Chapitre 27
Sur la sortie de l'aumônier, entra Villedavray, qui dissipa l'impression pénible, en déclarant tout de go :
– Décidément, je les ai tous deux bien examinés. C'est le plus petit qui me plaît.
– Le plus petit ? s'enquit Peyrac avec un demi-sourire.
– De vos deux navires, en butin... Car je ne doute pas, mon cher ami, que vous allez me faire don d'une de vos prises de guerre ? L'amitié que je vous porte ainsi qu'à Mme de Peyrac m'a coûté assez cher ! Entre autres, la perte de mon Asmodée. Sachez que pour sa beauté j'avais englouti une fortune. Sans compter les mille morts que cette Démone lancée à vos trousses m'a fait courir à moi-même, du fait que je me trouvais dans vos parages et, plus ou moins forcé par les circonstances d'être votre allié. Aussi, j'estime que ce n'est que justice que je devienne propriétaire d'un des navires de ces pirates, pour compenser ma perte... N'est-il pas vrai ?
– Je partage entièrement votre avis, confirma Peyrac, et j'ajouterai que je désire prendre à mes frais la réfection du château arrière, et aussi le décor de la tutelle. Je suis prêt à faire venir de Hollande un des meilleurs peintres qui soient pour y exécuter un tableau à votre goût. Et encore, ceci sera peu pour reconnaître les inestimables services que vous nous avez rendus, marquis !
Le gouverneur de l'Acadie rougit de plaisir et son rond visage s'illumina de son sourire enfantin.
– Alors ? Vous ne me trouvez pas trop gourmand ? Comme vous êtes aimable, cher comte ! Je n'en attendais pas moins de vous. Mais nous n'aurons pas besoin d'ameuter la Hollande. J'ai sous la main, à Québec, un excellent artiste, le frère Luc... Nous allons créer une merveille...
Tout doucement l'on rentrait dans la vie normale. Ayant combattu la Démone avec vaillance et le meilleur de lui-même, Villedavray redevenait pointilleux, soucieux de ses intérêts et de ses jouissances.
Mais Angélique n'oublierait jamais quelle personnalité valeureuse se cachait sous les gilets brodés du petit marquis en dentelles.
– Il a été merveilleux ! dit-elle à Joffrey. Si vous saviez ! Durant ces derniers jours à Tidmagouche, c'était terrible. Elle, Ambroisine, elle me torturait de mille façons. Elle avait une façon de surgir et d'apporter chaque fois la menace, le doute et le désespoir qui finissaient par user toute résistance. Sans lui, notre Villedavray, je ne sais si j'aurais pu tenir, faire face à tant d'habile méchanceté ! Il dispersait l'angoisse, simplifiait par ses boutades les situations les plus dramatiques... Il m'a aidée à garder la certitude que vous alliez revenir et qu'alors tout s'arrangerait. Était-ce pour aller chercher ce témoin décisif, M. Quentin, l'aumônier, que vous vous êtes rendu à Terre-Neuve ?...
– Oui ! Le message qui m'avait atteint à Saint-Jean parlait de renseignements importants. Ici, j'ai appris l'histoire de l'aumônier de La Licorne qui avait été repêché sur les côtes de Terre-Neuve et qui paraissait en savoir long sur ce navire et sa propriétaire.
– Mais qui donc vous a envoyé ce message sur la rivière Saint-Jean ?
– Nicolas Parys !
Angélique ouvrit de grands yeux.
– Lui ? Je le croyais dangereux !...
– Il l'est, et rusé et sans scrupule, et paillard et mauvais, mais nous ne sommes pas ennemis. Cette histoire de l'aumônier jeté à la mer qu'on lui rapportait de Terre-Neuve et à laquelle était mêlé Gouldsboro lui a paru suspecte et il m'a fait prévenir afin que je vienne moi-même éclaircir l'histoire. De toute façon, il exècre toutes intrusions de nouveaux venus dans les affaires de l'Acadie dont il se considère le roi d'une bonne part, et comme il comptait s'entendre avec moi pour ses terres, il a préféré jouer franc jeu et m'avertir qu'on rôdait par là pour me faire trébucher. Cela ne l'a pas empêché lorsqu'il a connu la ravissante duchesse de se laisser prendre à son charme empoisonné.
– Mais comment est-elle parvenue jusqu'ici ?
– Sur le Gouldsboro. Je l'ai trouvée à La Hève, où Phipps, terrifié, s'était débarrassé d'elle, préférant se priver de ses otages que de demeurer aux prises avec une telle tentatrice. Il m'était difficile de laisser des femmes dans ce lieu abandonné. J'ai dû les amener jusqu'ici, où elles avaient plus de chance de trouver un navire pour Québec.
– Et ça a été votre tour d'être aux prises avec la tentatrice ?
Peyrac sourit sans répondre. Angélique continua.
– Et c'est sans doute au cours de cette traversée qu'elle a subtilisé votre pourpoint. Par quelle divination diabolique savait-elle qu'elle pourrait un jour en jouer pour me désespérer, comment savait-elle que je viendrais l'affronter à Tidmagouche ?... Elle pressentait tout... Avant de quitter Gouldsboro, vous avait-elle donné rendez-vous à Port-Royal ?...
– À moi ? Un rendez-vous ? Qu'aurais-je eu à faire d'un rendez-vous avec cette sorcière ?
– Elle voulait me le faire croire.
– Et vous l'avez crue ?
– Ou-oui !... par moments.
– Et vous avez un peu tremblé à votre tour ?
Il souriait en la regardant dans les yeux.
