Chapitre 18
La licorne à la pointe torsadée essayait de pénétrer dans la maison. Elle se heurtait au chambranle et les rayons du soleil faisaient étinceler son échine d'or pur.
Enfin, elle réussit à s'introduire dans la cabane d'Angélique et derrière elle surgit la hure puissamment laide du capitaine Job Simon.
Il déploya son long corps dégingandé et l'étoupe de sa chevelure grise toucha presque les poutres du plafond.
– Je vous la confie, madame, dit-il de sa grosse voix. Je m'en vais, mais je ne peux pas l'emmener.
– Mais je ne veux pas de cette bête-là chez moi, s'écria Angélique.
– Pourquoi ? Elle n'est pas méchante.
Il posa sa main sur l'encolure de la licorne en bois doré.
– Et elle est belle ! murmura-t-il avec amour.
Angélique remarqua qu'il avait son sac de marin passé en bandoulière sur l'épaule.
– Vous partez ?
– Oui, je pars.
Son visage était ravagé, mangé de barbe grisâtre. Il détourna les yeux.
– L'autre jour, la petite. Avant-hier, Pétronille... C'était une bonne femme. On s'entendait bien. Je peux plus voir ça, je m'en vais ! Assez ! Je m'en vais avec le mousse, c'est tout ce qu'y me reste...
– Vous ne passerez pas, dit Angélique, à mi-voix. « Ils » sont dans les bois, « ils » sont même ici maintenant...
Job Simon ne demanda pas de qui elle parlait.
– Si... moi, je passerai... Seulement, elle, ma licorne... je vous la confie, à vous, madame. Je reviendrai la chercher quand je pourrai...
– Vous ne reviendrez pas, répéta Angélique. Elle ne vous laissera pas échapper, elle jettera ses hommes à vos trousses, vous savez bien, ces mêmes hommes qui ont fait échouer votre navire et ont massacré votre équipage.
Le vieux Simon la fixa d'un air effrayé mais ne souffla mot. Lourdement il se dirigea vers la porte où l'attendait le mousse à la cuiller de bois.
– Un mot, capitaine... avant que vous emportiez votre secret dans la tombe, l'arrêta Angélique. Vous avez toujours su que vous n'étiez pas sous Québec, vous, navigateur de métier. N'est-ce pas ? Que c'était à Gouldsboro dans la Baie Française que vous deviez aller. Comment avez-vous pu ainsi laisser ternir votre réputation de pilote, et même vous taire après ce qui est arrivé ?
– Elle m'avait payé pour ça, répliqua-t-il.
– Comment vous payait-elle ?
À nouveau, il regarda Angélique avec crainte. Sa lèvre trembla et elle crut qu'il allait parler. Mais il se reprit. Et la tête basse, il s'éloigna, suivi de son mousse.
Peu après, Angélique, assise, fatiguée, en tête à tête avec la licorne, vit arriver le marquis de Villedavray. Très excité, il ferma la porte, mit le loquet, alla vérifier que la fenêtre était bien close et que personne ne pouvait surprendre ce qu'il avait à confier.
– Je sais tout, déclara-t-il d'un air ravi, mais alors, là, ce qui s'appelle tout.
Dans sa jubilation il ne pensa pas à s'asseoir et parla, marchant de long en large.
– Le vieux Job Simon est venu se confesser à moi. Il m'a dit qu'il vous aurait volontiers tout avoué, mais qu'il avait trop honte, à vous une dame, n'est-ce pas ? « Mais ce n'est pas une raison parce qu'on s'est conduit comme un c... pour continuer à l'être jusqu'au bout. » Ce sont ses propres paroles. Je transmets. En bref il m'a dit tout ce qu'il savait, lui, et en raboutant cela avec les renseignements de M. Paturel et les soupçons que nous avons conçus sur les accointances de la duchesse de Maudribourg avec ces navires de naufrageurs, l'affaire se tient et même est claire. Comme je m'en doutais, tout semble être sorti d'un de ces antres malodorants où grattent de la plume les fonctionnaires royaux parisiens. Job Simon en quête de chargement, de fret, de commanditaire pour son vaisseau, s'est trouvé « embringué » dans le complot qui déjà se montait là-bas l'an dernier pour essayer de faire échouer les tentatives de colonisations indépendantes de M. de Peyrac, votre mari, sur les côtes que nous considérons – à juste titre soit dit en passant, chère Angélique et sans acrimonie aucune – comme appartenant de droit à la France... Oui, oui, je sais, le traité de Bréda !... C'est un détail. Passons, je ne veux pas entrer dans les détails. Donc, s'agissant de décourager un intrus à s'installer sur la Baie Française, on – là aussi il faudrait déterminer qui : disons : les Pouvoirs – , a décidé de monter une action conjuguée afin de bouter hors du territoire de Gouldsboro les gêneurs qui s'annonçaient un peu trop entreprenants, un peu trop sûrs d'eux. un peu trop riches, un peu trop hors du commun, un peu trop... tout, ma foi. Dangereux, pour conclure : votre époux et sa recrue.
