Elle comprenait maintenant le sens de ses mots suprêmes. Rassemblant ses dernières forces, il voulait supplier : « Il ne faut pas qu'elle s'en empare. La Démone... Veillez-y, madame. Moi seul connais la vérité et si elle s'en empare, elle l'étouffera... Et le Mal et le Mensonge continueront d'égarer les esprits, de plonger les êtres dans le malheur et dans le péché... En ces quelques jours à Gouldsboro, frappé d'effroi sous l'intuition qui m'assaillait, j'ai mis toute ma science mystique et ma volonté de bien à découvrir cette vérité... Et l'ayant découverte, dévoilée, dénoncée par cet écrit, voici que je meurs sans avoir pu la faire éclater au grand jour... Essayez, madame, de prendre de vitesse ces démons... Cette lettre... pour le père d'Orgeval... il ne faut pas qu'elle... »
C'était comme s'il lui avait expliqué tout cela, tout bas, assis à ses côtés. Alors, rassemblant ses forces, et presque pieusement, Angélique entreprit de lire la suite des lignes qu'elle n'avait pas eu le temps de déchiffrer naguère.
– Oui, mon père, vous avez raison. La Démone est à Gouldsboro...
« ... Épouvantable femme en vérité... cachant l'instinct et la science de tous les vices sous une apparence de charme, d'intelligence et même de dévotion qui s'emploie à perdre ceux qui l'approchent comme la fleur carnivore des forêts américaines se pare de couleurs et d'odeurs suaves pour mieux attirer les insectes ou oiseaux qu'elle veut dévorer. N'hésitant pas devant le sacrilège. S'approchant des sacrements en état de péché mortel, mentant en confession, allant jusqu'à induire en tentation les ministres de Dieu revêtus de la robe sacerdotale. Je n'ai pu déterminer si elle est victime de ce qu'on appelle en théologie l'obsession, c'est-à-dire : tracasserie des démons extérieurs à l'âme et la personne et qui la font agir presque inconsciemment, état qui s'apparente et peut se confondre avec la folie, ou s'il s'agit d'un cas relativement commun de possession, les démons entrant dans le corps et l'esprit d'un être humain et s'emparant de sa personnalité, ou enfin, cas plus rare et redoutable, celui de l'incarnation d'un esprit mauvais, d'un démon émané de l'Arbre Séphirothique, proche de l'un des sept principes noirs de la Gouliphah, succube en l'occurrence et qui aurait reçu le pouvoir de s'incarner afin de pouvoir habiter quelque temps parmi les humains et semer parmi eux la destruction et le péché5
« Encore que comme moi vous le savez ce cas soit rare, il n'est pas à exclure en l'affaire qui nous occupe car il corrobore plus exactement votre propre opinion, mon père, sur ce sujet qui a été depuis environ près de deux années votre principal souci et correspondrait également aux révélations de la visionnaire de Québec dont vous avez été saisi à cette époque.
« Menace de l'apparition prochaine d'un démon succube dans les territoires de l'Acadie. Votre vigilance pour ce pays qui vous est cher vous obligeait à ne pas négliger un tel avertissement, à vous attacher à l'interprétation de cette vision, à en rechercher les signes prémonitoires, à ne pas renoncer, en somme, à suivre à la piste comme nous sommes obligés de le faire en forêt, les traces du phénomène, sa venue, son déploiement possible.
« Cette piste vous a mené jusqu'à Gouldsboro. Établissement récent, sur les côtes de Pentagoët, mais créé subitement et presque à notre insu par un gentilhomme d'aventure ne relevant d'aucune bannière et plus ou moins allié des Anglais. Enquête menée par vos soins, il s'avéra qu'il était d'origine française et de haut rang, mais banni du royaume pour crimes anciens de sorcellerie. Tout concordait. Puis une femme apparut à ses côtés, belle, séductrice. Le doute n'était plus possible...
« Éloigné quelques mois des lieux par ma mission en Nouvelle-Angleterre, je n'avais pas suivi le développement de cette affaire et je devine que c'est sans doute à cause précisément de mon ignorance, pourrais-je dire de mon indifférence à ce sujet, et qui me laissait plus libre de mon jugement, sans parti pris, sans idée préconçue et avis passionné, que vous m'avez chargé « au débotté », lorsque je parvenais avec mon voilier dans les eaux acadiennes, de vérifier vos conclusions de visu, et de vous en faire le procès-verbal complet, tranchant non seulement sur l'exacte portée politique des faits qui se déroulaient à Gouldsboro, mais aussi sur la véritable identité mystique des antagonistes. Vous me conseilliez de me rendre à Gouldsboro, de rencontrer personnellement ces gens, de les observer et de les sonder et, mon opinion faite, de vous la communiquer sans fards et dans le détail.
