Chapitre 3
Elle restait étourdie de ces révélations contradictoires. Pendant un assez long temps, lorsqu'elle se fut retirée dans la maisonnette qui lui avait été allouée, elle demeura assise sur le bat-flanc, garni d'un matelas de varech, sans même songer à s'étendre et à chercher un peu de sommeil.
Étourdie était le mot. Elle flottait entre deux eaux, elle était dans un état second. Elle essayait de s'imaginer Joffrey, s'adressant à Ambroisine en ces termes de séduction dont elle connaissait le pouvoir sur elle-même, la chaleur de son regard, l'inflexion tendre et caressante de sa voix, qui enveloppait la jeune femme d'un charme difficile à rompre ou à fuir.
Cela paraissait à la fois plausible et inconcevable... Plausible ! Le charme ambigu, un peu déchirant, mystérieux de cette femme étrangère, surgie des eaux, l'éclat de ses dents au bord de la pulpe rose des lèvres dans ce sourire incertain, timide et difficile à naître qui était le sien, la gravité de ses larges yeux sombres, un vertige nocturne où bien des hommes devaient se laisser prendre, la fascination d'un esprit féminin formé de mille facettes surprenantes : science, sagesse, puérilité, gaieté et désespoir, candeur et ruse, et quoi donc encore... la beauté, la grâce... tout pour faire tomber un homme la tête la première dans le gouffre ouvert sous ses pas.
C'était plausible... même pour Joffrey de Peyrac... et, en même temps, inconcevable. Parce qu'ils étaient tous deux liés à la vie, à la mort, et qu'il ne pouvait pas plus disparaître de son horizon que le soleil dans le ciel.
Mais, par instants, elle éprouvait comme la sensation d'une éclipse, une sorte d'anesthésie du sentiment qui lui ôtait la perception de ses rapports exacts avec lui et avec les autres. Elle les regardait évoluer autour d'elle comme sur un théâtre... Qui était fou ? Colin, Joffrey, Cantor, les protestants, le père de Vernon, elle-même ?... Quelle est la chose qui les avait rendus fous ? D'où venait ce désordre qui frappait aveuglément à droite, à gauche ! Fallait-il croire à Satan, à son pouvoir maléfique, malmenant inconsidérément comme des marionnettes incapables de lutter, les humains égarés ?
Elle se dit que tout était détruit, que tout avait un goût de cendres et que l'on ne pouvait savoir comment cela était arrivé.
Mais, en même temps, elle demeurait ferme dans sa résolution de ne rien considérer en profondeur avant d'avoir revu Joffrey.
Elle s'étendit sur sa couche avec d'infinies précautions comme si elle eût craint de briser comme verre le fragile équilibre intérieur qu'elle était parvenue à recréer en elle.
Elle dormit. Elle s'éveilla et fut très longue à prendre conscience de l'endroit où elle se trouvait. Elle se souvenait du nom de Port-Royal mais ne parvenait pas à réaliser de quoi il s'agissait. Dès que la mémoire lui revint et le souvenir de la catastrophe, elle s'interdit d'y penser.
Seule la venue de Joffrey trancherait le dilemme, autoriserait à quitter cet état de semi-léthargie dans laquelle elle se réfugiait, l'autoriserait à se baisser à ce désespoir délirant qu'elle sentait poindre à l'arrière-plan de son esprit, à ce désespoir plein de cris et d'appels.
« Mon amour ! Mon amour ! Ne me quitte pas... Je n'ai que toi... que toi !... que toi !... »
Elle s'interdisait ces cris, que répéterait l'écho des falaises, ces cris de folie...
Non ! Elle n'avait rien à craindre. Il fallait attendre simplement, comme le naufragé sur son île, en refusant de lâcher la bride à son imagination tourmentée. Mais...
Jamais journée ne lui parut plus longue que cette journée de Port-Royal où chaque seconde lui demanda un effort de patience surhumaine.
Elle devrait en connaître d'autres, à la fois plus angoissantes et plus franchement dangereuses que celle-ci, plus tard, sur le golfe Saint-Laurent.
Mais celle qui se déroula avec une lenteur infinie, dans la quiétude du petit établissement de Port-Royal, lui laisserait à jamais un souvenir de plomb, de cauchemar imprécis, impossible à dénoncer dans les apparences, et pourtant hanté de la même impuissance à le dissiper.
