Chapitre 12

– Mon pauvre Wolverines, ils t'ont blessé, disait Cantor en soignant les plaies de son favori, ils disent que tu es un démon ; mais tu n'es qu'une bête innocente. Ce sont eux les démons, eux, les êtres humains.

Il philosophait, agenouillé devant son glouton qu'il avait installé devant le feu pour le panser. Wolverines avait perdu beaucoup de sang mais ses blessures n'étaient que superficielles et il ne tarderait pas à se remettre. Il écoutait Cantor lui parler en le regardant avec beaucoup d'attention et ses prunelles, lorsqu'il n'était pas habité par la nécessité de se défendre et de faire face à un ennemi qu'il fallait terrifier, avaient de profonds reflets mordorés, une mélancolie et comme l'expression anxieuse d'un être muet qui ne peut s'exprimer mais qui comprend.

– Oui, toi, tu comprends, lui disait Cantor en le caressant, toi, tu sais où se trouvent le mal et la folie. J'aurais mieux fait de te laisser dans la forêt plutôt que de t'amener parmi ces bêtes sauvages, les hommes.

– Dans la forêt aussi il aurait péri, fit remarquer Angélique oppressée par l'amertume qui vibrait dans les paroles de son jeune fils. Souviens-toi quand tu l'as trouvé, il était trop jeune pour survivre... Tu ne pouvais faire autrement que de l'élever. C'est une des propriétés de l'homme de pouvoir corriger les lois intransigeantes de la nature.

– Les lois de la nature sont droites et simples, rétorqua Cantor, docte.

– Mais aussi cruelles dans leurs exigences. Ton glouton le sait, il préfère être avec toi parmi les hommes que d'avoir péri misérablement dans la forêt sans sa mère. Cela se voit dans ses yeux.

Cantor considéra pensivement la grosse bête poilue qui, malgré sa lourdeur apparente, pouvait être si vive et si souple.

– Alors ton destin aura donc été de venir parmi nous partager nos vies ? l'interrogea-t-il en regardant Wolverines dans les yeux, dans quel but ? Quel sera ton rôle parmi nous ? Car un glouton ce n'est pas une bête comme les autres et c'est vrai qu'il est habité par un esprit particulier et c'est pour cela que les Indiens le craignent et le haïssent tant. Les coureurs de bois disent que c'est la bête la plus proche de l'intelligence des humains. On dirait qu'il peut les juger selon leur valeur morale et qu'il saisit d'instinct le fond de leur vraie nature. Un glouton saura reconnaître un homme méchant et lui fera mille noises. Perrot m'a raconté qu'un sale individu s'était réfugié dans la forêt. Un glouton du voisinage, dont il avait tué la femelle, l'a pris en haine. Il est allé jusqu'à lui percer ses seaux, lui démolir toutes ses marmites. Que faire sans un seau, sans une cope, l'hiver dans la forêt quand on ne peut même pas faire fondre un peu de neige sur le feu ? L'homme a dû décabaner, regagner avec mille peines les régions habitées. Le glouton ne lui laissait pas un instant de répit. L'homme était comme fou et disait qu'un démon invisible s'était acharné à ses pas.

– Comme c'est intéressant ! lança Villedavray. Il faudrait que je ramène un tel animal à Québec. Ce serait très distrayant.

– N'empêche que Piksarett nous a quittés, dit Angélique. Il a donné comme prétexte qu'il devait joindre Uniacké, mais j'ai senti que l'affaire de Wolverines le troublait. Reviendra-t-il ?

– Il reviendra s'il n'est pas sot. Ce qu'il y a entre les Indiens et le glouton, c'est une rivalité de bêtes des bois acharnées à survivre. Le glouton démolit les pièges sans se faire prendre parce qu'il sait que le piège est destiné à capturer l'animal et à le tuer. C'est une machine de mort qu'il se doit de détruire et même il rend inutilisable la proie déjà piégée afin de punir l'homme et de le décourager de venir en poser d'autres sur son territoire. Naturellement, cela met les Indiens en rage. Car souvent le glouton est le plus fort et certaines places où il règne doivent être abandonnées. On dit qu'elles sont maudites et qu'un démon les défend...

Deviser ainsi les distrayait de soucis plus tragiques. Or, la nuit amenait une trêve. En se barricadant dans les masures, en recommandant des tours de ronde aux veilleurs, les hommes de Villedavray et ceux d'Angélique se partageant la garde, on pouvait goûter, jusqu'au jour prochain, une relative quiétude. Mais le drame récent de Marie-la-Douce, l'incident de Cantor et du glouton qui avait été sur le point de mal tourner, surexcitaient les nerfs et faisaient fuir le sommeil. On jetait dans l'âtre une bourrée de genêts et l'on préférait bavarder jusqu'à une heure tardive, avant de se séparer pour un court sommeil agité.