– Vous ? La séductrice qui ne connut jamais de défaites même sur le cœur des plus grands monarques ou des tyrans les plus redoutables ?
– N'était-elle pas une rivale de taille ? Terriblement habile et armée, non ? Mieux armée que moi en bien des choses qui pouvaient vous complaire : le savoir, par exemple, et...
– Un savoir artificiel et touché de folie qui ne pouvait que m'inquiéter plutôt que m'attirer. Comment avez-vous pu douter, mon amour ? Comment avez-vous pu craindre quoi que ce soit de ma part ?... Êtes-vous si peu consciente de votre incomparable séduction et de votre envoûtant pouvoir sur moi ? Comment pourriez-vous avoir des rivales en mon cœur ? Quelle folie ! Ne savez-vous pas qu'une personnalité de femme authentique, à la fois mystérieuse et sans artifices, ce qui est un don rare, attache plus profondément la passion d'un homme, que les rouées ne se l'imaginent.
« Certes, l'attraction de la chair sur nous autres, hommes, n'est pas à mésestimer, et des moins sots peuvent se laisser prendre aux capiteuses saveurs d'un beau corps, mais, moi-même, déjà enchaîné au joug de votre beauté et de votre charme ensorcelant, qu'aurais-je été chercher auprès de cette femme, malgré ses incontestables atouts ? Aussi bien, elle a deviné, dès le début, ma suspicion... Et ne pouvant jouer des dits atouts sur moi, elle feignait de quitter Gouldsboro, devinant que c'était la méfiance qu'elle m'inspirait qui me retenait céans, puis, dès que j'avais tourné le dos, ayant mis la voile pour Saint-Jean, tranquillisé que j'étais par ce départ, elle revenait pour vous prendre dans ses filets, vous, mon amour, mon trésor le plus précieux. Vous voyez que moi aussi, tout méfiant que je suis, je n'ai pu déjouer toutes les ruses d'une créature aussi diabolique !
– Elle était effrayante ! murmura Angélique avec un frisson.
On n'en finirait pas, de longtemps, de recenser les pièges que leur avait tendus Ambroisine, ceux dans lesquels ils étaient tombés, ceux que, par miracle, et comme protégés invisiblement, ils avaient pu éviter... Et comment, poussée par sa jalousie et sa haine démoniaque, elle avait voulu faire mourir Abigaël, parce que Angélique l'aimait, soit en la privant de secours possibles pendant son accouchement – et elle faisait porter par ses complices de l'alcool à la vieille Indienne, ou la nouvelle qu'un parti d'Iroquois approchait afin d'éloigner maître Berne, et elle versait une potion stupéfiante dans le café d'Angélique, mais c'était Mme Carrère qui l'avait bu... Alors Ambroisine feignait aussi d'avoir été droguée pour détourner les soupçons.
Et plus tard, retournant visiter Abigaël, elle versait un poison dans la tisane qu'elle savait préparée par Angélique pour l'accouchée.
Voici que l'homme aux épices et son Caraïbe, débouchant de la forêt sur la grève de Tidmagouche, éclairaient l'affaire de la taie écarlate. C'était lui qui avait vendu à la duchesse de Maudribourg le poison violent qu'elle avait versé dans la tisane. Il avait un peu de tout sur lui, cet homme ! Joffrey de Peyrac détermina qu'il s'agissait non d'un extrait de plantes mais de l'arséniate de fer.
Il avait aussi aidé de ses lumières à la fabrication du cordon de mèche explosive qui avait fait sauter l'Asmodée.
Apprenant tout cela, Villedavray voulait arrêter le pirate. Mais il apparut que cet errant des antipodes avait lui aussi été quelque peu victime de la démone et de ses complices sataniques. Pourchassé par eux parce qu'il en savait trop long et comprenant que, comme Clovis, il y allait de sa vie, il avait erré misérablement dans la forêt pour leur échapper ; il était à bout de forces.
– C'est bon ! accepta le gouverneur de l'Acadie. J'ai eu le hamac de son Caraïbe et sa pierre verte. Je lui laisserai la vie.
Le pauvre diable se coucha sur la plage les bras sous la nuque, son esclave olivâtre accroupi à côté de lui, et attendit le Sans-Peur, qui devait venir le rechercher par là vers l'automne, et le ramener aux îles.
Ce fut Phipps qui arriva le premier. L'Anglais se risquait dans les dangereuses eaux françaises pour essayer de joindre le comte de Peyrac.
Il avait entendu dire que celui-ci se rendrait à Québec pour négocier la situation du Maine et il était porteur de la part du gouverneur du Massachusetts de diverses recommandations à cet égard. Il était également chargé d'enquêter sur la mort du pasteur anglais qui avait été tué à Gouldsboro par un Jésuite.
Enfin il ramenait le soldat français Adhémar. Les puritains s'étaient déclarés incompétents à statuer sur le sort d'un tel personnage. Il était aussi difficile de le juger que de le pendre. Autant le refiler en douce aux Français.
Adhémar débarqua en héros. En revanche, Phipps avait perdu beaucoup de son mordant. Craintif, il regardait de tous côtés avec appréhension, et les affirmations qu'il se trouvait ici en territoire neutre et n'avait à craindre aucun coup de main des Canadiens, ne suffisaient pas à le rassurer. Il ne se rasséréna que lorsqu'il eut appris incidemment la fin de la duchesse et qu'il ne courrait plus aucun risque de se retrouver en face d'une femme aussi inquiétante.
Cette fin tragique avait affecté profondément le propriétaire du lieu, Nicolas Parys. Le vieux bandit avait mal accusé le coup qui le frappait dans ses visées sur la fortune de la duchesse de Maudribourg, et, qui sait ? dans la passion sénile qu'elle lui avait inspirée.