Lorsqu'elle s'en souviendrait plus tard, elle s'avouerait qu'elle n'aurait pu en vivre deux, dans ce même état d'incertitude mortelle et sans un seul indice à portée qui pût l'aider à s'en extraire.
Dieu merci ! Les incidents de la nuit suivante dénouaient cette crise larvée... Sans cela. Elle s'avouait avec humilité qu'elle n'avait jamais été si près de perdre son équilibre, sa foi, sa joie de vivre, et de s'avouer vaincue.
Que fit-elle au cours de cette journée, douce et sereine, au parfum de verger et de pain chaud, sur les rives du bassin de Port-Royal reflétant en mille nuances pastellisées le bleu de lin d'un ciel pur ?
Le matin, elle alla visiter, en compagnie de Mme de la Roche-Posay, quelques familles du village, principalement celles qui comptaient plusieurs générations en ce lieu. Belles familles patriarcales, originaires du Berri, de la Creuse ou du Limousin et aujourd'hui fortement mêlées de sang indien.
Dans la plupart des foyers de Port-Royal, la bru révélait sous sa coiffe blanche paysanne les larges yeux noirs d'une petite sauvagesse mic-mac que le fils avait ramenée un beau jour de ses pérégrinations dans les bois.
Pieuse, active, bonne ménagère, elle donnait naissance à de beaux enfants aux cheveux et aux yeux noirs, à la peau très blanche, qui grandissaient sagement entre les travaux des champs, la messe du dimanche, les potées de lard et de choux. Bien des sauvages mic-macs, oints d'huile de phoque ou de graisse d'ours qui, sortant des bois, hantaient Port-Royal du matin au soir, s'asseyaient au coin de l'âtre à titre de parents venus visiter leur famille française et admirer leurs petits-enfants.
Une telle atmosphère venait de l'ancienneté de Port-Royal, les germes ayant eu le temps de prendre racine et de jeter des rameaux, ou encore de sa situation fermée, close, refuge presque insoupçonnable à l'abri du long promontoire qui fermait le bassin sur les rives duquel il s'était édifié.
Les agitations et les tempêtes de la mer ou du monde, qui battaient là derrière, ne semblaient pas pouvoir parvenir jusqu'à eux. Quand les délires de la Baie Française mettaient tous les navires en péril, le bassin, lui, restait calme. L'hiver, la neige y tombait avec une douceur silencieuse et non en flagellant sur son passage.
Ce retrait, ce calme, ôtait aux habitants le goût de s'évader vers l'horizon.
Avec l'aide des Hollandais qui, également, au cours de leur histoire, avaient eu Port-Royal entre les mains, les colons acadiens avaient asséché les marais et créé des arpents de prairies où paissaient désormais vaches et moutons, où s'étendaient de superbes vergers.
Bien qu'ils fussent pauvres, manquant, une partie de l'année, du nécessaire en fer, étoffes, munitions, surtout quand le navire de la Compagnie tardait a arriver de France, une certaine richesse bucolique se dégageait de cet actif établissement francs, où lait, beurre, lard ne manquaient point, où fruits et légumes étaient abondants et savoureux, où chaque jeune fille devait avoir filé et tissé sa paire de draps de lin et chaque garçon savoir ferronner la roue d'une charrette avant d'être reconnus aptes à fonder un foyer.
Mme de Maudribourg essaya de se joindre aux deux dames dans leur promenade.
Mais Angélique n'était pas disposée à se montrer aimable envers elle, bien qu'Ambroisine cherchât avec anxiété à capter son regard.
Le groupe de La Licorne s'était refermé étroitement autour de la « bienfaitrice ». Malgré ses naïvetés et cet aspect assez inconscient de certains de ses actes qu'Angélique était peut-être la seule à connaître la duchesse avait réellement un ascendant exceptionnel sur son entourage, autorité à laquelle n'échappaient ni le secrétaire à lunettes, ni la vieille Pétronille Damourt, ni même le rude Job Simon.
– Les Filles du roi sont honnêtes, instruites, gentilles, fit remarquer Mme de la Roche-Posay comme le groupe s'éloignait de nouveau avec Mme de Maudribourg. Je les garderai volontiers pour quelques-uns de nos jeunes gens, mais leur protectrice n'a pas l'air d'y consentir. Pourtant, elle n'a pas hésité à me les expédier sans me donner d'explications. J'ai dû les nipper, les restaurer plusieurs jours sur ma cassette. Elle est un peu étrange, vous ne trouvez pas ?
