Chapitre 1
Enfin le départ avait eu lieu.
Avec quelques hommes d'équipage, les deux femmes et leurs bagages, Adhémar qui avait reparu après le départ du gouverneur Villedavray, Adhémar qui toujours geignard et craignant la mer ne pouvait envisager désormais de vivre en Amérique, sans être sous la protection directe de Mme de Peyrac, avec le frère Marc, Récollet, qui se décidait soudain à reprendre la route mais voulait aller reconnaître quelques fleuves et rapides de la presqu'île, avant de regagner Sainte-Croix par l'isthme de Chignecto, avec le jeune Alistair MacGregor qui voulait visiter à Port-Royal sa nombreuse parenté, car sa grand-mère française et son grand-père écossais étaient tous deux originaires du lieu, qu'ils avaient quitté jeunes mariés pour aller s'installer à l'île Monégan, avec quelques autres qui avaient envie de changement et quelques Indiens de passage, Le Rochelais avait quitté Gouldsboro pour se diriger ouest-sud-ouest vers l'établissement français et peut-être l'établissement européen le plus ancien de l'Amérique du Nord.
La terrible Baie Française tenait à sa réputation.
Si courte que fût la traversée vers Port-Royal, une tempête se leva durant ce temps qui donna au petit yacht Le Rochelais vingt fois l'occasion de périr.
Franchir le goulet qui permettait de pénétrer dans le bassin de Port-Royal prit deux heures. Deux heures de luttes contre les cavalcades géantes des vagues aux crêtes écumeuses. Par instants, on apercevait, émergeant d'une brume pluvieuse, sur les deux flancs du navire, de hautes falaises noires chevelues d'arbres et dangereusement proches.
Vanneau et l'Acadien qui leur servait de pilote étaient couchés sur la barre pour la maintenir dans la bonne direction. Par deux fois, Cantor, qui avait le commandement du navire, culbuta et roula contre la rambarde pour avoir dédaigné de s'accrocher ou même de se lier en quelque point.
Par contre, lorsqu'ils atteignirent les eaux plus calmes du bassin, un brouillard à couper au couteau les y attendait comme une sentinelle rébarbative, barrant impérativement l'entrée et empêchant toute avance.
Le navire y pénétra cependant et fit quelques milles, plongé dans une opacité blanche et oppressante, puis le pilote proposa de jeter l'ancre.
– Nous devons être en face de l'établissement, mais pour descendre avec la chaloupe et aborder, autant savoir où l'on va. Et en continuant, on risquerait de heurter un navire à l'ancre devant le port. Lorsque le soir viendra, peut-être pourra-t-on distinguer les lumières des maisons ?
Cette attente permit aux passagers et particulièrement aux deux femmes, Angélique et la duchesse de Maudribourg, de se reposer et de mettre de l'ordre dans leurs vêtements et leurs bagages. Bien qu'à l'abri dans la petite cabine du château arrière, elles avaient été fortement secouées. Le coffre aux scalps de Saint-Castine, mal arrimé, avait glissé et avait légèrement blessé Angélique à la cheville.
Un peu avant son départ Saint-Castine était revenu s'informer :
– M. de Peyrac a-t-il emporté mon coffre pour remettre au gouverneur de Québec ?
– Non, lui dit Angélique. Il n'allait pas à Québec et il est peu probable que nous nous y rendions.
– Alors, prenez-le avec vous jusqu'à Port-Royal. M. de la Roche-Posay aura l'occasion de le faire parvenir en haut lieu. Il faut que je puisse prouver ma bonne volonté à M. de Frontenac et à toute la clique...
Ce coffre de bois, lourdement cerclé de cuivre ferronné, était fort encombrant. De toute façon, il ne semblait pas indiqué à Angélique de promener une telle provende de chevelures anglaises en des eaux où grouillaient des centaines de navires bostoniens ou virginiens. Mais elle ne pouvait refuser ce service à Castine qui, lui au moins, était un allié sûr, grâce auquel les massacres abénakis suscités par les jésuites avaient été arrêtés à la rive ouest du Kennebec.