« Me voici donc une fois de plus ce soir, à Gouldsboro, où je viens de résider plusieurs jours, et après quelques semaines d'enquêtes et d'observation attentive, priant l'Esprit-Saint de m'éclairer en toute lucidité et justice, vous rédigeant mon rapport, et vous affirmant – hélas ! – oui, mon père, les avertissements du ciel, et vos propres appréhensions ne vous ont pas trompé. La Démone est à Gouldsboro. Je l'y ai vue. Je l'y ai abordée. J'ai frémi de croiser son regard où tremblaient comme de fugitives lueurs de haine, lorsqu'il rencontrait le mien. Vous connaissez l'instinct subtil et divinatoire de tels êtres à notre égard, nous les soldats du Christ, qui avons mission de les débusquer et possédons les armes nécessaires pour ce faire.
« Ceci posé, je dois maintenant, mon très cher père, me livrer à une sorte de rétablissement de la situation auquel je ne vous sens pas préparé, ce qui me fait craindre que, recevant mon témoignage dans sa brutalité, vous n'ayez tendance à l'écarter comme le fruit d'un état d'égarement passager... »
– Oh ! ces jésuites ! avec leurs circonlocutions ! s'impatienta Angélique.
Elle se retenait de sauter les lignes et de tourner les pages sans les avoir entièrement parcourues afin de parvenir plus vite à la conclusion. Son cœur battait à se rompre.
Il exagérait, ce Merwin, avec ses précautions oratoires. Il ne se rendait pas compte qu'Ambroisine allait bientôt revenir de la messe, avec toute sa troupe, qu'elle s'apercevrait que l'on avait fouillé ses affaires, que la lettre qu'elle conservait avait été subtilisée.
Angélique se maîtrisa. Elle devait tout lire sans en passer un seul mot, car tout avait une extrême importance, rien ne devait demeurer imprécis, et elle comprenait malgré tout les atermoiements du jésuite car il lui avait été dévolu de statuer sur une mystification diabolique, sur le renversement d'apparences inattaquables et même un esprit supérieur se laisse difficilement persuader qu'il a été dupe de ses propres passions, lorsqu'il les a crues justifiées par la nécessité du Bien. Or, elle le sentait, c'est ce qu'entreprenait le père de Vernon vis-à-vis de son interlocuteur, ce très remarquable et redoutable père d'Orgeval, leur ennemi irréductible, à elle surtout, et dont elle ne pouvait oublier qu'il était lui aussi présent en ce dialogue, puisque c'est à lui que n'avait cessé de s'adresser Merwin tandis que sa plume à la fois incorruptible et prudente courait sur le papier. Il ne devait pas ignorer certains aspects du caractère de son supérieur, puisqu'il émettait la crainte que celui-ci recevant son témoignage dans sa brutalité « ne l'écartât comme le fruit d'un égarement passager dû à la faiblesse humaine dont nous sommes tous susceptibles d'être un jour les victimes ». « Aussi vous demanderais-je, mon très cher père, continuait-il, de bien vouloir vous souvenir de l'équité dont j'ai toujours cherché à faire preuve dans les diverses missions dont vous m'avez chargé depuis plusieurs années tant aux Iroquois qu'en Nouvelle-Angleterre, tant auprès du gouvernement de Québec qu'à Versailles ou à Londres.
« Réprouvant l'outrance, l'enthousiasme, les prémonitions, j'ai toujours cherché à présenter les faits dans leur contexte actuel, ne me basant que sur mes observations personnelles, et aidé, je le répète, de l'Esprit-Saint auquel je ne cesse d'adresser chaque jour de nombreuses oraisons, le priant de me rendre clairvoyant à la seule vérité.