Vanneau essayait d'obtenir de rencontrer Delphine du Rosier seul à seul. L'après-midi, Angélique monta avec les petits de la Roche-Posay la rude côte du promontoire à laquelle s'adossait l'établissement.
De la crête, on découvrait, d'un côté, parmi les feuillages agités par le vent, la mer verte et toujours tempétueuse de la Baie Française, de l'autre la calme étendue du bassin, brillant comme un étain poli, entre les troncs d'arbres.
Aucune voile de navire à l'horizon. Seules quelques barques de pêche. Ils redescendirent vers le village. Les garçons de la Roche-Posay s'entendaient très bien avec Adhémar. Pour ne pas les décevoir, car il était toujours attendri par les enfants, il consentit à examiner avec eux le canon d'une des plates-formes en tourelle d'angle qui défendait, en théorie, le port. Il avait quand même appris pas mal de choses au cours de ses années de service forcé. Il put leur expliquer le maniement de l'engin, comment on le nettoyait, le bourrait, l'allumait. En cherchant bien, il découvrit et là quelques boulets entreposés, qu'on monta en petites pyramides, près du canon. Cela prenait aussitôt un air rassurant. « Heureusement que vous êtes venu, soldat, disaient les enfants sous prétexte qu'il n'y a pas de munitions pour repousser l'ennemi, on laisse notre défense à vau-l'eau... » Adhémar se rengorgeait.
La journée passait ainsi, lente, douce, insupportable. Le soir venu, le ciel d'orage se chargeait de tension infernale, les visages sereins cachaient les peurs incommunicables. C'était secret, invisible et horrible comme tout ce qui était arrivé ces derniers temps, cela se passait au fond des âmes, chacun se croyant le seul à savoir. Cela stagnerait longtemps avant d'émerger à la surface de la réalité par le crime, la luxure, la folie, le désastre ou la trahison.
Pourtant le repas du soir dans la grande salle du manoir seigneurial fut une réception agréable. Mme de la Roche-Posay y avait convié, en sus d'Angélique et de la duchesse, quelques notables du pays, les aumôniers, le secrétaire Armand Dacaux.
Cantor était présent également. Ce fut lui qui déclencha l'orage parmi les humains, tandis que celui qui tournait dans les cieux en gros nuages pesants de pluie ne se décidait pas à éclater et ne s'annonçait que par de sourds grondements, des éclairs muets spasmodiques. Un vent tiède faisait onduler les champs de blé, et les hampes de lupins roses, bleus et blancs qui foisonnaient, si beaux et grands qu'ils donnaient à tout le village un air de fête permanente.
La chère était fine à la table des hobereaux : du crabe assaisonné d'une pointe de gingembre et d'un filet de liqueur, un gigot de venaison en croûte, des salades en abondance et, dans des corbeilles, les fameuses cerises de Port-Royal d'un beau corail vif. Au dessert, Mme de la Roche-Posay fit servir un vin tiré de la vigne sauvage. Il était noir comme l'encre et assez capiteux. La conversation fut aussitôt très animée. En bonne hôtesse, la châtelaine donnait aux convives l'occasion de briller. Elle avait entendu parler de la réputation de savante de Mme de Maudribourg et lui posa quelques questions points sottes.
Ambroisine se lança immédiatement dans un sujet ardu, mais qu'elle avait l'art de présenter avec tant d'habileté que chacun pouvait se croire, quelques instants, un esprit particulièrement ouvert aux sciences mathématiques. Son charme personnel aidant, elle retint l'attention générale. Angélique revoyait la scène qui avait eu lieu sur la grève de Gouldsboro, lorsque Ambroisine avait parlé de l'attirance de la lune sur les mers.
Le regard attentif de Joffrey fixé sur Ambroisine. C'était tellement insupportable qu'elle préféra chasser cette vision. D'ailleurs, c'est à cet instant que Cantor éclata. Ambroisine évoquait sa correspondance avec le savant Kepler. Cantor s'exclama :
– Encore cette sottise. Mais Kepler est mort depuis déjà belle lurette, en 1630...
Interrompue, Ambroisine le regarda avec étonnement.