Et puis tant pis, elle avait pris ce coffre. Saint-Castine l'assommait avec des explications. L'espèce d'inconscience qui l'habitait tel qu'il était, centré sur ses propres préoccupations, ses Indiens, ses scalps, son beau-père le chef Mateconando, sa fiancée Mathilde, faisait à Angélique l'impression d'un détail incongru s'introduisant bêtement au sein de son cauchemar personnel et brouillant encore le fil de ses idées et de ses raisonnements.
Quelque chose se jouait autour d'elle dont elle ne parvenait plus entièrement à maîtriser la réalité, à saisir le sens, la direction, la vérité, quelque chose où son propre sort, sa vie, sa raison étaient en jeu, et aussi le sort de ceux qui lui étaient chers, et Saint-Castine était là à lui parler de ses scalps anglais.
– Bon ! Qu'on l'embarque, ce coffre !
Elle voulait partir à tout prix.
Elle laissait son chat presque guéri aux enfants Berne. Maintenant que la petite bête avait échappé à la mort, qu'Abigaël et le bébé se trouvaient en bonne santé, rien ne pouvait la retenir à Gouldsboro.
Mais Colin, lorsqu'elle l'avait averti, avait pris l'annonce de ce départ avec une émotion inattendue, lui opposant un visage furieux, un regard de colère contenue.
– Non ! Tu ne partiras pas ! Mme de Maudribourg peut très bien faire le voyage seule.
C'était un autre homme qu'elle avait devant elle... Barbe d'Or ! Barbe d'Or l'inconnu ! Se souvenant des paroles d'Ambroisine de Maudribourg, Angélique avait senti à nouveau se creuser en elle ce vertige d'inquiétude qui la laissait pantelante au bord d'une panique presque enfantine. Elle avait ressenti cela en lisant la lettre du père de Vernon... La soudaine absence d'un ami sûr... et même pire, la découverte d'un ennemi là où elle avait édifié en son cœur l'assurance d'une amitié ou d'une fidélité. Était-il possible qu'il en fût de même de Colin ?... Non ! ce n'était pas possible. Elle avait vu Joffrey poser sa main sur l'épaule de Colin et les regards des deux hommes s'étaient croisés. Un tel regard entre deux hommes ! Confiance, aveu, droiture. « Et maintenant ! semblaient dire ces regards d'hommes, ces yeux bleus du Normand, ces yeux noirs du seigneur d'Aquitaine, maintenant, entre nous, c'est à la vie, à la mort. » Elle les avait vus par la fenêtre et ils ne se savaient pas observés. On ne peut pas se tromper sur un tel regard. Ou bien alors c'est qu'elle devenait folle, elle, Angélique... ou alors que tout n'était qu'apparence, mensonge... que la signification du monde visible lui échappait soudain... que les mots, les regards muets n'avaient plus le même sens, que tout devenait trouble, double. Les uns savaient, voyaient l'envers... et elle, seule, éperdue, ne voyait que l'endroit. Chacun de ces visages lisses, humains, de sa connaissance, qui l'entouraient, portaient-ils un masque ?... Elle ne se sentait point assez habile pour en décider.
Si profonde était sa perplexité qu'elle avait mis un certain temps avant de répondre à Colin, et avec plus de calme qu'elle l'eût fait normalement.
– Pourquoi t'y opposer ? Je ne comprends pas. L'enfant d'Abigaël est né maintenant. Rien ne me retient ici...
Colin se contenait avec peine. Une véritable anxiété et même une angoisse se lisaient sur ses traits, bien qu'il fît effort, la première réaction passée, pour parler modérément.
– M. de Peyrac sera contrarié de ne pas vous trouver ici à son retour ! dit-il.
– Mais, précisément, c'est pour le joindre plus tôt que je veux me rendre à Port-Royal puisqu'il doit y faire relâche en revenant de la rivière Saint-Jean avant de regagner Gouldsboro.
Le gouverneur parut se calmer soudain. Une expression rusée et concentrée qu'elle lui connaissait bien, remplaça sur ses traits celle de la colère et de l'inquiétude tandis que ses yeux se fermaient légèrement. Il ressemblait à un gros animal qui vient de percevoir au fond de la forêt un bruit insolite et se recueille afin de discerner de quelle sorte de bruit il s'agit.