« Ainsi vous nommerais-je aujourd'hui celle qui m'est apparue comme l'instrument de Satan parmi nous, avec la nette conscience que je n'ai d'autre devoir envers vous que de vous livrer cette vérité nue et claire, telle que vous m'avez demandé de l'exprimer et telle qu'elle m'est apparue selon l'évidence et bien que je ne puisse me dissimuler le désordre que mes déclarations vont entraîner. Et pour commencer, vos propres doutes à mon égard. Je n'ignore pas que vous attendez sous ma plume un nom. Or, ce n'est pas celui-là que je vous livrerai.
« Lorsque vous m'avez fait parvenir vos instructions au sujet de cette nouvelle mission, vous me priiez d'essayer de retrouver Mme de Peyrac, qui vous avait échappé à Newehewanick mais que vous pensiez errant du côté de Casco. Je n'ignorais pas que votre conviction était faite au sujet de l'épouse de celui qui est désormais le maître de Gouldsboro et d'une bonne partie des terres d'Acadie depuis le Haut-Kennebec jusqu'au delà du mont Désert.
« Tout chez Mme de Peyrac, la réputation de beauté, de charme, d'esprit, de séduction, concordait à la désigner comme celle dont vous craigniez l'empire néfaste sur votre œuvre. J'étais moi-même disposé à incliner en ce sens et, non sans curiosité, je l'avoue, de m'assurer de sa personne afin de pouvoir l'observer de près et à loisir. Aidé par le hasard et quelques complicités je pus assez rapidement la retrouver. Je la pris à mon bord. Au cours des quelques jours de voyage qui suivirent, il fut simple pour moi d'établir mon jugement. Une barque, isolée sur la mer, est un lieu clos où il n'est guère facile à ceux qui l'habitent de feindre et de ne pas se montrer sous son jour réel. Tôt ou tard l'éclair surgit qui révèle le fond des âmes.
« Mme de Peyrac m'est apparue comme une personnalité féminine certes hors du commun, mais vivante, saine, courageuse, indépendante sans forfanterie, intelligente sans ostentation. Elle a des gestes et des attitudes d'une liberté étrange et séduisante. Cependant l'on ne peut découvrir dans l'intention qui les dicte que l'expression d'un sentiment naturel à vivre selon ses goûts et son tempérament personnel qui est sociable, porté à la gaieté et à l'action.
« Ainsi j'ai mieux compris comment elle pouvait retenir le dévouement des sauvages, entre autres l'Iroquois Outtaké, ce fauve intraitable, et surtout le Narrangasett Piksarett, des caprices duquel votre campagne guerrière a tant pâti. Ni maléfices ni intentions dépravées m'a-t-il semblé dans ces attachements insolites. Mme de Peyrac amuse et intéresse les Indiens par sa vivacité, son habileté aux armes, sa science des plantes, ses raisonnements spécieux, qui ne le cèdent en rien dans la fantaisie et le retors avec ceux de nos messires de sauvages que nous ne connaissons que trop bien.
« Le fait qu'elle parle déjà quelques langues indiennes, ainsi qu'assez bien l'anglais et l'arabe, ne m'a pas paru chez elle un signe de diabolisme comme on pourrait le faire remarquer, mais le fait d'un esprit doué sur ce point, curieux de communiquer avec ses semblables, soucieux de s'instruire et de faire l'effort nécessaire pour y parvenir. Ce pour quoi, il faut le reconnaître, bien peu de femmes ont le goût, selon les effets d'une paresse d'esprit inhérente à leur sexe et aussi à la matérialité de trop de tâches qui leur sont assignées.
« En résumé, qu'elle échappât à la loi commune ne m'a pas paru pour autant la désigner comme ennemie du bien et de la vertu.
« Parvenu à Pentagoët je ne crus pas devoir la retenir et la laissai regagner Gouldsboro. Je m'y rendis moi-même la semaine suivante. C'est alors que je rencontrai la Démone... »
Angélique fit une pause le cœur battant à se rompre, tourna la dernière page de cette longue missive. Elle était si absorbée et en suspens qu'elle comprenait à peine que c'était d'elle que le père de Vernon venait de parler en ces lignes qu'elle venait de parcourir et où transparaissait comme le souffle d'un amour pour elle.
Quelque chose d'incertain, d'informulé, de profond et d'attendri, qui prenait valeur d'aveu, à être prononcé par cette voix d'outre-tombe. Et bouleversée, elle éprouvait un sentiment de douceur déchirante.
– Oh ! Jack Merwin ! Oh ! Mon pauvre ami ! murmurait-elle.