« Alors on accorde des lettres royales et des lettres de courses au navigateur Barbe d'Or, lui aussi en quête de terrains à peupler, à charge pour lui de conquérir l'endroit qu'on lui indique, qu'on lui vend même, et d'en chasser l'hérétique qui s'y est indûment installé. C'est ainsi, je suppose, qu'un homme de Colin, l'accompagnant à Paris, ce Lopez dont vous m'avez parlé, aurait, faisant antichambre à Versailles, échangé quelques mots avec Job Simon, lui aussi convoqué. Job Simon se souvient vaguement de lui. Ils auraient découvert tous deux qu'ils étaient sur la même affaire, chargés de déloger un certain Peyrac de la côte du Maine. Ce qui expliquerait la phrase de Lopez : « Quand tu verras le grand capitaine à la tache violette, tu sauras que tes ennemis ne sont pas loin. »
« Ceci pour l'action, pourrais-je dire, extérieure, guerrière. Barbe d'Or peut conquérir les terres de Gouldsboro mais il peut échouer aussi... ce qui d'ailleurs est arrivé, les quelques misérables hérétiques qu'on lui avait annoncés s'étant révélés vos durs à cuire de Huguenots de La Rochelle.
« On redoute aussi que même si Gouldsboro tombe entre ses mains, cela ne suffise pas à abattre l'homme qui possède déjà de nombreux postes, des mines, une grande influence dans le pays. Alors c'est là qu'entre en jeu une subtile machination qui me fait vaguement soupçonner d'où est venue la plus violente volonté de rejet contre le comte de Peyrac. Oui, ma foi, médita Villedavray songeur, une si habile combinaison que j'en frémis de crainte et d'admiration – j'adore les combinaisons intellectuelles, l'habileté d'un cerveau pouvant manier les êtres comme des pions sur un échiquier, les faire mouvoir à distance par la seule connaissance spontanée de leur moi le plus intime. On décide, écoutez-moi bien, non seulement d'essayer de briser la force matérielle naissante du comte de Peyrac, mais aussi d'abattre sa force morale. Un homme découragé, ayant perdu le sens de ce qui faisait mouvoir sa volonté agissante, ne s'attache pas à un simple coin de terre lui rappelant d'amers souvenirs. Pour le moins, il s'en va ; pour le mieux, il se suicide, il se laisse mourir, de toute façon, on en est débarrassé ! Et de cette partie psychologique, il semble que ce soit notre duchesse diabolique qui en a été particulièrement chargée. Ah ! Quelle habileté ! C'est confondant. Évidemment, ce n'est pas Job Simon qui m'a expliqué ces subtilités. J'extrapole à partir de ses confidences et de ce qu'il a cru comprendre, le pauvre gars ! Lui n'était qu'un naïf à gruger pour bâtir l'apparence inoffensive de l'arrivée de la séductrice sur les lieux de son action. Une « bienfaitrice » riche, pieuse, exaltée, menant à Québec des demoiselles à marier, naufrageant sur les côtes du Maine, prenant dans ses filets le seigneur des lieux... Voici bien une histoire digne de son imagination avide et retorse.... La seule difficulté : amener Job Simon à en passer par tous ses caprices et à se taire... Un Breton n'est pas facile à convaincre. Mais notre belle a ses armes et nous connaissons lesquelles. Voici, pour La Licorne ! Tout au moins pour le rôle qu'elle est amenée à jouer dans ce complot...