– Qui a dit que M. de Peyrac passerait par Port-Royal avant de regagner Gouldsboro ?...
– Mais... n'est-ce pas lui-même, avant de partir ?... Il vous l'a dit à vous aussi.
– Je n'en ai pas souvenance, marmonna-t-il.
Elle était restée ainsi debout devant lui, attendant qu'il parle de nouveau. Au fond d'elle-même, elle endiguait de toutes ses forces le flot prêt à déferler de sa défiance envers Colin. Pourquoi voulait-il la retenir ? Était-ce parce qu'il la considérait comme otage et ne voulait pas la laisser s'échapper ? Était-ce pour cela qu'il feignait de ne pas se souvenir que Joffrey devait passer par Port-Royal ? Son peu d'aménité envers Mme de Maudribourg venait-il de ce qu'il devinait que cette femme intelligente et trop intuitive l'avait percé à jour.
Angélique se posait ces questions qui eussent pu expliquer l'attitude de Colin, mais elle se refusait de leur donner encore en elle-même une réponse affirmative ou négative. Elle n'avait pas assez d'éléments et de preuves pour trancher. Simplement, elle se les posait en essayant de faire taire sa peur et en se disant que, coûte que coûte, elle quitterait Gouldsboro, puisqu'il lui était encore possible de s'échapper.
Elle avait pensé spontanément ce mot « s'échapper ». Désormais tout ce qui lui paraîtrait mettre obstacle à courir au-devant de Joffrey, elle l'écarterait sans scrupule.
Il dut lire dans ses yeux sa résolution irrévocable et entêtée.
Il dit brièvement :
– C'est bon ! Je vous laisserai partir. Mais à une condition ! C'est que votre fils Cantor vous accompagne...
Mais ç'avait été le tour de Cantor de s'opposer avec violence et arrogance à sa décision lorsqu'elle la lui avait communiquée.
– Je ne quitterai pas Gouldsboro, avait-il déclaré. Je n'ai reçu aucun ordre de mon père à ce sujet. Libre à vous d'aller à Port-Royal avec Mme de Maudribourg, si cela vous chante, mais moi je ne bougerai pas...
– C'est un service que tu me rendrais en acceptant. Pour diverses raisons, Colin hésite à me laisser partir si tu ne m'accompagnes pas...
Cantor serra les lèvres et haussa les épaules avec irrévérence.
– Libre à vous de vous laisser gruger, reprit-il de plus en plus intraitable et supérieur, je sais où est mon devoir.
– Eh bien, où est ton devoir ? demanda Angélique qui sentait la moutarde lui monter au nez, explique-toi au lieu de prendre des grands airs !
– Oui, expliquez-vous, mon enfant, intervint Ambroisine qui assistait à l'entretien. Votre mère et moi faisons confiance à votre jugement. Il faut nous éclairer et nous aider dans nos décisions...
Mais Cantor lui jeta un regard noir et, dédaigneux et très hautain, quitta la pièce.
Ce renouveau d'hostilité de Cantor avec lequel ses rapports avaient toujours été difficiles achevait de démoraliser Angélique.
– Votre fils est inquiet, murmura Ambroisine. C'est encore un enfant ! Très amoureux de vous comme tout adolescent, fils d'une mère si belle, très fier de son père. Cela le rend intuitif... Il doit souffrir d'une situation qui nous échappe peut-être, sur laquelle il sait et devine plus que nous. Il faut faire confiance aux presciences de la jeunesse. C'est un état de grâce... L'autre jour, lui voyant l'air sombre, je le taquinais, lui demandant pourquoi il ne semblait se plaire à Gouldsboro. Il me répondit qu'il n'était pas dans ses goûts de se plaire en compagnie de bandits. Je crus à une boutade, à une dispute avec sa bande d'amis... Mais il s'agissait sans doute d'une autre estimation... Le gouverneur l'a peut-être menacé... L'enfant se tait, ne sait comment se défendre... Il faudrait qu'il ait confiance en vous, Angélique, il faudrait le faire parler...
– On ne fait pas parler Cantor facilement, avait remarqué Angélique soucieuse. Quant à sa confiance envers moi, je sais qu'il ne me l'accorde pas facilement.