Elle n'aurait jamais dû douter de lui. C'était indigne de sa part. Elle en était cruellement punie par les remords qui l'assaillaient. L'autre fois, parcourant les premières lignes de cette lettre, elle avait eu peur d'affronter une vérité trop cruelle. Elle s'était laissé émouvoir, effrayée. Son hésitation, sa défaillance, cela avait été le iota, la marge de temps infime qui avait décidé de la vie et de la mort d'un enfant innocent, le pauvre petit messager du prêtre mort, et de la victoire de l'esprit mauvais, sur le justicier attaché à ses pas, et qui le dénonçait dans cette même lettre qu'elle avait craint de parcourir plus avant, de fuir, d'y voir sa condamnation à elle.
Joffrey le disait souvent. « Il ne faut jamais avoir peur... de rien. »
Aujourd'hui le drame se dénouait, s'inscrivait sous ses yeux.
« Qui est-elle, me direz-vous, si ce n'est Mme de Peyrac ?
« Eh bien ! voici. Récemment un naufrage a jeté sur les côtes une noble dame bienfaitrice se rendant au Canada avec quelques jeunes femmes et filles à marier. C'est elle que je vous désigne comme cet être redoutable, suscité du fond des enfers, pour notre malheur et notre perdition.
« Son nom ? Il vous est connu.
« C'est la duchesse de Maudribourg.
« Je n'ignore pas qu'elle est votre pénitente depuis de longues années, et même de votre parenté, et j'avais ouï-dire que vous l'encouragiez à venir en Nouvelle-France et à mettre son énorme fortune à la disposition de nos œuvres de conversion et d'expansion de la très sainte religion catholique.
« Mais la surprise a été de la découvrir là et, très vite, de percer à jour sa redoutable perversion. Or, elle me dit être mandatée par vous pour abattre la superbe et l'insolence de vos ennemis personnifiés, le comte et la comtesse de Peyrac, et qu'elle se trouvait en ces lieux sur vos ordres pour une mission sainte en laquelle je devais la soutenir... »
– Quoi ? Quoi donc ? Ah ! Voilà du nouveau, s'écria Angélique stupéfaite. Et réalisant simultanément que l'on tambourinait à sa porte depuis un bon moment, elle replia la lettre et la glissa dans son corsage. Machinalement, elle alla ouvrir, et regarda rêveusement le marquis de Villedavray qui gesticulait devant elle. Comme un pantin en délire.
– Êtes-vous passée de vie à trépas ou jouez-vous à me faire mourir de frayeur ? fulmina-t-il, j'ai failli défoncer la porte...
– Je me reposais, dit-elle.
Elle hésitait à lui parler immédiatement de la lettre retrouvée, la révélation qu'elle venait d'avoir subitement d'une collusion possible entre ce père d'Orgeval, acharné à les écarter, et la grande dame corrompue, arrivant d'Europe sous des dehors de bienfaisance, jetait un jour nouveau sur le rôle de celle-ci et le hasard étonnant qui l'avait amenée dans les parages de Gouldsboro...
Villedavray entra suivi de deux de ses hommes portant son hamac de coton des Caraïbes. Il fit accrocher celui-ci aux poutrelles.
– On m'a logé dans une cambuse, expliqua-t-il. Je ne peux m'y retourner, encore moins y suspendre mon hamac. Je viendrai faire la sieste chez vous. De toute façon, il vaut mieux que nous ne nous séparions pas trop.
Angélique le laissa s'installer et partit à la recherche de Cantor. Ici, c'était comme à Port-Royal. On avait l'air de vivre le plus naturellement du monde. Un établissement français de la côte, aux derniers jours de l'été. Des pêcheurs saisonniers, des Indiens apportant des fourrures, quelques fermes, la forêt derrière, des allées et venues, des gens qui passaient apportaient des nouvelles, repartaient, d'autres qui campaient en attendant l'arrivée d'un navire, la possibilité d'un départ pour l'Europe ou pour Québec. On commerçait, on devisait, on faisait des plans, des projets, le milieu du jour endormait tout le monde, le soir, au contraire, suscitait une animation un peu factice, dans une réaction d'oublier qu'on était loin des siens, sur un continent sauvage. On allumait des feux sur la plage, les pipes se bourraient, Nicolas Parys tenait table ouverte, tandis que la ritournelle d'un biniou breton s'élevait quelque part dans l'obscurité. Tard dans la nuit, on entendrait des matelots revenir, saouls, du village indien.