– Si je ne suis pas morte, il n'est pas mort non plus, dit-elle en souriant légèrement. Encore récemment, un peu avant mon départ d'Europe, j'ai reçu un pli de lui traitant des orbites des planètes.
Le jeune garçon haussa furieusement les épaules.
– Impossible ! C'est un savant du siècle dernier, vous dis-je.
– Seriez-vous donc plus au courant des savants que votre père ?
– Pourquoi ?
– Parce que lui-même m'a dit qu'il avait jadis entretenu une correspondance avec Kepler.
Cantor devint pourpre et allait rétorquer violemment lorsque Angélique l'interrompit avec fermeté.
– Cantor, assez ! Il est inutile de batailler là-dessus. Après tout les noms de savants allemands se ressemblent, Mme de Maudribourg et toi vous devez faire confusion là-dessus. N'en parlons plus.
Mme de la Roche-Posay changea de sujet en proposant un verre de rossoli. C'était les dernières gouttes du fût qu'elle avait reçu de France l'an dernier. Si le bateau de la Compagnie tardait à arriver...
– Ces jeunes gens d'ici ont le sang bouillant, dit-elle, lorsque Cantor, après avoir courtoisement pris congé, fut sorti de la pièce, la vie qu'ils mènent les porte à ne redouter aucune autorité et même à la mépriser d'où qu'elle vienne.
Les maringouins commençaient à susurrer dans le crépuscule traversé d'éclairs silencieux. Les hôtes prirent congé. Angélique alla à la recherche de Cantor qui logeait dans un petit appentis attenant à une ferme. Elle eut la chance de le trouver.
– Quelle mouche t'a piqué tout à l'heure de te montrer si insolent envers Mme de Maudribourg ?... Tout pirate ou coureur de bois que tu te considères, tu ne dois pas oublier que tu es chevalier et que tu as été page du roi. Tu dois courtoisie aux dames.
– J'ai horreur des femmes savantes, fit Cantor d'un ton supérieur.
– Parce que jadis, précisément à la Cour, tu as vu les comédies de M. Molière.
– Oh ! Je me souviens, c'était drôle. (Et Cantor s'anima à ce souvenir. Puis il s'assombrit, de nouveau.) N'empêche qu'on ferait mieux de ne pas apprendre à lire aux femmes.
– Ah ! Te voilà bien un homme ! s'écria Angélique en lui ébouriffant les cheveux avec une gaieté mélangée d'irritation. Apprécierais-tu de me voir sotte et incapable de déchiffrer le moindre grimoire ?
– Vous, ce n'est pas la même chose, dit Cantor avec l'illogisme des fils qui adorent leur mère, n'empêche qu'une femme est incapable d'aimer le savoir pour lui-même. Elles ne s'en servent, comme celle-là, que pour s'en parer comme des plumes du paon, et mieux séduire ces crétins d'hommes qui s'y laissent prendre.
– Mme de Maudribourg possède certainement une intelligence supérieure..., dit Angélique avec prudence.
Cantor serra les lèvres et détourna la tête d'un air buté. Angélique sentait qu'il brûlait de dire quelque chose, mais qu'il se tairait parce que « naturellement, elle ne pourrait pas le comprendre ». Elle le quitta en lui rappelant une fois de plus que les qualités d'un jeune seigneur comportent aussi celles de se montrer amène dans le monde.
Il avait le don de l'agacer et même de la décourager elle-même par l'insatisfaction qu'il éprouvait de la conduite de son prochain.
La nuit pesait sur ses épaules un poids de plomb. Elle trouvait la nuit fort épaisse et comme menaçante, et chaque maison, close sur la lumière de l'âtre, lui parut hostile et recelant un ennemi caché, qui suivait du regard sa démarche. Dans quelle demeure se cachait-il, préparant ses pièges ?
Elle courut. Elle avait hâte de se réfugier dans son petit logis et même de s'y barricader, ce qui était assez sot.
Avant de parvenir à sa cahute, elle devait traverser une cour derrière l'habitation principale, puis, pour en sortir, une sorte de passage voûté, assez long, qui formait porte. Comme elle le franchissait, elle crut sentir que quelqu'un la guettait, tapi dans cette ombre épaisse.
Le temps instinctif d'enregistrer cet avertissement, et déjà deux bras – horreur ! – la saisissaient par-derrière, paralysant ses mouvements.