Elle devinait trop bien que ce cœur ombrageux de Cantor n'avait pu accueillir, sans en être blessé, les ragots qui avaient couru sur elle et Colin cet été, d'où les airs intransigeants de l'adolescent.
Ambroisine observait son visage pensif. Elle dit d'un ton qui n'était ni affirmatif ni interrogatif...
– Et vous, vous avez donc toujours confiance en cet homme, ce Colin...
– Non, peut-être pas, dit Angélique, mais j'ai confiance en mon mari. Il possède une si profonde connaissance de l'humain. Il ne peut s'être trompé à ce point...
– Peut-être ne s'est-il pas trompé... Peut-être a-t-il seulement rusé, sachant à quel redoutable ennemi il avait affaire...
– Non, dit encore Angélique.
Elle rejetait l'idée que Colin fût un traître. Et elle se cramponnait à ce regard surpris entre Colin et Joffrey, un regard de connivence, d'entente, de communication.
Mais aujourd'hui qu'elle se trouvait devant Port-Royal, enfin échappée à Gouldsboro et à son climat oppressant, tout cela lui revenait et ses craintes retenues resurgissaient, l'étouffaient... Elle se souvenait de ce qu'elle avait ressenti, précisément, à l'instant où elle avait surpris le comte de Peyrac et le pirate Barbe d'Or échangeant ce regard de reconnaissance mutuelle, de connivence... Elle avait ressenti l'affreux sentiment d'être exclue de cette entente, une femme rejetée dans la nuit, écartée, supprimée, repoussée à ses naïvetés, à ses solitudes, à son espèce faible et combattue, faible et opprimée, faible et abandonnée... Les hommes !... Toute sa méfiance, née d'avoir connu trop de trahisons, lui remontait au cœur. Joffrey l'attendait-il derrière ce rideau de brume épaisse ou poursuivait-il sa route loin d'elle... Et Colin ? Colin, l'avait-il bernée ?... Non, pas Colin !... Elle ne savait plus. Il n'y avait désormais que Joffrey qui pourrait l'éclairer sur ce point. Son besoin de lui, de l'entendre et de lui parler, était celui d'une enfant perdue n'ayant plus de point d'appui en elle-même pour se cramponner et juger de la route à suivre. L'hostilité des protestants, des Anglais, l'hostilité et l'accusation détestable du père de Vernon, l'hostilité de Cantor, peut-être de Colin...
Cantor avait fini par l'accompagner. Alors qu'elle s'affairait à organiser son départ, elle l'avait vu surgir et s'entendre avec Vanneau pour la mise en état du Rochelais, afin de conduire Mme de Peyrac et Mme de Maudribourg à Port-Royal.
– Ainsi donc, tu ne m'abandonnes pas, lui avait-elle dit avec un sourire.
– J'ai reçu des ordres de M. le gouverneur ! expliqua-t-il d'un ton sec.
Que lui avait dit Colin pour le décider ? Les craintes étouffées continuaient à ramper en elle. Colin ! Lorsqu'elle lui avait fait part de ses peurs, que quelqu'un rôdait, essayait d'empoisonner, de tuer, n'avait-il pas réagi bien mollement. Il aurait dû renforcer la défense, le contrôle. Et cette histoire de l'homme au gourdin de plomb, n'était-ce pas destiné à égarer ses soupçons ? Ambroisine avait entendu deux de ses hommes dire qu'il avait des complices dans la baie. Mais avait-elle bien compris ? Colin !... Lorsqu'elle avait parlé du bateau à la « flamme orange », il n'avait pas paru y attacher d'importance... Savait-il qui « ils » étaient... Ses complices !... Colin ! Comme cela faisait mal d'y songer. Colin, leur ennemi ! Non ! Les trahissant, la trahissant, une certitude, tout à coup. Non, impossible ! Et elle respirait profondément, à demi réconfortée. Mais l'hostilité de Cantor... Pourquoi ? Qu'y avait-il en ce Cantor qu'elle ne pourrait jamais apaiser, conquérir ?
Voici qu'il venait s'accouder à la rambarde non loin d'elle, regardant lui aussi vers la terre invisible.
– Tu nous as bien conduits en ce voyage, lui dit-elle.