On paraissait réunis entre braves gens, liés par la promiscuité de l'exil.
Comme à Port-Royal, Angélique retrouvait l'impression de s'être isolée des siens, de porter seule la charge d'un secret incommunicable. Par moments, elle aurait cru rêver, sans cette lettre du père jésuite, qu'elle portait dissimulée dans son corsage et dont la gêne lui rappelait d'étranges et catégoriques affirmations : « Un esprit succube exercé au mal... son nom vous est connu... c'est la duchesse de Maudribourg... elle se dit mandatée par vous... »
Ambroisine chargée par le père d'Orgeval de circonvenir « par l'intérieur les dangereux conquérants des rives de l'Acadie, installés à Gouldsboro... Ce n'est pas elle pourtant qui avait pu l'égarer à Houssnock, ni l'envoyer au rendez-vous de l'îlot du Vieux-Navire. Alors ? Elle avait des complices. Et, fiévreusement, Angélique rassemblait les éléments qui lui permettaient cette thèse qu'Ambroisine n'agissait pas seule, qu'elle n'était que l'âme, l'instigatrice de cette vaste cabale montée pour les abattre et les achever sans rémission. Alors il fallait admettre que tout ou presque tout ce qui était arrivé au cours de cet été maudit avait été préparé intentionnellement pour atteindre ce but, même La Licorne venant se briser intentionnellement sur les rivages de Gouldsboro. Démentiel ! Ambroisine était à bord, elle n'aurait pas couru un tel risque, si folle qu'elle fût... Les Filles du roi ne se seraient pas laissé immoler ainsi... Il fallait tout de même se souvenir que les malheureuses n'avaient été sauvées que in extremis et une partie de l'équipage avait été massacrée, l'autre noyée...
Quels étaient les survivants de l'équipage ? Le mousse et le capitaine. Job Simon qui le premier avait dénoncé l'attentat, criant que des naufrageurs les avaient attirés sur des récifs et achevés à coups de gourdin... Son désespoir, devant la perte de son navire, n'était pas feint. Mais à son sujet il restait un fait inexplicable. C'est que ce capitaine de navire ne parût pas réaliser l'erreur qu'il avait commise, en se retrouvant dans la Baie Française alors qu'il était censé se diriger sur Québec. N'était-il pas fou, lui aussi ? Le regardant déambuler au loin, en balançant ses longs bras, dégingandé et voûté, sa hure puissante tendue en avant comme s'il cherchait en vain quelque chose et branlant du chef de temps à autre, Angélique se le demanda. Tous ces pauvres gens paraissaient désormais trop gravement touchés par leurs malheurs. Et c'était faux, comme elle en avait eu l'impression tout à l'heure, que les apparences demeurassent sereines et normales. Les yeux, comme dessillés, notaient l'expression hagarde, ou soupçonneuse, ou effrayée de certains regards, des pâleurs, des traits, creusés, des rides soudain sugies au coin de lèvres amères, une volonté de silence, un air de hantise, ou bien une hostilité sourde qui se traduisait par des dos tournés sur son passage ou, au contraire, des regards la suivant avec trop d'insistance.
Elle parcourut l'établissement de part et d'autre, à la fois consciente de l'atmosphère, mais aussi indifférente car son esprit était occupé par un problème plus taraudant. Elle ne trouva pas Cantor. Après avoir longé la plage, elle remonta vers le hameau. Les maisons étaient groupées autour d'une sorte de placette d'où l'on pouvait voir plus loin sur l'horizon. Elle s'arrêta la main en auvent sur les yeux, avec l'espoir craintif d'apercevoir sur l'étendue pailletée d'or de la mer, une mer couleur de miel et comme déjà touchée par la mélancolie de l'automne, une voile qui grandirait se dirigeant vers l'entrée de la Baie. Mais l'horizon était vide.
En se retournant, elle vit Ambroisine arrêtée derrière elle.
Les yeux de la duchesse étincelaient.
– Vous vous êtes permis de fouiller dans mes bagages, dit celle-ci, d'une voix métallique et frémissante. Bravo ! Ce ne sont pas les scrupules qui vous étouffent !
Angélique haussa les épaules.