Il blanchit en deux jours, se voûta, brada ses terres au comte de Peyrac en quelques accords hâtifs, et malgré les protestations de Villedavray qui faisait remarquer que le gouvernement de Québec devait être mis au courant de ces tractations, et les cris de son gendre qui parlait d'héritage et de droits de succession : « Canso, c'est assez pour toi, gros lard », lui jeta-t-il – il descendit une dernière fois la grève de son royaume d'Amérique par un matin venteux qui annonçait l'arrière-saison, afin de s'embarquer sur le morutier breton.
La brise était aigre, ce matin-là. Et l'on s'impatientait devant le môle, de voir le gouverneur-marquis de Villedavray et le vieux Nicolas Parys chuchoter sans fin à l'écart, têtes rapprochées et nez à nez comme au confessionnal. Enfin ils en terminèrent avec cette conversation qui devait être, si on en jugeait à leurs mines, d'une extrême importance.
Le vieux seigneur de la côte est, enveloppé dans sa houppelande et serrant sa cassette sous le bras, monta dans la chaloupe qui l'attendait. Peu après, le morutier breton hissait les voiles et s'éloignait. Il ne reviendrait jamais à Tidmagouche.
Villedavray remonta la grève en se frottant les mains.
– Bonne affaire ! Au moment des adieux j'ai dit à ce vieux filou : « Je vous laisse quitte de l'argent que vous me devez sur l'an passé. Mais à une condition, c'est que vous me donniez votre recette de préparation du cochon de lait tel que celui que nous avons dégusté dans votre bouge mal éclairé, le premier soir de notre arrivée. » Vous vous souvenez, Angélique ?... Non ?... Évidemment nous étions tous un peu préoccupés, ce soir-là, mais le cochon de lait croustillant, c'était délicieux. Et je sais que le bougre est gourmet et à l'occasion met la main à la pâte. Il a été cuisinier avant de se faire naufrageur et propriétaire de grèves. Bref ! Je le tenais, et il m'a tout confié, aussi bien, il n'avait pas d'autre alternative. Je sais tout de son secret à un grain de poivre près... C'est une recette des Caraïbes que lui a enseignée un boucanier de ses amis et qui, en fait, tient ses origines d'un détour vers la Chine... On creuse un grand trou, on y met des braises..., il faut aussi une laque spéciale, mais ici nous avons d'excellentes résines, je vais envoyer des sauvageons en quérir en forêt... Marcelline, Yolande, Adhémar, venez tous... Au travail...
Il ôta son chapeau, sa redingote, releva ses manchettes de dentelles.
– Maintenant que nous voilà entre gens de bonne compagnie, nous allons nous préparer un festin royal... Et vous aussi, l'Anglais, ôtez votre couvre-chef en pain de sucre et venez m'assister à la rôtisserie... On va vous faire festoyer à la française. Ça vous changera de vos bouillies d'avoine de la Nouvelle-Angleterre.
On finirait donc par admirer la grande Marcelline ouvrant ses coquillages à la vitesse de l'éclair, tandis que les tréteaux dressés sur la plage, dans le soir tombant, se garniraient de mets odorants et croustillants. Chacun avait voulu jouer sa partie et même l'intendant Carlon s'était lancé dans la fabrication d'une sauce.
On alluma des torches quand la nuit vint et des feux tout alentour.
– Dansons, les Basques ! s'écria Hernani d'Astiguarza... Une dernière farandole avant de regagner l'Europe !...
Malgré les efforts des démons pour attrister les humains de bonne volonté, la saison d'été se terminait en beauté.
Le lendemain, les Basques mirent à la voile, vers l'Europe, puis Phipps vers sa Nouvelle-Angleterre.
Qu'attendait-on sous ce ciel d'opale ? La pluie ne s'annonçait pas encore. La poudre tombait des arbres, des sapins, des épinettes noires, en quenouilles hérissées tout le long des falaises. Des relents d'incendie venaient de l'arrière-pays.
Son séjour comme captif des puritains paraissait avoir fort débrouillé Adhémar. Il s'était promu cuisinier-chef pour toute la noble société. Et s'étant fabriqué une toque blanche qui s'associait on ne peut mieux à son uniforme avachi, il annonçait triomphalement, quand sonnait l'heure du dîner :
– Nous deux Yolande, on vous a préparé un de ces homards ! Venez goûter ça.
– Il est très bien ce garçon, estimait Villedavray, j'ai envie de le prendre à mon service. Et vous, Angélique, vous devriez vous attacher la petite Yolande comme chambrière. Elle est charmante, cette enfant, sous ses dehors bourrus. Je l'aime beaucoup et je voudrais lui donner l'occasion de sortir de son trou sauvage. D'autant plus qu'elle a l'air de bien s'entendre avec ce nommé Adhémar...
Angélique regardait la « petite » Yolande transportant des couffins de coquillages ruisselants avec l'aisance d'un débardeur turc. Elle la voyait mal en soubrette.
– Eh bien ! Elle vous servira de garde du corps, proposa Villedavray. À Québec, cela pourra vous être utile...
– Mais, je vous en prie, intervint Carlon qui se trouvait là ainsi que quelques gens de sa suite, confirmez-moi, comte – et il se tournait vers Joffrey de Peyrac également présent – confirmez-moi s'il s'agit d'une plaisanterie ou d'un projet sérieux. J'entends sans cesse le marquis s'adresser à Mme de Peyrac comme s'il ne faisait aucun doute que vous-même et votre épouse comptiez vous rendre en Nouvelle-France et même en sa capitale et y passer l'hiver.