– Asseyez-vous, Étienne, je vous en prie, vous me donnez le vertige, l'interrompt Angélique, et rouvrez la porte. On étouffe ici.
Villedavray alla rouvrir la porte.
– C'est passionnant, n'est-ce pas ? murmura-t-il. Avez-vous quelque chose à boire ?
Angélique lui désigna une cruche d'eau sur la table. Il se désaltéra, tamponna délicatement ses lèvres. Il réfléchissait avec intensité.
– Je présume, reprit-il, que la duchesse de Maudribourg a été investie de cette délicate mission peut-être parce que c'était l'occasion de l'expédier au loin, mais aussi parce qu'elle avait une grande fortune, de quoi payer grassement toute complicité, et cela est important.
Angélique se décida à lui parler de cette lettre du père de Vernon qui révélait une sorte de collusion entre le père d'Orgeval et Mme de Maudribourg.
– Alors tout s'explique et prend assise. Si elle est sa pénitente, il a dû l'envoyer ici pour faire pénitence. A-t-il été vraiment conscient de sa virulence et des ravages qu'elle pourrait causer ? Ou avouera-t-il avoir été dépassé dans ses prévisions ? Manier les démons, comme on manie les serpents dangereux, n'est pas un art des plus faciles.
« Ce que je trouve surtout inadmissible, c'est que tous ces messieurs en soutane se soient mêlés des affaires de l'Acadie sans même m'en aviser. On se partage à l'avance le gâteau, on s'installe, on décrète, on nous envoie des démons noirs ou blancs, et moi qu'ai-je à faire là-dedans ! C'est d'une insolence... Sans parler des bandits de grand chemin dont la tête est mise à prix et qui viennent empoisonner nos côtes. Il y a de tout dans cette affaire. Des honnêtes gens, des pirates quelque peu suspects, mais d'envergure comme Barbe d'Or, de francs malfaiteurs, et, comme nous le savons, des messagers de l'Enfer.
« Récapitulons : Barbe d'Or part le premier. Après avoir hiverné aux Caraïbes où il bricole avec les Espagnols, il cingle, aux premiers jours du printemps, vers Gouldsboro, attaque, échoue. Il se retire. Mais il est bien décidé de venir à bout du comte de Peyrac. À l'occasion, il capture le chef de ses mercenaires, Kurt Ritz. Et puis ensuite ce sera vous, quand le hasard vous amènera dans la baie de Canso. Car, entre-temps, vous êtes entrée en jeu. Au début, il n'y avait que lui, Peyrac, gentilhomme d'aventure, s'accordant maîtrise à son gré sur terre et sur mer. Et puis, soudain, il y a une femme à ses côtés, une femme qui, comme lui, subjugue, fascine, ajoute la force de sa présence à celle déjà peu commune dont il fait preuve. Alors, c'est trop ! Souvenez-vous : abattre sa force morale. On va s'attaquer à ce point sensible. Le navire ou les navires des complices d'Ambroisine sont arrivés à l'entrée de la Baie Française. À Houssnock, ils cherchent à vous faire tomber entre les mains des Canadiens. Vous, morte ou captive à Québec, combien M. de Peyrac deviendrait vulnérable pour recevoir des Français ses conditions de reddition. Mais vous leur échappez. Le hasard vous amène sur le navire de Barbe d'Or. Le père de Vernon vient vous y reprendre. Revenant de New York, il a été averti au passage d'avoir à s'assurer de votre personne. Par qui ? Initiative des complices d'Ambroisine ou de celui, je gage, qui tire les ficelles de toute cette histoire. Devant le jésuite, Barbe d'Or s'incline. Vous êtes désormais entre les mains de ceux qui veulent amener M. de Peyrac à déclarer forfait. Mais là encore tout ne va pas marcher « comme d'habitude », ainsi que s'en plaindrait notre charmante duchesse. Le père de Vernon, qui sait que vous êtes un pion d'importance dans la partie qui se joue, mais ne voit pas d'urgentes raisons de vous faire périr ou de porter atteinte à votre liberté, vous laisse retourner à Gouldsboro saine et sauve.