Leur force était irrésistible. On eût dit deux serpents brûlants cherchant à l'enlacer pour l'étouffer. L'obscurité était profonde sous le porche. On ne pouvait rien voir. Et sous l'effet d'une surprise horrifiée, aucun son ne parvenait à sortir de la gorge d'Angélique. L'étreinte de ces bras lui causait une sensation indescriptible et inusitée.
Car ce n'était pas des bras d'homme.
C'était doux, chaud et féminin, de même que la voix qui lui parlait à l'oreille – elle n'eût su dire en quelle langue – et qui lui causait la même impression de frayeur et de dégoût, lui donnait celle de glisser vertigineusement dans un piège mortel dont aucune force humaine ne pourrait la sauver. Ce fut si intense et terrible que peut-être se fût-elle évanouie d'horreur et de répulsion si un soudain éclair, traversant les nuées à l'horizon, n'eût illuminé l'obscurité du porche et qu'à sa lueur elle n'eût reconnu, proche du sien et la considérant avec étonnement, le visage d'Ambroisine de Maudribourg.
– Ah ! C'est vous ! réussit-elle à articuler tandis qu'il lui semblait que son sang se remettait difficilement à circuler dans ses veines. Pourquoi m'avez-vous fait cette peur stupide ?
– Peur ! Quelle peur ! Ma chère. Je vous attendais pour prendre congé de vous, c'est tout, et vous marchiez si vite, plongée dans vos pensées que j'ai dû vous arrêter.
– Soit ! Excusez-moi, dit Angélique froidement, mais... c'est enfantin. À l'avenir soyez plus simple ! Vous m'avez causé une telle frayeur que j'en tremble encore.
Elle avait essayé de faire quelques pas, mais s'apercevait que ses jambes étaient de plomb et ne la portaient plus. Elle dut s'appuyer à l'entrée de la voûte. Elle respira l'air plus frais, cherchant à calmer les battements désordonnés de son cœur. Mais l'air, ce soir, était opaque, lourd, chargé de senteurs exacerbées par l'orage et ne la soulageait pas. Elle continuait à se sentir défaillante, habitée de cette angoisse qui lui ôtait jusqu'à la faculté de raisonner et lorsque de nouveau son regard se posa sur le visage d'Ambroisine, levé vers elle, la peur revint.
C'était subtil et encore incertain. La lumière sourde du feu qui brûlait bas dans l'âtre de la petite maison où elle habitait et qui venait jusqu'à elles par la porte ouverte, jetant des lueurs intermittentes, un peu roses, et jusqu'à la lumière des étoiles entre les nuages et leur reflet ténu à la surface de la mer, créaient autour d'elle et d'Ambroisine une semi-clarté, que déchirait par instants un éblouissant et silencieux éclair, jailli de l'horizon nocturne. Tard ensuite et loin on entendait rouler les grondements étouffés de l'orage. Cependant, même lorsque l'ombre retombait, Angélique pouvait voir Ambroisine, grâce à cette phosphorescence de la nuit où se mêlaient les différents reflets des éléments et il lui semblait que la blancheur de ce visage s'intensifiait jusqu'à émettre lui aussi une lumière anormale, et que le feu sombre des prunelles étranges où dormait une lueur d'or s'accentuait, se chargeant d'un pouvoir maléfique qui la laissait, elle, Angélique, incapable d'échapper à ce charme.
– Vous m'en voulez, dit Ambroisine d'une voix changée, vous vous êtes éloignée de moi, je le sens et cela m'est horrible !... Pourquoi, pourquoi ? En quoi vous ai-je blessée, ma merveilleuse ? Je n'aurais point voulu cela !... Combien m'indiffèrent des hommages qui ne peuvent émouvoir mon être, alors qu'un seul sourire de vous m'est plus précieux, plus délicieux, que tout au monde... Ma merveilleuse !... Combien vous ai-je attendue !... Combien vous ai-je espérée... et enfin vous êtes devant moi, contre moi, si belle. Ne me jugez pas... je vous aime...
Elle avait noué ses bras autour du cou d'Angélique et elle souriait. Ses petites dents avaient l'éclat des perles, elles miroitaient comme des étoiles.
Les paroles semblaient venir de très loin comme portées par un vent sombre et étranger.
Angélique sentit sa chair se hérisser.