– Mais, bien sûr qu'ils s'y rendront, affirma Villedavray en pointant du nez. Je les ai invités chez moi et je n'admettrais pas que quiconque se montre incivil envers mes hôtes...
– Mais enfin vous dépassez les bornes, s'emporta l'intendant de la Nouvelle-France, vous en parlez comme s'il s'agissait de se rendre à médianoche dans le quartier du Marais ! Quand vous avez quelque chose en tête, vous ! Vous refusez de regarder la réalité en face. Nous ne sommes pas au cœur de Paris, mais à des milliers de lieues, et responsables de territoires immenses, déserts et dangereux. La position de M. de Peyrac est celle d'un intrus que nous avons plus ou moins le devoir de déloger de ses positions et s'il s'avisait de se rendre sous Québec nous devrions le considérer en ennemi franchissant les eaux territoriales. De plus, vous n'ignorez pas que la ville est fort divisée au sujet de la comtesse, son épouse. Pour des raisons plus ou moins rationnelles, on s'est monté la tête à son propos, on lui prête des pouvoirs obscurs, on a colporté sur elle des horreurs. Si elle a l'imprudence de venir à Québec, on lui lancera des pierres !...
– J'ai des boulets pour répondre aux pierres, riposta Peyrac.
– Parfait ! J'enregistre votre déclaration ! triompha Carlon, sarcastique. Vous entendez, marquis ?... Ça commence bien !
– Pax ! dit Villedavray impérieux. Nous venons de déguster ensemble un excellent homard. C'est la preuve que tout peut s'arranger. Je parlerai votre langage, monsieur l'intendant. Politiquement, la visite de M. de Peyrac s'impose. Puisque nous sommes loin du soleil, c'est-à-dire des caprices de Versailles et de ses fonctionnaires parisiens, profitons-en pour œuvrer en personnes raisonnables, c'est-à-dire qui ont la sagesse de s'asseoir autour d'une table de discussion avant d'en venir aux mains. C'est pourquoi, et non par simple légèreté comme vous l'insinuez, que j'insiste tant pour que cette visite ait lieu. Et il est indispensable que Mme de Peyrac accompagne son mari, précisément pour dissiper par sa présence, en se faisant mieux connaître, l'inquiétude et l'hostilité suscitées par des ragots. Ragots sans fondement mais systématiquement répandus, à seule fin de dresser l'opinion contre toute solution autre que violente du conflit qui nous oppose au comte.
– Répandus par qui ? interrogea Carlon, agressif.
Villedavray n'insista pas. Il savait que Carlon, gallican invétéré, était tout dévoué aux jésuites. Ce n'était pas le moment de remuer ce feu couvant sous braises.
– Convenez que j'ai raison, reprit-il persuasif. Vous avez pu vous rendre compte aussi bien ici qu'à la rivière Saint-Jean que M. de Peyrac qui a fondé le port de Gouldsboro et s'est implanté, au surplus, le long du Kennebec, n'est ni un plaisantin ni homme à se laisser déloger facilement, et que la sagesse, je le répète, est le compromis si nous voulons ménager la paix de la Nouvelle-France, en général, et de l'Acadie en particulier.
– Je vois ! Je vois ! constata Carlon, amer. Je gage que vous avez dû déjà vous arranger avec lui pour vos dividendes...
– Hé ! Qui vous empêche d'en faire autant ? riposta Villedavray.
Devant cet échange fiévreux de paroles décisives, Angélique avait en vain essayé d'ouvrir la bouche. Elle estimait qu'elle avait tout de même son mot à dire. Mais elle s'aperçut que Joffrey lui faisait signe de ne pas intervenir.
Plus tard, l'attirant à l'écart, il lui dit qu'il y avait un certain temps qu'il partageait l'opinion de Villedavray sur la nécessité d'aller en personne s'expliquer avec le gouvernement de Québec. Malgré l'audace d'une telle démarche dangereuse pour lui, non seulement considéré en allié des Anglais, mais ancien condamné de l'Inquisition, comme pour elle, banni du roi de France, malgré le risque de tomber dans un guet-apens, de se trouver pris comme dans une souricière au sein de Québec la française, leur position en Amérique du Nord était désormais telle qu'il pouvait envisager de parler d'égal à égal avec les représentants de l'autorité royale, dans ses colonies lointaines. Cet éloignement même changeait les données de la rencontre. Et l'isolement dans lequel vivaient les Canadiens, ces Français du Nouveau Monde, loin de la mère patrie, pour ne pas dire l'abandon dans lequel on les laissait quelque peu, les rendait plus indépendants, plus aptes à régler les questions qui les concernaient directement, selon les impératifs du présent, et sans se soucier du passé.
Peyrac était déjà assuré de la sympathie du gouverneur, un Gascon comme lui, M. de Frontenac, ce qui était un atout d'importance.
Autre pion à considérer, au centre des passions et qui ne s'était pas prononcé encore à leur sujet, l'évêque, Mgr Laval, une forte personnalité, dont l'adhésion ou la réserve pouvait décider de bien des choses.
Restait les jésuites, franchement hostiles et surtout le plus influent de tous, ce père d'Orgeval qui semblait se trouver l'instigateur du complot diabolique dont ils avaient failli être les victimes. Jusque-là, il s'était dérobé au face à face. La présence de ses adversaires à Québec l'obligerait à se montrer et à les affronter le visage nu ou s'il voulait se dérober encore, de voir affaiblir, à coup sûr, sa position, car il ne devait pas ignorer que dans de telles rencontres politiques les absents ont toujours tort.