« À partir de là, j'avoue que je m'embrouille un peu. Il semblerait que les hommes du navire inconnu sont intervenus pour utiliser Barbe d'Or comme pomme de discorde entre votre mari et vous afin d'amener tout votre monde à s'entre-tuer... Qu'est-ce qui s'est passé au juste, Angélique, mon amie ? Racontez-moi cela.
– Non, dit Angélique, ce sont des problèmes personnels et puis je suis terriblement fatiguée.
– Vous n'êtes pas gentille, dit Villedavray déçu, je me donne une peine inconcevable pour débrouiller cet écheveau à votre place et vous me refusez une confidence...
– Je vous promets que je vous raconterai tout un jour en détail...
– Quand nous serons à Québec ! s'exclama Villedavray joyeux.
– Oui, c'est cela, quand nous serons à Québec, consentit Angélique. Mais pour l'instant, il suffit que vous sachiez que vous avez deviné juste. Ils avaient tout calculé pour que nous nous entretuions. Croyez-vous qu'Ambroisine était dans les parages ?
– Non, mais son complice, le bandit qui se trouve à la tête des deux navires. Il peut très bien avoir conçu seul un plan machiavélique. Il est, au masculin, aussi diabolique qu'elle, je vais vous en parler tout à l'heure.
– Je l'ai vu. C'est l'homme pâle, n'est-ce pas ? Je l'ai vu une seule fois. Quand il est venu me dire : « M. de Peyrac vous demande dans l'île du Vieux-Navire. » C'est étrange. J'etais lasse après cette longue journée de bataille que j'avais passée près des blessés. J'ai songé seulement : « Comme il est pâle, on dirait un mort. » Mais il ne m'a pas effrayée. Je l'ai suivi sans appréhension.
– C'est une des propriétés des êtres infernaux qui s'incarnent. S'ils effrayaient, on ne tomberait pas dans leurs pièges. Et ils surgissent en général quand le sens intuitif de l'être fatigué relâche sa vigilance.
Angélique revoyait la scène. Elle avait suivi l'homme à travers la baie dégagée par la marée basse. Et dans l'île l'attendait Colin... Et Joffrey de Peyrac avait été averti par un billet anonyme, qu'elle se trouvait dans l'île avec son amant. Il s'y était rendu. Il l'avait vue dans l'île avec Colin... Toute une nuit. Eux deux... Et puis, lui, guettant...
Le marquis marqua un temps d'arrêt, attendant qu'elle lui communiquât son secret, puis voyant qu'elle se taisait.
– Bien ! fit-il avec un soupir, je n'insiste pas. Vous me raconterez tout cela à Québec quand nous serons assis bien confortablement devant mon poêle hollandais. Pour lors, je me bornerai de constater que votre ennemi Barbe d'Or s'est retrouvé gouverneur de Gouldsboro, M. de Peyrac restant propriétaire du fief. Joli tour, qui n'a pas dû trop plaire à nos comploteurs machiavéliques. Ce doit être à ce moment que La Licorne a fait son entrée en scène. Ambroisine a-t-elle eu l'intention dès le début de sacrifier ce navire, son équipage et même les filles dont elle avait la charge, afin de mieux parfaire sa comédie d'arrivée imprévue, ou bien a-t-elle pris cette décision en constatant qu'après tant d'efforts déployés, ni la force armée ni la force morale de M. de Peyrac ne paraissaient particulièrement entamées ? Je parierais qu'elle a toujours eu l'intention de commettre ces crimes, poussée par l'obligation de supprimer des personnes qu'on n'avait pu mettre toutes dans la confidence ou qui en savaient trop. Et puis, à un certain moment, pour certains esprits, la folie du meurtre peut devenir démentielle, sans mesure. Seuls l'ampleur des catastrophes et le grand nombre des victimes font vibrer leur sentiment de puissance et même de plaisir érotique. Ces complices l'attendaient sur la côte, armés de lanternes, Job Simon, qui n'était jamais venu dans les parages, s'est cru arrivé au but. Ils ont envoyé un canot pour la prendre, elle, avant que le navire aille s'écorcher sur le fond...
– Pourquoi a-t-elle voulu sauver l'enfant de Jeanne Michaud ?