– Des scrupules ? Avec vous ?... Vous plaisantez.
Elle comprenait, à voir se pincer et frémir le nez délicat de la jeune veuve, sous l'effet de la colère, qu'elle avait trompé celle-ci dans ses estimations habituelles. Choisissant souvent ses victimes parmi des gens de bonne compagnie, des esprits élevés, disposés à voir en leur prochain le meilleur, elle comptait sur leur délicatesse native et les réactions de leur éducation pour les duper impunément, et basait son action sur leur incapacité à user pour leur défense de vils moyens qu'elle employait elle-même pour l'attaque : mensonge, calomnie, indiscrétion...
Or, elle commençait à comprendre qu'elle avait rencontré en Angélique une hermine qui ne craignait pas les taches de boue.
– Vous avez pris cette lettre, n'est-ce pas ?
– Quelle lettre ?
– Celle du jésuite, du père de Vernon ?
Angélique l'observa en silence comme si elle voulait donner à ses pensées le temps de la réflexion.
– Voulez-vous dire que vous aviez cette lettre en votre possession ? Comment cela est-il possible ? Ainsi vous ne reculez devant rien. Vous avez fait tuer l'enfant qui me l'avait apportée, n'est-ce pas ? Vous l'avez fait tuer par vos complices ? Je me souviens maintenant : il cherchait à se faire entendre, il disait : « « Ils » me suivent, « ils » veulent me tuer, pour l'amour du ciel, aidez-moi... » Et moi je ne l'écoutais pas ! Pauvre enfant !... Jamais je ne me le pardonnerai... Vous l'avez fait assassiner !...
– Mais vous êtes folle ! s'écria Ambroisine d'un ton suraigu, que me baillez-vous là avec cette histoire de complices ? C'est la deuxième fois... Je n'ai pas de complices...
– Alors comment cette lettre a-t-elle pu parvenir entre vos mains ?
– La lettre était sur la table entre nous. Je l'ai prise, c'est tout...
C'était vraisemblable.
« Mais pourquoi l'enfant s'est-il enfui ? pensait Angélique, quand elle est entrée... Il avait peur d'elle comme le petit chat... Il savait qu'elle était habitée par le mal ; mais où est-il maintenant ? »
Elle songeait au petit Abbial, à l'enfant suédois qui était venu lui demander secours après la disparition de son bienfaiteur. Impardonnable !
– Vous avez cette lettre, j'en suis certaine, reprit Ambroisine, mais tant pis pour vous. Ne croyez pas qu'elle pourra vous servir de quelque façon que ce soit contre moi. Le jésuite est mort. Les paroles d'un mort sont toujours sujettes à caution. Je dirai que vous l'aviez envoûté, que vous lui avez soufflé cette lettre pour me perdre parce que moi j'étais sur le point de dénoncer les turpitudes qui régnaient à Gouldsboro, je dirai que vous l'aviez débauché, qu'il était votre amant... Et c'est vrai qu'il vous aimait ! Cela éclatait aux yeux. Je dirai que quand vous avez eu cette lettre truquée en votre possession et certaine de vous disculper par ce témoignage, vous l'avez fait assassiner à Gouldsboro, dans votre repaire de bandits et d'hérétiques, qui sait de quelle façon il est mort, là-bas ? Quel témoin croira-t-on parmi eux qui se présenteront ? Sinon moi-même qui étais présente alors. Qui pourra raconter à Québec comment j'ai vu un horrible Anglais se jeter sur le malheureux ecclésiastique et le tuer sauvagement tandis que la foule, et vous-même au premier rang, l'encouragiez de vos cris et de vos rires dans son forfait... Je dirai combien je suis restée frappée d'avoir assisté à un pareil spectacle et quelle difficulté j'ai eue à quitter ces lieux maudits, sur lesquels vous régniez, sans risquer moi-même de perdre la vie...
Elle eut un geste de sa main gracieuse et qui semblait inviter Angélique à assembler autour d'elles les habitants de Tidmagouche.