Tout militait donc pour encourager le comte de Peyrac dans cette expédition, et même avant de quitter Gouldsboro pour la rivière Saint-Jean, il avait pris secrètement sa décision, se réservant d'y renoncer si des événements imprévus s'opposaient, avant l'automne, à son exécution. Cependant, en vue de cette visite dans la vivante petite capitale de la Nouvelle-France, il avait donné rendez-vous au Sans-Peur sur le golfe Saint-Laurent, dans les premiers jours d'octobre, après avoir chargé Vaneireick de se rendre dans les riches villes espagnoles du golfe des Caraïbes faire l'acquisition de présents qu'il se réservait d'offrir aux notables de Québec.
Et n'ignorant pas que le principal obstacle qu'opposerait Angélique à ce projet de voyage, ce n'était pas certes la crainte d'affronter Québec, mais l'ennui d'être séparée, un hiver entier, de sa fille, et sans grande possibilité d'avoir des nouvelles fréquentes de l'enfant, il avait envoyé un message à l'Italien Porgani, chef de son poste de Wapassou.
Il le chargeait de faire escorter la petite Honorine jusqu'à Gouldsboro, d'où, suivant des instructions ultérieures qu'il avait remises à Colin, un navire l'amènerait sur le golfe Saint-Laurent, où ses parents l'attendraient. Elle devait déjà être en chemin, contournant la presqu'île de la Nouvelle-Écosse, à bord du Rochelais. Il s'en fallait de quelques jours.
Les obstacles tombant, Angélique se laissa aller à la joie de revoir bientôt sa petite fille, dont il lui semblait qu'elle ne lui avait jamais été si chère, et aussi à l'excitation qui l'envahissait à l'idée de cette expédition de Québec. Elle prêta une oreille plus attentive aux descriptions dithyrambiques de Villedavray, qui se préparait minutieusement et presque heure après heure, pour son hiver québécois, un programme de festivités et de réjouissances près desquelles pâliraient les meilleurs divertissements de Versailles.
– Versailles ! Ne m'en parlez pas ! C'est une trop grosse machine à remuer. C'est surfait. Il faut être en petit comité pour s'amuser...
Des deux navires attendus, le Sans-Peur arriva le premier. Il eut la bonne idée d'aller s'embosser dans les criques rougeâtres de l'île Royale, et Vaneireick, seul avec son second, vint visiter le comte de Peyrac à Tidmagouche, et apporter les marchandises qu'il avait été chargé d'acquérir.
On n'eut pas à subir les trognes patibulaires de son équipage et si Aristide Beaumarchand rencontra son frère de la côte de pénible mémoire, Hyacinthe Boulanger, afin de trafiquer des résidus de mélasse pour la fabrication de son « coco-merlo », cela ne dérangea personne.
Le choix de Vaneireick quant aux présents à offrir aux dames et aux personnages influents de Québec était des meilleurs. Les couvents se réjouiraient de recevoir en don des tableaux religieux de belle facture. Il y avait des ornements d'église et des objets du culte d'or et de vermeil, et dans le domaine profane des bibelots, des bijoux, un petit ange en or et émail d'un artiste italien réputé du XVème siècle, une coupe en or massif, également d'origine italienne, représentant un coquillage et dont le pied était formé d'une tortue d'or ciselé, incrustée d'écaille et qui portait sur sa carapace un lézard de jade vert.
Joffrey de Peyrac mit de côté cette petite merveille en disant : « Pour Mme de Castel-Morgeat. »
Le plus précieux était représenté par deux « Agnus Dei », sortes de petits reliquaires d'or contenant une pastille de cire. Les conditions dans lesquelles étaient fabriquées ces pastilles au cours de la messe pascale du Pape à Rome en faisaient des amulettes très recherchées parce que fort rares et passant pour apporter la protection toute spéciale des saints et de la Vierge Marie. Vaneireick les avait obtenues d'un évêque espagnol, on ne savait pas si c'était en échange d'un service rendu ou sous la menace, mais elles étaient absolument authentiques et sans aucune falsification possible.
Peyrac en réserva un pour Mgr Laval et l'autre – on s'étonna un peu – pour cette femme qui tenait un estancot dans la Basse-Ville, et qui avait de ce fait un certain pouvoir souterrain sur la population mâle de la cité : Janine Gonfarel.
Il y avait également profusion d'étoffes de toutes sortes : velours et soieries, robes et colifichets, qu'Angélique répertoria et rangea avec l'aide des Filles du roi.
Celles-ci seraient naturellement du voyage. Et l'on espérait qu'en suivant leur destin prévu, celui d'épouser quelque bon célibataire canadien, elles oublieraient la terrible aventure à laquelle elles avaient été mêlées. Delphine les avait prises en charge avec autorité et compétence. Elle s'entretenait souvent avec Angélique. Les événements qu'elle avait vécus l'avaient profondément marquée. Elle demanda à Angélique si celle-ci voudrait la prendre comme demoiselle de compagnie lorsqu'elle serait à Québec.
Angélique avait déjà accepté Yolande comme chambrière. Elle pensait que ces projets étaient prématurés et que Delphine se remettrait et serait contente d'être présentée à Québec à de jeunes officiers, selon les conventions de son engagement. Elle lui dit de continuer de s'occuper de ses compagnes jusqu'à leur arrivée dans la capitale de la Nouvelle-France.
– Aussi bien, nous ignorons l'accueil qui nous y sera fait. Vous serez peut-être obligée de vous dissocier de nous.
Il fallait aussi régler le sort du pauvre Job Simon, l'ex-capitaine de La Licorne naufragée, qui errait comme un corps sans âme, avec le mousse rescapé à sa suite.