Il haussa les épaules, comme méprisant un compliment qui risquait d'amollir son attitude réprobatrice.
– Cantor, interrogea-t-elle à brûle-pourpoint, que t'a dit Colin pour te décider à m'accompagner ?
Il tourna vers sa mère son regard vert et elle admira sa beauté juvénile, dans cette irisation de la brume qui semblait adoucir ses traits et auréoler sa jeune silhouette vigoureuse, sa chevelure bouclée. C'était encore un enfant, non sans grâce, attendrissant dans le courage et la sévérité qu'il opposait à un monde troublé et âpre.
– Il m'a dit que je devais partir pour veiller sur vous, fit-il du bout des lèvres. Et il paraissait se moquer de la chose comme d'un prétexte destiné à le berner.
– Ne puis-je donc veiller seule sur moi-même ? demanda Angélique en souriant et en posant la main sur la crosse de son pistolet qu'elle avait à sa ceinture.
– Vous tirez bien, mère, je ne le conteste pas, admit Cantor sans se départir de son ton hautain, mais il y a d'autres dangers dont vous n'êtes pas consciente...
– Et lesquels ?... Parle... J'écoute.
– Non, dit Cantor en secouant sa crinière, si je vous disais qui j'accuse, vous ne l'admettriez pas, vous vous fâcheriez, et me traiteriez de jaloux et de nigaud... Alors ce n'est pas la peine.
Il s'éloigna pour bien marquer son détachement. Qui avait-il derrière la tête ? Qui n'osait-il accuser devant elle ? Berne, Manigault ?... Colin, encore... son père, qui sait ?... Il était tellement excessif... Elle comprenait qu'il y avait en lui quelque chose qu'elle ne pourrait jamais vaincre et calmer. Comme c'était étrange et vain, l'existence...
Un jour, dans un instant de bonheur inouï, elle avait conçu un enfant, et voici que cet enfant devenu homme était devant elle comme un étranger, ne semblant se souvenir que des douleurs qu'il devait à sa mère et non des joies.
La brume suintait autour d'elle poudrant sa chevelure de perles irisées... Elle avait froid et serrait sa mante contre elle, sentant renaître cette pesante appréhension, qui s'était un peu dissipée à son départ de Gouldsboro. Une ombre légère passa près d'elle et ce fut le tour d'Ambroisine de venir s'accouder à ses côtés. Elle portait sa mante noire doublée de rouge. Le rouge s'harmonisait avec ses lèvres qu'elle avait légèrement fardées, le noir avec ses yeux, sa pâleur liliale avec la blancheur d'albâtre des brouillards environnants. Elle était belle et paraissait grandie, moins indécise et hagarde que les jours précédents.
Port-Royal, établissement catholique, nanti d'au moins deux aumôniers oratoriens d'une grande piété, fréquenté par de nombreux religieux de passage, où régnait disait-on une ambiance patriarcale entre les nobles, possesseurs du fief, et la population paysanne, industrieuse et intelligente, lui conviendrait mieux que Gouldsboro, avec son mélange de religions et d'origines diverses.
Angélique fit effort pour lui sourire.
– Je gage que vos filles vont se réjouir de vous revoir. Elles ont dû s'inquiéter à votre sujet. Pauvres jeunes femmes !
La duchesse de Maudribourg ne répondit pas. Elle examinait Angélique avec attention.
– Vous ressemblez à la reine de Septentrion, dit-elle tout à coup, avec ces brumes irisées qui flottent autour de vos cheveux. Sont-ils blonds ou sont-ils blancs ? On dirait un or pâle éblouissant. Oui, la reine des Neiges. Vous eussiez mieux joué le rôle de Christine de Suède que ce mousquetaire en jupons.
Le pilote acadien et Vanneau s'approchèrent d'elles. Ils prenaient leur mal en patience, l'attente était un des éléments de la vie du marin. Eux aussi regardaient dans la direction présumée de Port-Royal.
– Les habitants doivent s'agiter, dit le pilote. Ils ont dû surprendre le bruit de notre chaîne, quand nous avons jeté l'ancre. Ils ne savent si c'est l'Anglais, et la plupart s'apprêtent à fuir dans les bois avec leurs chaudières.