Il lui parut voir danser autour d'Ambroisine des langues de flammes qui s'assemblaient, écrivant sur le fond phosphorescent de la nuit des mots... ces mots qui rôdaient autour d'elle depuis qu'elle avait mis les pieds en Amérique, ces mots qu'elle avait lus, écrits de la main du Jésuite, sur la lettre au père d'Orgeval, ces mots fous, sans signification, ces mots rituels, invraisemblables, ridicules, et qui, surgissant subitement de sa pensée, s'imposaient à elle avec une effrayante certitude : la Démone ! L'Esprit succube !
– Vous ne m'écoutez pas, fit tout à coup Ambroisine, vous êtes là à me fixer d'un air hanté. Qu'ai-je dit de si effrayant ?
– Qu'avez-vous dit ?
– J'ai dit que je vous aimais. Vous me rappelez notre mère abbesse... Elle était très belle, très froide, mais il y avait un feu terrible derrière son visage impassible.
Elle eut un rire doux, un peu ivre.
– J'aimais lorsqu'elle me prenait dans ses bras, murmura-t-elle.
Son expression changea encore et, de nouveau cette sorte d'aura, qui n'était peut-être visible qu'aux yeux d'Angélique, parut sourdre de toute sa personne, et surtout de sa face, de ses yeux et de son sourire, rayonnant d'une exaltation passionnée.
– Mais vous êtes plus belle encore, dit-elle avec tendresse.
Un sentiment indéfinissable la transfigurait, au point qu'Angélique se dit qu'elle n'avait jamais rencontré un être aussi beau. Cela avait quelque chose de supraterrestre. « La beauté des Anges », songea-t-elle.
Et son cœur défaillit mais cette fois sous la poussée d'une sensation inconnue, celle de se détacher de la terre, pour communiquer avec le monde irréel invisible aux humains. D'un élan intérieur qui ressemblait à celui que prend le noyé au fond de la mer pour revenir à la surface, elle échappa à ce vertige. La peur avait reculé devant un sentiment de curiosité intense.
– Qu'avez-vous, Ambroisine ? Vous n'êtes pas dans votre état normal ce soir ? On dirait que vous êtes possédée.
La jeune femme lança un éclat de rire strident, mais qui s'adoucit.
– Possédée ! Quel grand mot !
Un sourire indulgent jouait sur ses lèvres.
– Comme vous êtes émotive, mon amie, et comme votre cœur bat ! dit-elle en posant sa main sur le sein d'Angélique.
Une tendresse ardente vibrait dans sa voix.
– Possédée, non. Mais fascinée ?... Certes, fascinée par vous ! Oui, je le suis. Ne l'avez-vous pas compris tout de suite ? Dès que je vous ai vue sur la grève, là-bas, à Gouldsboro, je suis tombée sous votre empire et ma vie a pris un autre sens. J'aime votre grand rire, si gai, votre violence, votre ferveur de vivre, la douceur de vos gestes envers les autres... Mais, plus que tout, votre beauté me bouleverse...
Elle posa sa tête sur l'épaule d'Angélique.
– J'ai tant rêvé ce geste, murmura-t-elle. Quand vous parliez d'Honorine, votre fille, j'étais jalouse. J'aurais voulu être à sa place et connaître la chaleur de votre corps. J'ai froid, dit-elle avec un frisson. Le monde est peuplé de terreurs. Seule, vous êtes le refuge et la volupté.
– Vous perdez l'esprit, dit Angélique qui, elle, perdait pied et n'arrivait pas à se dégager.
Une impression de demi-songe l'envahissait. Sur l'étoffe de son corsage elle sentait les ongles d'Ambroisine griffer légèrement et cela faisait à ses oreilles un bruissement terrifiant.
Pour détacher d'elle les mains qui s'agrippaient et forcer la femme à reculer, elle dut accomplir un immense effort.
– Vous avez trop bu, ce soir. Ce vin sauvage était fort.
– Ah ! Ne recommencez pas à vous conduire en dame de grande vertu ! Certes, cela vous va à ravir. Vous savez bien composer votre personnage de séductrice. Tous les hommes s'y laissent prendre. Ils aiment la vertu, à condition qu'elle soit prête à faillir devant leurs passions. Mais entre vous et moi il n'y a pas besoin de ces ruses, n'est-ce pas ? Nous sommes belles toutes deux et nous aimons le plaisir. Ne m'accorderez-vous pas un peu d'amitié malgré ce que je vous ai dit hier soir ?...