Le comte de Peyrac lui proposa le commandement d'un morutier qui appartenait à la flotte de Gouldsboro et qui croiserait désormais dans les parages de Tidmagouche, assurant plus ou moins la colonisation du lieu par un trafic de poissons séchés, d'accueil et de ravitaillement d'eau douce et de vivres frais pour les navires arrivant d'Europe et qui feraient là leur première escale après la traversée de l'Océan.
Un portage établi par l'isthme de Chignecto maintiendrait les liens avec la Baie Française et Gouldsboro.
Angélique avait été intriguée de voir reparaître sain et sauf le vieux capitaine à la tache de vin. Dans le guêpier où ils se trouvaient tous au moment où il avait décidé de fuir avec son mousse, elle n'avait pas envisagé un seul instant que le pauvre homme pût échapper aux assassins qui hantaient les bois. Il lui confia sa ruse.
– Je ne suis pas parti par la forêt. Je savais qu'« ils » m'y rattraperaient vite. Je suis allé me fourrer dans un trou de rocher, une grotte que j'avais repérée. On est resté là, cachés avec le gamin, les quelques jours qu'il a fallu encore à M. de Peyrac pour arriver.
– Mais comment vous nourrissiez-vous ?
– Un des Bretons, un gars que j'avais repéré et qui est de l'île de Sein, comme moi, nous apportait chaque jour à manger. On était peinards...
Lui aussi se remettrait de son aventure invraisemblable, le pauvre capitaine, et la vue de la Licorne dorée, à la pointe d'ivoire, affrontant l'écume de la mer, le consolerait peu à peu.
Avant de regagner sa concession sur la Baie Française, la grande Marcelline vint trouver Angélique.
– M. de Villedavray voudrait que je lui confie Chérubin pour qu'il le fasse élever à Québec, expliqua-t-elle. Jusqu'ici j'ai refusé. Il est encore bien petit et un enfant, ça n'est tout de même pas un jouet à montrer dans les salons. Mais maintenant que vous allez aussi là-bas et que Yolande vous accompagne, c'est différent. Si le petit est avec sa sœur et sous votre protection, je serai plus tranquille et, pour cette année au moins, je peux faire ce plaisir à M. le gouverneur. Mais à condition que ce soit vous qui décidiez de tout pour le petit...
Puis la voile du Rochelais pointa à l'horizon et ce fut un moment de grande liesse.
Tout le monde était sur la plage lorsque la chaloupe amena les passagers parmi lesquels on distinguait la coiffe blanche d'Elvire Malaprade et la petite silhouette d'Honorine engoncée dans son capuchon.
Angélique entra dans l'eau pour s'en saisir la première et la serrer sur son cœur. Elle ne se lassait pas de l'embrasser, de la contempler, de la trouver changée et grandie et plus belle que jamais.
La vie reprenait des dimensions paisibles, familières, aux couleurs du bonheur.
Octave Malaprade et son épouse, la gentille protestante rochelaise Elvire, avaient tenu à accompagner eux-mêmes Honorine jusqu'au terme de son voyage. Ils apportaient toutes sortes de nouvelles détaillées sur la vie de Wapassou, et retourneraient ensuite hiverner à Gouldsboro où ils avaient laissé leurs deux garçons Thomas et Barthélémy. Octobre s'avançait et il devenait hasardeux d'entreprendre sans nécessité un retour vers le Haut-Kennebec.
On avait tant parlé à Tidmagouche d'Honorine de Peyrac que même ceux et celles qui ne la connaissaient pas, en particulier les Filles du roi, étaient enchantés de son arrivée. Elle passa de bras en bras, et l'on admirait sa bonne mine et sa chevelure de cuivre sur ses épaules. Cantor accourut, Wolverines sur les talons.
– Ah ! Voilà la petite rouquine ! s'écria-t-il, comment vous portez-vous, damoiselle ?...
Il l'attrapa par les deux mains et se mit à danser le gigue avec elle en scandant.
– Nous irons à Québec ! Nous irons à Québec !...
Lorsque le brouhaha de l'arrivée se fut un peu calmé et qu'Honorine eut repris son souffle, elle alla se planter devant Angélique et lui annonça avec solennité :
– Le petit chat est là aussi ! Je l'ai apporté pour toi. Il voulait te revoir.
*****
Ainsi tout finissait bien.
Le petit chat était là, ce petit chat de navire pitoyable et hardi, qui avait surgi devant Angélique alors qu'en un soir qui paraissait maintenant lointain elle veillait pour la première fois la duchesse de Maudribourg. Le petit chat, esprit mutin, innocent, s'incarnant pour se mêler à la vie des humains et y jouer on ne savait quel rôle d'avertissement et de protection.
Il était là sur la table, dans le salon du château arrière du Gouldsboro, et Honorine et Chérubin de chaque côté de la table le regardaient tandis qu'il se livrait consciencieusement à sa toilette. Il avait grandi lui aussi, le petit chat. Il avait une belle queue fournie, un long cou, une tête fine. Il avait gardé sa grâce et ses sentiments exclusifs pour Angélique.
La houle berçait le Gouldsboro, beau navire, remontant toutes voiles tendues vers le nord, à travers les îles du golfe Saint-Sauveur.
Au passage, on avait fait halte à Shédiac où Villedavray voulait reprendre ses bagages et particulièrement son poêle hollandais. Caisses et ballots attendaient intacts et épargnés par miracle, mais, naturellement, Alexandre n'était plus là depuis belle lurette.