– Comédie encore, qui accréditait son personnage de grandeur morale, personnalité faite de vertus, de dévouement, d'abnégation. Elle doit composer en elle-même sa future « vie de sainte Ambroisine » selon le style de lectures dont elle s'est abreuvée dans les couvents. La scène de son arrivée de naufragée, n'était-elle pas émouvante ?
– Oh ! Combien !
Mais si habile, si rouée, si retorse fût-elle, n'avait-elle pas sacrifié parfois la prudence à sa féminité ? Elle rejoignait ses complices et enfilait ses bas rouges, quitte à éveiller la surprise, puis les doutes, les soupçons, même d'une fille naïve comme Marie-la-Douce, qui en tant que chambrière savait exactement ce que sa maîtresse avait emporté de France sur La Licorne. Une autre fois, c'était le manteau doublé d'écarlate qu'elle ramenait d'une promenade en mer et Angélique s'étonnait, et son parfum... Mais oui, son parfum ! Est-ce que l'on sort d'un naufrage avec une chevelure brillante et parfumée ?...
« Et moi, une femme, je me suis laissé prendre à cela ! » songea Angélique.
En effet, elle aurait dû avoir les cheveux trempés, poissés d'eau de mer. Or, ce qui avait frappé Angélique au premier abord, ç'avait été le parfum et la beauté de cette sombre chevelure, comme un pelage soyeux épandu. Elle les soignait avec une sorte d'idolâtrie. Elle n'aurait pu se résoudre à les négliger, à se passer de son parfum ne serait-ce que quelques jours. Étourderie féminine aussi quand elle avait dit à Angélique : « Mon parfum... Vous aimez ? Je vous en donnerai. » Et Angélique : « Mais je croyais que vous aviez perdu le flacon dans le naufrage. »
Et si Mme Carrère s'était montrée soucieuse à propos des vêtements de la duchesse, répétant à plusieurs reprises : « ces taches, ces déchirures, il y a quelque chose de suspect »..., n'était-ce pas parce qu'en ménagère attentive et expérimentée il lui avait semblé que ces taches, ces accrocs avaient été faits exprès. Maquiller des vêtements de belle qualité en hardes de noyée qui ont souffert des injures de la mer, des rochers, du sable et des goémons, n'est pas un art facile et donné à tout le monde et, de plus, Ambroisine, qui paraissait aimer particulièrement cette toilette brillante, n'avait pas dû se résoudre de bon cœur à l'endommager volontairement. Détails infimes, erreurs légères dans l'ensemble du tableau si magistralement composé, mais qui, éveillant obscurément l'étonnement des victimes, leur permettaient peu à peu d'éclairer le piège, d'en démonter les rouages.
– Et lui, le chef de la bande aux gourdins de plomb, l'homme pâle, qui est-il ? Pétronille m'a dit : « son frère ».
– Job Simon m'a dit : « son amant, son amant en titre ». Bon ! disons : son frère et son amant. L'inceste n'est pas pour l'effrayer.
« Oui, je vois cela : un fils de prêtre maudit ou alors de la grande dame sorcière qui l'engendra une nuit de sabbat avec Satan. Savez-vous, on dit que la semence satanique est glaciale. Cela doit être très désagréable ! Qu'en pensez-vous ?... Pourquoi riez-vous, chère Angélique ?
– Vous avez de curieuses questions, répondit-elle en s'esclaffant.
*****
Les heures du crépuscule étaient venues, d'une sombre pulpe orangée, l'odeur de la morue se faisait plus entêtante, l'angoisse et l'attente plus dramatiques. Mais une faille commençait à se faire jour dans le comportement d'Ambroisine.
En passant, elle avait entendu rire Angélique, et cette sorte de détachement et quiétude, affichés par celle-ci et le marquis de Villedavray, éveillait ses doutes et ses craintes. Elle ne pouvait en deviner les causes et l'on sentait que le soupçon d'avoir affaire à une espèce d'êtres inconnus et plus forts qu'elle-même l'effleurait parfois. L'esprit est prompt mais la chair est faible. Le corps de la Démone fléchissait lui aussi, atteint par la tension de ces heures interminables. Le masque soigneusement entretenu craquait, jusqu'à marquer son ravissant visage des stigmates de l'âge, comme si, sous l'accumulation de la vilenie, de mensonges et de crimes, un abcès mûr commençait d'éclater et de laisser suinter, goutte à goutte au grand jour, l'expression la plus terrifiante des folies.