– Allez-y... Désignez-moi !... Criez, voici la Démone !... C'est la duchesse de Maudribourg... Je vous la dénonce expressément... Qui vous croira ? Qui vous soutiendra ?... Votre légende est déjà bien accréditée chez ces Français du Canada ou d'ailleurs, et je n'ai point manqué depuis que je suis ici d'y ajouter quelques détails piquants... À leurs yeux, vous êtes impie, dangereuse, malfaisante, et jusqu'à présent votre conduite n'est point venue m'apporter de démenti... Vous êtes sortie des bois accompagnée de vos sauvages, vous vous êtes acoquinée avec ce Villedavray. qui est haï et considéré comme le plus grand voleur qu'on ait jamais eu comme gouverneur dans la région, et... Vous a-t-on vue au Saint-Sacrifice de la messe, ce matin ?... Moi, j'y étais...
Elle secoua la tête avec un rire léger.
– ... Non, madame de Peyrac... Cette fois, votre beauté ne vous sauvera pas. Ma position est trop forte... Si loin que vous alliez brandir votre lettre à Québec ou ailleurs... Entre vous et moi, c'est moi que Sébastien d'Orgeval croira.
– Vous connaissez donc le père d'Orgeval ? interrogea Angélique.
Ambroisine tapa du pied avec rage.
– Vous le savez parfaitement puisque vous l'avez lu. N'essayez pas de jouer au plus fin avec moi, vous ne gagneriez pas.
Elle tendit la main.
– Rendez-moi cette lettre.
Les yeux étincelaient et lançaient des flammes. Angélique songea qu'il émanait de sa personne une méchanceté si impérative que des personnes simples et émotives devaient se laisser facilement subjuguer et effrayer lorsqu'elle s'adressait ainsi à elles et lui obéir comme en état second. Elle ne se laissa pas démonter et dit à mi-voix :
– Calmez-vous ! On nous regarde de loin et votre réputation de vertu et de bénignité risque de souffrir de vos petits mouvements d'humeur.
Elle passa devant Ambroisine et regagna sa demeure.
La nuit, s'étant barricadée, elle acheva de lire la lettre du jésuite, à la lueur de la chandelle.
Dans les dernières lignes de sa missive, le père de Vernon avait paru montrer quelque hâte.
« J'aurais d'intéressantes observations à vous communiquer sur l'établissement de Gouldsboro mais la place et le temps me manquent ici. Je vais remettre ma lettre au messager de Saint-Castine. Je vais quitter la place car je ne suis plus en sécurité. Je ne veux pas cependant trop m'éloigner de la région car il me semble que ma présence peut en quelque sorte suspendre dans la mesure du possible les maléfices qui y rôdent. Le mieux serait pour vous d'essayer de me joindre au village de X où je dois trouver le père Damien Jeanrousse. Nous nous concerterons et je vous transmettrai de vive voix les observations sur lesquelles j'ai étayé mes jugements. »
Suivaient des formules de politesse qui malgré une certaine tournure un peu formelle révélaient l'affection et le respect que se portaient mutuellement les deux religieux.
Angélique avait renoncé à parler de cette lettre à son fils et au gouverneur. Elle ne se dissimulait pas qu'Ambroisine avait raison lorsqu'elle disait : « Qui vous croira ? » Qui la croira ? Une telle epître habilement commentée pourrait se retourner contre elle, Angélique. Elle n'en pouvait tirer aucun indice venant étayer sa thèse qu'Ambroisine avait des complices, qu'elle n'agissait pas seule, qu'elle n'était que l'âme, l'esprit dirigeant d'un vaste complot, conçu pour les détruire contre toute raison. Hors d'un certain contexte les déclarations du jésuite paraîtraient folles, inacceptables. Le fruit d'une hypnose. Il n'était plus là pour révéler et pour prouver les faits et déductions qui l'avaient amené à ses conclusions. Les accusations contre Ambroisine paraissaient sans fondement tant au point de vue théologique que politique. Elles portaient contre une personne de haute noblesse, de grand renom et qui avait quelque réputation dans les hautes sphères des sciences religieuses et il semblait qu'elle eût assez habilement partagé ses terrains d'action gardant une réputation irréprochable parmi ceux dont elle voulait le soutien et l'approbation et se déchaînant lorsqu'elle était certaine de pouvoir faire tourner toute délation à son avantage.
Angélique, malgré l'arme qu'elle tenait entre ses mains avec ce témoignage, demeurait en position instable. Mais elle préférait ne pas trop réfléchir et garder ce soir-là le réconfort d'avoir retrouvé avec la lettre du père de Vernon un ami qui, au delà de la mort, veillerait encore à la défendre.