– Pleurez pas, dit au gouverneur de l'Acadie le grand Defour qui les quittait là, on vous le renverra votre blondin... un jour... Quand il sera fatigué de sauter les rapides. Que voulez-vous : il faut que jeunesse se passe !
La flotte que le comte de Peyrac amenait sous Québec se composait de cinq bâtiments. Le Gouldsboro, les deux navires razziés aux pirates d'Ambroisine et dont le comte d'Urville et Barssempuy assuraient chacun le commandement, puis deux petits yachts hollandais, dont Le Rochelais que Cantor avait repris en main, tandis que Vanneau dirigeait le second.
À bord du Gouldsboro se trouvaient à titre d'hôtes Carlon, son géographe et Villedavray.
– À titre d'hôtes ou... d'otages, interrogeait parfois l'intendant Carlon, mi-figue mi-raisin.
Le marquis haussait les épaules et jouissait de la vie. Tout s'arrangerait ! Il lorgnait de loin « son » navire, et méditait sur les enjolivements et le nom à lui donner.
– Qu'est devenu votre aumônier ? lui demanda un jour Angélique. Il vous avait rejoint à Gouldsboro, mais depuis on dirait qu'il s'est évanoui dans la nature.
– C'est à peu près cela... Il ne voulait pas m'accompagner à Tantamare. Il n'aime pas Marcelline. Il voulait rentrer à Québec. Je lui ai dit : « Qu'importe ! Allez-y à pied, à Québec. » Eh bien ! C'est ce qu'il a fait. Il est parti... à pied. Il y a dans l'air en Acadie, quelque chose qui peut rendre déraisonnable le plus rassis des Oratoriens. Mais ne craignez rien. Il sera, je parie, le premier que nous apercevrons sur le quai....
On croisa une flottille d'Indiens du Nord qui étaient petits, rabougris, jaunes. On les disait cannibales et on les appelait Eskimos, ce qui veut dire : mangeurs de viande crue. On leur troqua un peu d'eau-de-vie contre une magnifique peau d'ours blanc, dont le comte de Peyrac fit faire un manteau pour Angélique. Il en restait encore pour Honorine. Elle était ravissante là-dedans, une véritable petite princesse des neiges avec ses cheveux d'or rouge sur ce blanc somptueux.
– Votre fille est exquise, comte, disait Villedavray, elle a un port de reine et un visage des plus intéressants. Mais d'où tient-elle cette chevelure d'un blond vénitien ?...
Il s'attendrissait en regardant Chérubin.
– Je lui ferai tailler un petit costume de velours bleu... Ah ! La vie de famille. Au fond, c'est charmant !... Si j'épousais Marcelline, qu'en dites-vous ?
On se récriait. Marcelline à Québec ! Impensable ! La Baie Française perdrait l'un de ses fleurons.
Un autre enfant se mêlait aux jeux d'Honorine, de Chérubin et du chat. C'était le jeune Abbial, l'orphelin suédois recueilli sur les quais de la Nouvelle-York par le père de Vernon.
On l'avait vu descendre de la chaloupe le jour de l'arrivée d'Honorine. Et c'était un soulagement pour tous d'apprendre que le petit étranger n'avait pas été aussi une victime des criminels, complices d'Ambroisine.
À Gouldsboro, on l'avait vu sortir de la forêt peu après le départ d'Ambroisine et d'Angélique pour Port-Royal. Mené devant Colin Paturel, il avait expliqué qu'il s'était enfui par peur de cette femme démoniaque contre laquelle le père de Vernon l'avait mis en garde, lui recommandant, s'il lui arrivait malheur, de porter son bagage et la lettre qu'elle contenait à Mme de Peyrac et à elle seule. Le jésuite avait donc eu le pressentiment de sa mort prochaine. Après la disparition de son protecteur, l'enfant avait cherché à pénétrer dans Gouldsboro pour joindre Angélique. Mais un homme était venu vers lui et, mû par un secret instinct, il avait deviné que cet homme lui voulait du mal. Il s'était enfui. Pendant quelques jours, il avait senti des inconnus menaçants sur ses pas. Enfin, un soir, il avait réussi à se faire introduire dans le fort pour y attendre Angélique. Mais alors qu'il lui remettait la missive, Ambroisine avait surgi à nouveau devant lui. Terrifié, il s'était enfui, une fois de plus, se réfugiant dans la forêt où il vivait comme une bête des bois, rôdant à la lisière de l'établissement jusqu'au jour où, comprenant que la femme mauvaise était partie, il avait osé reparaître et se présenter au gouverneur Colin Paturel.
On l'emmènerait à Québec puisqu'il était baptisé et que le père de Vernon en aurait voulu ainsi. Et puis son frêle témoignage soutenant la lettre écrite par l'éminent Jésuite ne serait peut-être pas inutile.
Les pions prenaient leurs places sur l'échiquier de cette partie qui s'était jouée au cours de l'été. Cantor rappelait que, chargé par son père d'explorer les îles de la baie du Mont-Désert, devant Gouldsboro, il avait trouvé, sur un îlot, récemment abandonné par un équipage qui y avait radoubé, un étendard aux armes d'un lion griffu. Là, avait dû jeter l'ancre le navire à la flamme orange. Là, la Démone venait rejoindre son frère afin d'y prendre son manteau doublé d'écarlate, ses bas rouges...
– Pourquoi ne m'as-tu pas communiqué ce fait ? demanda Angélique à son fils. J'ai eu assez de peine à établir qu'Ambroisine avait des complices... Cela m'aurait aidée. Nous aurions gagné du temps.
