Chapitre 9

Clovis !... C'était bien lui.

Lorsque Angélique et Cantor pénétrèrent dans la grotte de l'ermite, ils reconnurent sans peine à la lueur d'une torchère fumeuse l'Auvergnat trapu, ses sourcils charbonneux, son petit œil perçant et hostile. Il ne s'en leva pas moins à leur vue et se tint devant eux, son bonnet entre les mains, dans une attitude relativement déférente. Sa chemise était raide de graisse, son menton mal rasé, ses cheveux hirsutes, un véritable homme des bois.

– Clovis ! Vous ici ? lui dit Angélique. Nous ne pensions pas vous revoir !... Pourquoi avez-vous déserté ?

Il renifla à plusieurs reprises, affichant cet air buté qui lui était familier quand elle lui faisait des remontrances.

– J'voulais pas, dit-il, mais « ils » m'ont promis une émeraude de Caracas et, à première vue, ça ne m'a pas paru bien méchant ce qu' « ils » me demandaient. Après, j'étais empêtré, j'ai compris que, de quelque côté que je me tourne, j'allais y laisser ma peau. Alors, j'ai pris la poudre d'escampette...

– Qui sont-« ils » ? demanda Angélique qui avait compris aussitôt que Clovis faisait allusion à leurs ennemis mystérieux...

– Est-ce que je sais ?... Des gens d'ailleurs qui veulent vous causer des ennuis ! Mais pourquoi ? pour qui ?... ça, je ne sais pas.

– Que vous ont-ils demandé de faire pour eux, contre nous ?

Clovis renifla derechef. Le mauvais moment était venu.

– C'était à Houssnock, expliqua-t-il. Un gars s'est présenté qui m'a donné quelques bricoles et qui m'a promis que si l'affaire réussissait j'aurais une émeraude. Il disait qu'il y avait un pirate dans la baie avec lequel ils étaient en cheville et qui avait pillé tout le trésor des Espagnols à Caracas, que, pour moi, ils m'obtiendraient de lui une émeraude. Et puis ça ne paraissait pas bien méchant ce qu'il voulait.

– Que voulait-il ?

– Pas grand-chose, fit Clovis en hochant la tête.

– Mais encore ?

– Il voulait que je m'arrange pour vous faire partir vous, madame la comtesse, chez les Anglais sans que M. le comte en soit prévenu. On avait parlé qu'on raccompagnerait la petite captive de l'autre côté du Kennebec. Ça m'a paru simple : j'ai dit à Maupertuis et à son fils que M. le comte les chargeait de vous accompagner avec votre fils jusqu'au village anglais et qu'il vous attendrait à l'embouchure. Ils n'ont pas pipé. Des Canadiens, ça saute toujours sur l'occasion de courir les bois sans se poser de questions. Ils ont informé le jeune monseigneur que voici (Clovis désignait Cantor du menton) et qui n'y a pas vu malice. Les jeunes aussi, ça part en promenade sans se creuser la tête...

– Merci bien, dit Cantor, comprenant qu'on s'était servi de son impulsivité adolescente pour mystifier son père et entraîner sa mère dans un piège,

À Houssnock, Angélique, le voyant arriver et lui dire de la part de son père qu'elle devait se mettre en route seule pour Newhewanick, s'était exécutée sans chercher elle non plus à remonter aux sources de l'ordre donné.

Le plan était ourdi de façon si machiavélique et avec une telle connaissance de la personnalité de chacun qu'Angélique doutait que Clovis l'eût conçu de lui-même.

– Comment était l'homme qui est venu vous trouver à Houssnock ?

Elle interrogeait, sûre déjà de la réponse. Et complétait devant le mutisme du mineur auvergnat :

– Un homme pâle, n'est-ce pas, dont les yeux vous glacent ?

– La première fois, oui, dit Clovis. Mais j'en ai connu d'autres. Ils sont nombreux. Ce sont des marins. Je crois qu'ils ont deux navires. Ils obéissent à un chef qu'on ne voit pas qui leur donne des ordres et qui n'est pas avec eux. De temps en temps seulement, ils le rencontrent. Ils l'appellent Belialith. C'est tout ce que je sais.

Il ébaucha un geste pour ramasser à terre un sac assez peu garni qui composait son bagage, comme s'il en eût fini avec ce qu'il avait à leur dire.

– Vous n'ignorez pas, Clovis, qu'au village anglais nous sommes tombés dans un guet-apens où nous avons failli perdre la liberté, sinon la vie...

– J'ai su cela, dit-il, c'est bien pourquoi je me suis sauvé. Et puis ils m'avaient trompé. Pas d'émeraude pour moi. Le pirate qui les possédait a fait alliance avec M. le comte. J'aurais dû me douter que si M. le comte se trouvait par là, c'est lui qui tirerait les marrons du feu. J'ai pas été si bête le jour où je suis entré à son service et j'aurais dû m'en tenir là.