– À moins qu'ils ne nous tirent dessus dès que le brouillard se dissipera, émit Cantor.
– Ça m'étonnerait qu'ils aient beaucoup de munitions, dit le pilote, on dit que le navire de la Compagnie de l'Acadie qui les ravitaille chaque été a été pris par les pirates.
Les yeux ouverts sur l'univers d'un blanc plâtreux qui les environnait, Angélique essayait de percer le mystère des vies cachées derrière ces brumes. Par instants, il lui semblait distinguer des parfums venus de la terre qui trahissaient l'activité des humains, odeurs d'étable ou de feu dans l'âtre, des bruits vagues, des échos incertains. Vers le soir, alors que tout s'assombrissait, le carillon d'une cloche d'église fut perceptible et presque aussitôt un vent froid balaya la surface de la mer, la gaufrant de petites vagues courtes, dissipant à demi le brouillard, et des lumières floues fleurirent soudain tout au long de la rive. Un autre coup de vent et le village de Port-Royal surgit tout entier à leurs yeux, dans le crépuscule, alignant, à mi-côte, ses maisons de bois à hauts toits penchés, avec chacun une grande cheminée au milieu, qui laissait échapper de paresseuses traînées de fumée se mêlant aux nuages passants.
L'établissement français comptait déjà environ quatre cents âmes. Aussi l'ensemble était imposant, les maisons s'étirant le long du rivage jusqu'aux vastes prairies des marais asséchés à l'extrémité du bassin, où se déployaient les arbres fruitiers, où paissaient vaches et moutons.
D'un bout à l'autre de l'établissement il y avait deux paroisses. Cela permettait de processionner entre les deux églises les jours de fêtes.
Hors les lumières dans les habitations, le bourg paraissait peu animé à cette heure. Un troupeau de vaches qu'on devinait à sa démarche dodelinante défilait non loin du bord de l'eau. Leurs meuglements et quelques cris d'appel de bergers résonnaient.
Cantor fit arborer le pavillon de son père, l'oriflamme frappée d'un écu d'argent que tout un chacun commençait à connaître dans les parages de l'Amérique du Nord. Il n'y avait plus qu'à espérer qu'on le verrait du rivage malgré la nuit tombante et que les gens se rassureraient. La chaloupe fut descendue et les passagers y prirent place.
Ils pouvaient distinguer, en s'approchant, un groupe important sur la rive, formé surtout de femmes et d'enfants. Bonnets et fichus blancs s'ébattaient dans la pénombre comme un vol de mouettes.
– J'aperçois déjà Armand, dit Mme de Maudribourg. Il a encore grossi, le pauvre homme, la chère doit être trop bonne à Port-Royal.
On pouvait s'attendre à de grandes scènes de retrouvailles. Les Filles du roi agitaient déjà leurs mouchoirs, mais certains hommes, armés de mousquets, hélaient.
– Êtes-vous anglais ? Répondez !
On commença à s'expliquer à quelque distance et quand la chaloupe aborda chacun était au fait.
Tandis que Marie-la-Douce, Delphine, la Mauresque, Henriette, Jeanne Michaud et les autres, ainsi que leur inséparable Armand, se jetaient aux pieds et au cou de leur « bienfaitrice », une femme distinguée, encore jeune, bien que le visage déjà fané et marqué, sans doute par de trop nombreuses maternités, vint au-devant d'Angélique. À sa toilette bourgeoise, sobre mais qui ne manquait pas d'élégance, à sa coiffure à la française qu'elle ne protégeait que d'un petit carré de dentelle retenu par une épingle ornée d'un camée, Angélique devina que c'était Mme de la Roche-Posay.
– Je suis heureuse de vous connaître enfin, dit-elle à Angélique avec aménité. Nous avons toujours eu de bons échanges avec Gouldsboro. M'apportez-vous des nouvelles de mon mari ?
– Hélas non, je suis venue moi-même dans l'intention de vous poser la même question.
– Ils finiront bien par revenir, soupira Mme de la Roche-Posay avec philosophie. Les affaires de la Baie ne vont jamais sans beaucoup de palabres ? Nos époux ont appris la patience avec les Indiens, mais nous qui les attendons du haut de notre promontoire, nous trouvons parfois le temps long.