– Non, je ne puis.
– Pourquoi ? Pourquoi non, ma bien-aimée ?
Elle riait de son rire doux et bas qui avait quelque chose de charnel, d'envoûtant.
Un éclair qui vint projeter dans un coin sombre où se déroulait leur dialogue, une lueur crue et aveuglante, montra à nouveau aux yeux d'Angélique ce visage que transformait un sentiment de passion indescriptible et qui parait Ambroisine de Maudribourg d'une beauté surnaturelle. Oui, vraiment jamais elle n'avait vu un être aussi beau. À son tour, elle demeurait fascinée.
– Pourquoi non ? Les hommes ont-ils tant d'importance pour vous ? Pourquoi paraissez-vous si déconcertée par mon désir ? Vous n'êtes pas naïve, que je sache. Et vous êtes sensuelle. Vous avez vécu à la Cour, même vous y meniez les plaisirs du roi, m'a-t-on dit. Mme de Montespan m'a conté à votre propos maintes anecdotes libertines. Les auriez-vous oubliées, madame... madame du Plessis-Bellière ?... Sachant ce que je sais sur vous, je ne peux croire que vous refusiez un instant de plaisir lorsqu'il se présente...
Profitant de la stupeur d'Angélique, entendant évoquer Mme de Montespan et sa vie passée à la Cour, la duchesse de Maudribourg avait dégagé ses poignets des mains qui les retenaient.
Elle les frotta doucement, comme si l'étreinte d'Angélique les eût meurtris, et ses yeux brûlants continuaient à observer celle-ci dans la pénombre, que hachaient de temps à autre des lueurs fulgurantes.
Une soudaine expression d'amertume tordit sa bouche.
– Pourquoi vous montrez-vous si froide ? Si un homme vous caressait vous vibreriez déjà d'une autre façon, j'en suis certaine. N'avez-vous jamais goûté ces plaisirs de la main d'une femme ? C'est dommage ! Ils ont leurs charmes.
Elle eut à nouveau son rire de gorge, à la fois irritant et charmeur.
– Pourquoi laisser aux seuls hommes le soin de nous rendre heureuses ? Ils sont si peu doués, les pauvres patauds !...
Elle rit encore, mais cette fois d'un éclat brusque, grinçant et métallique.
– Leur science est si courte ! Tandis que la mienne...
Elle se rapprocha d'Angélique et ses bras lisses, au parfum tiède, l'enlacèrent de nouveau.
– La mienne est infinie, chuchota-t-elle.
Ses bras étaient d'une douceur veloutée, mais leur suavité même causa à Angélique une horreur inexprimable.
Comme tout à l'heure quand elle avait été arrêtée sous le porche, elle avait l'impression qu'un serpent souple et d'une force irrépressible s'enroulait autour d'elle, se lovant avec une égoïste sensualité à son corps, l'oppressant d'une étreinte doucereuse et avide.
Qui a dit que les serpents sont froids, visqueux ? Ce serpent-là, animé d'une vie chaleureuse, d'une tendresse bouleversante, d'un charme insinuant et impérieux, avec la lumière fixe et rayonnante de son beau regard humain fixé sur elle, elle savait qu'il était le Serpent, et qu'il surgissait tout droit des brumes enchantées de l'Éden, des splendeurs du jardin sans nom, aux premiers jours du monde, où s'épanouissaient toutes les splendeurs de la création, où toute chair était innocente...
Si forte était son impression qu'elle ne se fût pas étonnée de voir une langue fourchue glisser subtilement entre les lèvres rouges entrouvertes d'Ambroisine.
– Tu sauras tout, dit cette bouche près de la sienne, et je te devrai tout. Ne me refuse pas la seule volupté que je puisse connaître sur terre.
– Laissez-moi, dit Angélique, vous êtes folle.
Les bras qui l'emprisonnaient relâchèrent leur étreinte et la vision à la fois effrayante et paradisiaque parut s'effacer, tandis que retombait la nuit trouée d'éclairs. Les sons et les mouvements de la réalité alentour revinrent à la perception d'Angélique : le chant strident des cigales, le froissement des flots sur la grève.
Ce fut à peine si elle perçut le bruit de pas qui s'éloignaient tandis que la silhouette d'une femme courant se fondait dans la nuit comme un blanc fantôme.