– Oui, dit Angélique avec sévérité, mais vous avez toujours été une mauvaise tête, Clovis, et plutôt que de rester fidèle à un maître dont vous connaissiez la bonté mais aussi la puissance, vous avez préféré vous laisser aller à vos mauvais penchants de jalousie et rancune, envers ma personne en particulier. Vous étiez fort content qu'il m'arrive quelques ennuis, n'est-ce pas ? Eh bien ! Soyez satisfait ! Il m'en est arrivé et ce n'est pas fini. Mais je ne suis pas certaine que vous ayez gagné dans cette partie du Mal, vous non plus.

Clovis baissa la tête et pour une fois il avait l'air jugé.

Malgré ses torts, elle eut pitié de sa solitude traquée. C'était un individu borné, quoique non sans intelligence et sans talent dans sa profession de forgeron, mais trop primitif pour assumer seul son destin dans un monde retors, cruel aux simples. Elle connaissait son secret, une passion d'homme qui a l'habitude de fixer la flamme dansante, d'y voir miroiter des trésors, son amour pour les gemmes et les pierres précieuses, dont il voulait un jour bâtir un reliquaire somptueux à la petite Sainte-Foy de Conques, sanctuaire réputé de son Rouergue natal.

Elle lui dit :

– Pourquoi lorsque vous avez compris que vous aviez mal agi, n'avez-vous pas parlé franchement à M. le comte ?

Il la regarda l'air furieux, indigné...

– Non, mais ! Vous me prenez pour un c... Ça l'était pas déjà assez ce que j'avais fait ? Je vous avais quasiment envoyée à la mort vous ! vous ! Madame la comtesse. Et vous me voyez lui expliquer ça tout droit, en face... Vous croyez qu'il peut avoir de la pitié, lui, pour quelqu'un qui a voulu vous nuire ? On voit bien que vous êtes une femme, vous vous imaginez que les hommes peuvent être tout miel et tout sucre à l'intérieur, comme vous autres femmes... Je le connais moi, je le connais mieux que vous ! Il m'aurait tué... ou pire ! Il m'aurait regardé d'un tel œil qu'après j'aurais plus été un être vivant... J'ai pas pu affronter ça. J'ai préféré m'en aller... C'est que vous, pour lui... vous êtes son trésor... Et quand on possède un trésor, c'est une chose qui vous brûle là, dit-il en posant la main sur sa poitrine. Personne n'a le droit d'y toucher, ni d'essayer de vous l'enlever... Je sais ce que c'est, moi... Moi aussi j'ai un trésor. Et c'est parce que je ne veux pas le perdre que je ne vais pas m'attarder par ici... Parce qu'« ils » sont sur mes traces. « Ils » sont dangereux, continua-t-il à voix basse, et d'une espèce qui vous glace le sang. Il y a aussi la Brute, le Borgne, le Morne, l'Invisible, un qu'on envoie en avant-garde parce que personne ne le remarque tant il ressemble à quelqu'un qu'on croit avoir déjà vu. Une équipe comme celle-là, c'est les suppôts de Satan sur la terre. Peut-être qu'ils veulent savoir où j'ai enterré mon trésor, mais bernique, ils ne m'auront pas.

Il jeta son sac sur son épaule et se dirigea vers la sortie de la grotte.

Mais d'un bond, Cantor se planta devant lui.

– Pas si vite, Clovis ! Tu n'as pas tout dit.

– Comment, que j'ai pas tout dit ? se rebiffa le bougnat.

– Non ! Tu caches quelque chose encore, je le sens.

– Toi, tu ressembles à ton père, grommela Clovis en lui lançant un regard de haine. Allez, laisse-moi passer, gamin. Je vous l'ai dit, je ne veux pas laisser ma peau dans cette affaire. Ça me suffit déjà d'avoir essayé de sauver les deux vôtres...

– Que veux-tu dire ? le pressa Cantor. De quel danger as-tu voulu nous sauver ?

– Oui, parlez, insista Angélique comprenant à l’expression de l'homme que Cantor avait deviné juste. Clovis, nous avons toujours été bons amis et vous avez vécu avec nous à Wapassou. Agissez comme un franc compagnon et apportez-nous votre aide jusqu'au bout.

– Non ! Non ! s'entêta Clovis qui regardait autour de lui d'un air traqué. Je ne peux pas. Si je fais rater leur coup « ils » me tueront.

– Mais, quel « coup » ? s'écria Cantor. Clovis ! Tu ne peux pas leur permettre de triompher de nous. Tu es un des nôtres...

– Je vous dis que j'y laisserai ma peau, répéta Clovis avec désespoir. « Ils » me tueront. « Ils » ne reculent devant rien. Ce sont des démons... Ils me suivent, je les ai toujours sentis sur mes traces...

– Clovis, tu es l'un des nôtres, répéta Cantor en le fixant de ses yeux verts comme le serpent qui veut fasciner sa proie. Parle... car sinon... tu leur échapperas peut-être, mais tu n'échapperas pas à la justice divine, ni à la petite sainte d'Auvergne.

Le mineur, adossé à la paroi, ressemblait à une bête acculée. Il murmura :

– Ah ! Vous me l'aviez dit, madame, un jour que j'avais besoin de faire pénitence. À quoi donc le saviez-vous ?