Mais Angélique toussait maintenant, elle sentait la fièvre la brûler, un cerne soulignait ses yeux agrandis. Encore une nuit à passer.
– Vous n'êtes pas bien, lui dit Villedavray au moment de la quitter. Laissez-moi vous aider à vous dégrafer et à vous mettre au lit.
Angélique le récusa, le remerciant mille fois, ce n'était rien. Seulement un peu de toux qui l'avait saisie. Elle allait dormir et demain se sentirait mieux.
– Vous avez tort de ne pas accepter mon assistance, dit Villedavray, chagrin. Pour mes amis souffrants, je suis une véritable sœur de charité. Vous êtes trop indépendante, Angélique, trop sûre de vous, pour une femme... Enfin !... Au moins faites-vous chauffer un galet pour les pieds.
Lorsqu'il l'eut quittée ce soir-là, elle dut convenir à part elle qu'il avait raison. Elle était brisée et eut toutes les peines du monde à se préparer pour la nuit. Elle n'eut même pas la force de se faire chauffer une pierre dans l'âtre, comme il le lui avait recommandé. Les pieds glacés, le visage brûlant, elle essaya de trouver le sommeil. La couche était dure, la couverture pesante. Elle étouffait. Éveillée après un sommeil agité dont elle ne put estimer s'il avait été long ou bref, elle se leva pour aller débarricader la fenêtre, Piksarett veillait au-dehors et à tour de rôle les hommes du gouverneur ainsi que Barssempuy, Defour... Elle n'avait rien à craindre, mais il semblait qu'aucune garde, ni murs ne pouvaient la défendre réellement de ce qui la menaçait...
Elle voulait laisser la chandelle allumée, mais le vent l'éteignit. Elle ne retrouva pas le sommeil, et maintenant elle avait froid.
Dans l'encadrement de la fenêtre, la nuit se diluait en lueur grise, encore opaque, à peine contrastée avec le noir ténébreux d'un feuillage contre le toit, mais grisaille suffisante pour qu'elle devinât l'ombre humaine qui vivement y passa, masquant un court instant le rectangle de la fenêtre. Aussitôt, elle sut que quelqu'un venait d'entrer chez elle et se tenait contre le mur à droite.
La main sur la crosse de son pistolet, elle resta aux aguets cherchant à surprendre le bruit d'une respiration. Rien. Mais un tintement de coquillages puis une odeur familière. Piksarett ! l'Indien !...
Alors elle renonça à battre le briquet. S'il avait décidé de veiller sur elle dans sa propre demeure, c'est qu'il avait ses raisons ! Fait surprenant, elle s'endormit presque aussitôt d'un sommeil enfin détendu.
Elle fut éveillée par un bruit de lutte.
On aurait dit d'une bête sautant lourdement sur le plancher. L'aube était encore loin.
Cette fois Angélique donna de la lumière. Elle distingua Piksarett maîtrisant quelqu'un à terre.
– Il s'est introduit dans ta maison.
– Qui est-ce ?
La flamme révéla le visage hâve et effrayé d'un jeune matelot, un Breton semblait-il et qui devait appartenir à l'équipage du morutier.
– Que fais-tu chez moi ?
Les lèvres du garçon frémissaient et il n'arrivait pas à articuler un mot. Savait-il seulement autre chose que son patois gaélique ?
– Que me voulais-tu ?
Il réussit enfin à articuler.
– Vous demander secours..., madame.
– Pourquoi ?
– « Ils » me suivent, dit le jeune homme que Piksarett maintenait agenouillé devant Angélique. Depuis quatre jours, j'essaie de leur échapper dans la forêt, mais « ils » ne lâchent pas ma trace. C'est le Pâle qui est le plus mauvais, le plus habile. Je ne sais pas qui « ils » sont mais je sais qu'ils veulent me tuer.
– Pourquoi voudraient-ils te tuer ?