Mme de Maudribourg remercia chaleureusement la châtelaine d'avoir pris soin de ses ouailles en son absence. Angélique vit jouer sur la physionomie de leur hôtesse la même surprise qu'ils avaient tous éprouvée à Gouldsboro en découvrant sous les traits d'une aussi jeune et jolie femme la bienfaitrice des Filles du roi.
Elle les conduisit jusqu'au manoir, moitié de pierre, moitié de bois, qui avait été construit sur le site de l'ancienne habitation de Champlain et où résidait la famille propriétaire.
Dans la grande salle, une rangée d'enfants bien peignés, gentiment vêtus, attendaient. Ils saluèrent les arrivantes, les filles d'une révérence, les garçons d'un salut impeccable.
– Mais l'on se croirait à la Cour, s'exclama Angélique, devinant qu'elle avait devant elle la nombreuse progéniture du marquis de la Roche-Posay, bien stylée par leur gouvernante, Mlle Radegonde de Ferjac.
Celle-ci se rengorgea. Elle réunissait en sa personne tous les signes de l'éducatrice pour nobles familles, certainement elle-même d'origine hobereaute remontant à Saint Louis et tombée dans la pauvreté comme eût pu être la tante Pétronille qui avait élevé et éduqué tous les enfants de Monteloup. D'un âge incertain, sèche, vraiment laide, sévère, elle ne paraissait cependant pas méchante, comme l'avait suggéré Castine.
– Je vous félicite pour vos élèves, lui dit Angélique. En nos contrées, c'est un vrai miracle de rencontrer des enfants de France aussi bien élevés.
– Oh ! Je ne me fais pas d'illusions, soupira Mlle Radegonde de Ferjac. Dès que ces garçons seront grands, ils courront les bois et les sauvagesses, et ces filles, il faudra les envoyer au couvent ou en France pour les marier.
– Moi, je ne veux pas aller au couvent, dit une gentille fillette de huit ans à l'air éveillé, je veux aussi courir les bois.
– Elle n'a en tête que de marcher pieds nus, soupira la gouvernante en caressant les cheveux bien édifiés en boucles de sa pupille.
– J'étais ainsi quand j'étais enfant, sourit Angélique, et je crois qu'elle s'entendrait bien avec Honorine.
– Qui est Honorine ?
– Ma petite fille.
– Quel âge a-t-elle ?
– Quatre ans.
– Pourquoi ne l'avez-vous pas amenée avec vous ?
– Parce qu'elle est restée à Wapassou.
Il fallut répondre à un très grand nombre de questions sur Wapassou et Honorine.
Durant ce temps des serviteurs étaient entrés, déposant sur la longue table de bois toutes sortes de plats garnis de victuailles et des pichets de boissons.
Des chandeliers d'argent étaient allumés aux extrémités de la table.
– C'est parfait, Radegonde, dit Mme de la Roche-Posay avec satisfaction.
– Est-ce pour nous, tout ce déploiement ? interrogea Angélique. Nous sommes confus de vous causer tant de peine.
– Il le faut, dit la gouvernante péremptoire. Ces enfants ont trop rarement l'occasion de se produire dans le monde. Dès que j'ai su qu'on avait entendu la chaîne d'ancre d'un navire dans le port, j'ai fait habiller les enfants et mis en route les cuisines.
– Et si ç'avait été l'Anglais ?
– Nous l'aurions accueilli à coup de boulets, lança un pétulant petit garçon.
– Mais tu sais bien que nous n'avons plus de munitions, lui reprocha une de ses sœurs aînées.
– Oh ! un soldat français, s'écrièrent-ils tous en découvrant Adhémar. Quelle chance ! Si l'Anglais arrive, nous aurons quelqu'un pour nous défendre.
Ils coururent à lui et lui firent fête.
– Vous nous apprendrez à tirer le canon, n'est-ce pas, soldat ? lui demandèrent les garçons.
– Combien de temps restez-vous avec nous ? interrogea Mlle Radegonde tournée vers Angélique et Ambroisine. C'est que dans deux jours nous donnons une petite fête en l'honneur de l'anniversaire du débarquement de Champlain en ce lieu. Nous jouerons une pièce de théâtre, il y aura festin...