– À vos yeux, Clovis, vous êtes un homme qui ne peut décider encore s'il est du côté du bien ou du mal. Voici le moment venu.

Il baissa la tête, puis lança :

– Y vont faire sauter le navire !

– Quel navire ?

– Celui du gouverneur qui est à l'ancre pas loin d'ici.

L'Asmodée ?

– P't'être bien !

– Quand cela ?

– Est-ce que je sais : maintenant, dans une heure... ou dans deux, mais cette nuit, pendant la fête qui s'y donne...

Et devant l'expression horrifiée qui envahissait les visages d'Angélique et de Cantor.

– C'est pourquoi je vous ai fait venir tous les deux... Quand j'ai su, en rôdant par ici, que vous assisteriez à cette fête. Je ne voulais pas que vous sautiez avec... Voilà, j'ai tout dit... Laissez-moi partir maintenant...

Il les écarta avec rudesse et s'élança hors de l'oratoire. Ils l'entendirent dévaler le ravin, comme un sanglier ravageant des broussailles.

Béni soit le créateur qui fit les Indiens aussi rapides à la course que le cerf au galop !

Piksarett s'élançant sur le chemin qui conduisait aux domaines de Marcelline-la-Belle, bondissant par-dessus les obstacles, effleurant à peine le sol, volant littéralement parfois, traversant la nuit comme l'éclair, comme le vent, eût inspiré l'estime des dieux pour la créature humaine.

Averti par Angélique du danger qui planait sur les hôtes du gouverneur à bord de l'Asmodée il s'était rué en avant. Il avait eu tôt fait de dépasser Cantor qui courait déjà. Cantor courait avec endurance mais Piksarett avait des ailes.

Angélique les suivait, aussi rapidement qu'elle le pouvait avec son pied malade. Son angoisse était telle qu'elle était à bout de souffle en parvenant à la concession des frères Defour. Il y avait encore une demi-lieue à parcourir.

Elle s'arrêta. Tout à l'heure, elle avait crié, mais en vain, pour retenir Cantor. L'enfant courageux s'était précipité au secours de ses semblables, risquant sa vie pour les prévenir à temps, et le noble Indien aussi.

Et si le bateau sautait alors qu'ils seraient tous deux à bord, avant qu'ils aient pu persuader la compagnie des festoyeurs de l'évacuer.

Angélique était si pétrifiée d'appréhension qu'elle était incapable de penser plus avant, d'adresser même une prière au ciel.

« Ce n'est pas possible, se répétait-elle, ce serait trop horrible. Cela ne sera pas. »

À chaque seconde, le destin statuait du sort de plusieurs vies humaines et peut-être jusqu'à celle de son fils, sacrifié in extrémis. Dans les entrailles de l'Asmodée quelque chose de mortel grignotait le temps et s'avançait vers la catastrophe. À quel moment la conjonction de la marche inéluctable de ce piège et de la course folle de Piksarett et de

Cantor se ferait-elle ? Avant leur arrivée ? Pendant qu'ils seraient à bord ? Ou après lorsque chacun aurait pu être sauvé.

Elle continua plus lentement. Comme elle se trouvait à mi-chemin, une lumière éblouissante parut jaillir du sein de la forêt ténébreuse tandis qu'un fracas étourdissant faisait résonner les échos de la falaise.

Comment parvint-elle jusqu'au fief de Marcelline ? Elle ne saurait jamais...

Elle aperçut le navire qui flambait, en s'engloutissant sous l'eau noire. Puis son regard revint sur la rive et y distingua à la lueur des flammes une foule nombreuse assemblée et la silhouette du marquis de Villedavray qui allait et venait avec agitation en vociférant.

Piksarett et Cantor étaient arrivés à temps.

*****

Piksarett avait surgi parmi les festoyeurs, sur la dunette.

– Sauvez-vous ! avait-il crié, la mort est dans les entrailles de ce navire !

Le marquis de Villedavray fut le seul à le prendre au sérieux. Les autres étaient tous à demi saouls et ne l'entendaient point. Mais le petit gouverneur savait se montrer à la hauteur de certaines circonstances. Son fils sous le bras, et avec une énergie de fer et l'aide de Piksarett et de Cantor, il avait réussi à pousser tout le monde sur le pont et à les faire descendre dans les différentes embarcations qui attendaient pour les ramener à terre.

Une fois sur la plage, les gens s'étaient regardés sans comprendre.

– Que se passe-t-il ? Où est mon verre ?...

Villedavray épousseta ses manchettes et leva le nez vers le grand Piksarett.

– Et maintenant, explique-toi, Sagamore ! dit-il avec solennité. Que signifie ?...

En réponse, un fracas de tonnerre avait empli la baie. Des flammes jaillissaient des abords du navire. En quelques instants, le bâtiment prenait feu, s'inclinait, puis coulait, emportant au fond de l'eau toutes les pelleteries, cargaisons et richesses de M. le gouverneur de l'Acadie.

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