À l'occasion, Angélique avait montré au marquis le mouchoir brodé d'un griffon qu'elle avait trouvé dans les bagages de la duchesse et il confirma que c'était bien là les armes des Maudribourg. Il prit dans la poche de son gousset une petite loupe pour examiner la broderie.

– Ce travail a dû être exécuté par une ouvrière flamande. Elle a le même sceau sur la doublure du manteau qu'elle porte, près de l'encolure, la broderie des armes est toute d'or et d'argent. Une merveille d'une finesse arachnéenne.

– Le manteau ! s'exclama Angélique. Oui, c'est là, en effet, que j'avais remarqué sans y prendre garde le signe du lion griffu... Mais alors ? Elle serait donc revenue à Gouldsboro avec un manteau marqué des armes des Maudribourg... Elle ne peut plus prétendre qu'il lui a été donné par un capitaine inconnu... Cette fois, tout est clair. Ce sont bien des complices qu'elle va rejoindre dans les îles, auxquels elle donne des ordres.

Elle était tout enfiévrée de sa découverte. Elle avait tiré un fil et maintenant tout l'écheveau venait : le navire à la flamme orange rôdant, commençant à brouiller les pistes, puis elle, Ambroisine, survenant d'Europe sur La Licorne, quittant le navire avant le naufrage, réapparaissant à Gouldsboro en malheureuse victime, naufragée, dépouillée de tout pour mieux abuser les esprits, endormir les méfiances susceptibles de s'éveiller.

Angélique était aussi certaine qu'il y avait une parenté entre le sceau du lion griffu et la signature apposée sur le billet trouvé dans la casaque du naufrageur mort.

Elle voyait partout des correspondances, des coïncidences flagrantes, des évidences, mais par instants, ce qu'elle voulait établir lui échappait, glissait de sa compréhension comme une goutte de mercure que l'on s'épuise en vain de capter. Rien ne se reliait vraiment. Ce n'était que détails infimes, légers comme fétus de paille que le vent emportait.

Barssempuy et Cantor n'envisageaient rien moins que de mettre le feu partout et de tuer tous ces bandits et leur dangereuse femelle. Angélique et le gouverneur de l'Acadie préconisaient une attitude plus patiente et comme indifférente, qui tromperait leurs ennemis. Chaque jour gagné rapprochait le retour du comte de Peyrac.

– Mais pourquoi ne vient-il pas déjà ? répétait Cantor. Pourquoi nous abandonne-t-il ainsi ?...

– Il ne sait même pas que nous sommes ici, fit remarquer Angélique. C'est ma faute aussi. Je n'arrive jamais à demeurer à l'endroit où il me croit être. Et je comprends qu'il s'en exaspère parfois. Je m'en corrigerai désormais...

*****

Ce qu'elle vivait, dans le voisinage de cette femme qui prétendait avoir séduit Joffrey, et à découvrir, chaque heure, un aspect plus inquiétant et plus dangereux de son pouvoir et de ses ruses, lui paraissait être l'épreuve la plus insurmontable qu'elle eût jamais à affronter.

Elle en ressentait le contrecoup jusque dans son être physique et si son esprit restait ferme, repoussant le doute et cherchant à garder sa maîtrise, une angoisse incontrôlable s'emparait d'elle parfois, elle avait l'impression que tout son être intérieur fondait, se dissolvait et qu'elle allait s'évanouir dans un spasme de peur, une sorte de panique qui lui criait follement : « Tout est perdu... Tout tout !... Tu ne triompheras pas cette fois... Elle est la plus forte... »

D'un effort, elle se remettait, se calmait. Mais tel était son malaise qu'elle en demeurait glacée, couverte de sueur. À plusieurs reprises au cours de la nuit, elle dut se lever pour se rendre aux commodités.

C'était un endroit assez rustique et inconfortable, situé à quelque distance. Angélique aurait préféré avoir à traverser seule l'Atlantique ou des lieues de désert. La nuit brouillée de brumes et de lune invisible semblait chargée de maléfices grimaçants, de pièges, d'horreurs sans nom. L'odeur humide de saumure et de poissons montait de la plage, comme les relents d'une fosse ouverte, putride, l'environnant. Elle craignait d'y trébucher, de s'y engloutir. Où était l'amour dans ce cauchemar ? Où étaient la sécurité de la joie, le bonheur d'être ?... Les monstres grouillants des enfers étaient sortis des abîmes et rampaient sur le sable vers elle... La Démone tuerait Cantor... Joffrey ne reviendrait plus... Honorine resterait orpheline... nul n'assumerait son destin. Elle serait moins sur la terre qu'un petit chat perdu... Et Florimond ? Comment avait-elle pu le laisser partir au fond des forêts inexplorées, vers de tels dangers, sans comprendre qu'il ne pourrait y échapper, que jamais plus elle ne le reverrait...

Une chouette hululait, sur un mode ironique et sinistre.

Tout était perdu, tout... Et la mort venait et la défaite...

Загрузка...