– Cela l'aurait peut-être alertée contre moi. Vous ne la soupçonniez pas encore et ma position était inconfortable.
Certaines choses s'éclairaient. D'autres restaient dans l'ombre et il faudrait du temps pour démêler l'écheveau de cet esprit trompeur, Ambroisine, et quelles avaient été, à plusieurs reprises, ses intentions exactes. Une chose semblait certaine, le complot dirigé à la fois contre Gouldsboro et contre la force morale de ceux qui l'avaient créé, avait été ourdi de longue date et, sans doute même avant qu'Angélique y abordât. Sa venue ainsi que celle des protestants n'avaient fait qu'ajouter à l'usage de détruire un établissement qui se posait en État indépendant, allié des Anglais. Déjà à Paris, on avait vendu ces mêmes terres à un corsaire Barbe d'Or, à charge de s'y établir, et la duchesse de Maudribourg avait été priée, pour la rémission de ses péchés, d'y amener une recrue de Filles du roi. Et de plus elle avait dû recevoir carte blanche afin de s'implanter à Gouldsboro.
Certes le choix était bon. Qu'était le pauvre Pont-Briand, envoyé pour ébranler la fidélité d'Angélique, à côté de ce chef-d'œuvre de séduction, Ambroisine la Démone ? Tentatrice en tous genres, disait Villedavray avec ironie.
Le père d'Orgeval avait-il envisagé le déchaînement criminel possible de sa « pénitente » ou celle-ci, se heurtant à des adversaires d'une force imprévue, avait-elle outrepassé les consignes reçues ? Ceci serait à éclaircir à Québec, entre gens de bon sens et de bonne volonté.
Et Angélique pensait parfois à la ville à conquérir, la ville sur son roc rouge et qui les attendait aux rives du grand fleuve tandis qu'ils voguaient sur les eaux troubles de cette mer déjà hivernale, dans la pourpre des couchants et la nacre des aurores polaires.
Au large de la grande île d'Anticosti, peuplée d'ours blancs monstrueux et d'oiseaux criards, Joffrey de Peyrac fit rassembler sa flotte.
Tandis que les navires dispersés prenaient le temps de se rapprocher et de se ranger sous le vent, à proche distance les uns des autres, le comte de Peyrac entraîna Angélique dans la luxueuse pièce du château-arrière qui était leur refuge à tous deux sur ce navire.
Cette pièce du Gouldsboro était déjà pour eux évocatrice de souvenirs. Là, Angélique était venue supplier le Rescator de sauver ses amis protestants, là, une seconde fois, à genoux devant lui, elle avait demandé leur grâce, là, pour la première fois, il avait ôté son masque lui montrant – oh ! joie trop violente à recevoir ! – son visage ressuscité, là, pour la première fois, après quinze années d'absence, il l'avait reprise dans ses bras et l'avait aimée, et la chambre aux objets précieux, au confort oriental, qu'éclairait d'un jour blafard la grande fenêtre cloisonnée de bois doré, raconterait toujours les étapes à la fois déchirantes et merveilleuses du renouveau de leur amour.
– J'ai un cadeau pour vous, dit Joffrey de Peyrac en désignant sur la table un écrin. Vous souvenez-vous de ce que nous nous sommes dit l'autre jour ?... Que nous ne nous quitterions plus jamais ?...
– C'était peut-être présomptueux ! Pourtant, je sentais en cet instant que, même si la vie, dans sa réalité, nous contraignait encore à nous séparer momentanément, les liens qui nous unissaient ne pourraient plus jamais être rompus.
– Oui, et c'est bien le même sentiment que j'ai partagé. Alors le moment me semble venu de...
Il s'interrompit et, prenant les deux mains d'Angélique, il les tint un moment dans les siennes, comme s'il se recueillait.
– Le moment me semble venu d'affirmer à la face du monde les liens sacrés qui nous unissent depuis si longtemps et dont le symbole nous a été, jadis, si cruellement arraché.
Il ouvrit l'écran et elle vit, posés sur un velours noir, deux anneaux d'or. Il passa l'un d'eux à l'annulaire de sa main gauche comme il l'avait fait jadis sous la bénédiction de l'évêque de Toulouse puis l'autre au doigt d'Angélique. Puis il baisa à nouveau les deux mains qu'il tenait, en murmurant avec ferveur :
– À la vie, à la mort, et pour l'éternité, n'est-ce pas mon enfant chérie, mon amour, ma femme bien-aimée ?...
Les navires étaient rangés sous le vent. Au signal ils s'ébranlèrent, poursuivant leur marche vers le nord-ouest.
Le lendemain, deuxième jour du mois de novembre, par un ciel clair et un froid pur d'hiver, ils franchissaient le cap de Gaspé et ils entraient dans l'embouchure du Saint-Laurent.
FIN
1 Se matachier : se peindre le corps en l'honneur de la fête.
2 Presqu'île de la Nouvelle-Écosse.
3 Cf. « Angélique et le Nouveau Monde ».
4 Les auteurs rappellent aux lecteurs que les faits évoqués là par Villedavray sont authentiques. Au siècle de Louis XIV la sorcellerie jouait un rôle primordial. La Cour et les couvents furent témoins de désordres extravagants. Des milliers d'enfants nouveau-nés furent immolés dans les messes noires. L'« Affaire des Poisons » en France et celle des « Sorcières de Salem » en Amérique allaient éclater quelques années plus tard.
5 Certains termes utilisés dans la lettre du Jésuite ont été empruntés à une lettre du XVIIe siècle traitant d'un cas de démonologie.
6 Expression désignant l'homme du peuple.
7 Surnom donné par les Indiens au comte de Peyrac.