– Parce que j'ai vu qui a poussé la jeune fille du haut de la falaise l'autre jour. Mais lui m'a vu aussi... depuis j'essaie de leur échapper...
Elle se souvint que le capitaine breton s'était plaint que ses matelots commençaient à déserter, qu'un de ses jeunes avait disparu...
– Tu appartiens aux hommes du morutier, n'est-ce pas ?...
– Oui... Je m'occupe du séchage. Faut courir toute la journée tout au long de la « grave ». Je suis moins surveillé. Il faisait chaud. J'ai voulu aller cueillir des framboises. Je connaissais un bon coin du côté de la croix bretonne. Il y avait un navire qui était venu faire l'eau. Le travail se relâchait. J'en ai profité. Je suis monté là-haut. Et... je l'ai vu...
– Qui était-ce ?...
Le malheureux garçon regarda autour de lui avec effroi et chuchota.
– L'homme à lunettes, celui qui gratte de la plume pour la duchesse.
– Armand Dacaux ?...
Il hocha la tête affirmativement.
Il raconta. Il avait vu la jeune fille arriver et le secrétaire lui parler, lui désigner deux paniers qui se trouvaient près du calvaire. Elle s'était dirigée dans cette direction pour les prendre, alors, sur la pointe des pieds, le secrétaire s'était élancé derrière elle et comme elle n'était qu'à une faible distance du rebord il l'avait poussée avec violence.
« Moi, je n'avais pas songé à me cacher. En se retournant, il m'a vu... Alors je me suis enfoncé dans les bois... Je voulais essayer de regagner la grave, de parler à mon capitaine. Et puis j'ai pensé que cela n'arrangerait rien. Il est fou de cette duchesse. Il a perdu la tête, Marieun Aldouch. Et pourtant c'est un dur. Mais, elle... je pensais essayer de gagner une autre plage vers le nord, m'embarquer avec des Malouins qui retourneraient au pays, la saison terminée. Je connais le coin, je sais m'y diriger. J'y viens chaque année depuis que j'ai eu l'âge d'être mousse. Mais j'ai vite compris que j'avais des hommes sur mes pas. Je me suis terré, caché comme j'ai pu, mais leur échapper, impossible ! Alors j'ai pensé à venir vous demander secours, à vous, madame, parce que j'ai compris que vous ne faites pas partie de cette troupe de malandrins. Une nuit, j'étais dans un arbre et ils ne le savaient pas, je les ai entendus parler près du feu, ils parlaient de la duchesse qui est leur chef, ils l'appellent Belialith, ils parlaient aussi de vous, et de M. de Peyrac, votre époux. Ils disaient qu'il fallait qu'elle se décide à vous tuer avant qu'il revienne, parce qu'elle est très forte, mais vous, vous étiez peut-être encore plus forte. C'est cela qui m'a donné l'idée d'essayer de rentrer dans le hameau en profitant de la nuit pour venir vous demander aide et assistance.
Il tendit deux mains jointes, tremblantes.
– Si vraiment vous êtes plus forte qu'elle, noble dame, secourez-moi !...
Piksarett, malgré l'accent rugueux du Breton, semblait avoir suivi l'essentiel de son récit.
– Que peut-on faire ? demanda Angélique s'adressant à lui.
– Je vais le conduire à Uniacké, répondit le sauvage, il est retranché dans une bonne place et maintenant nous sommes en force. Des Mic-Macs, ses parents, sont montés du grand village de Truro. Il ferait beau voir que les Malécites fassent les mécontents. Aussi bien, ils sont saouls et ne savent plus ce qu'ils racontent, ni ce qu'ils veulent, un jour ils écoutent les hommes des deux navires qui sont à l'ancre derrière le cap, et qui viennent leur porter de l'eau-de-feu, un jour ils écoutent Uniacké qui est un grand chef et qui leur dit que les oies sauvages déserteront les étangs d'un peuple qui perd l'esprit juste à l'automne, quand elles se préparent à les visiter.
« Eux aussi se joindront à nous quand sera venu le jour de la vengeance, et ce jour est proche où les enfants de l'Aurore vont sortir des bois pour lever les chevelures de tes ennemis et de ceux qui ont tué nos frères.