Chapitre 21
– Madame de Peyrac ! Madame de Peyrac !...
On tambourinait à la porte et des voix de femmes l'appelaient. Elle émergea avec peine d'une torpeur douloureuse et alla en titubant ôter la barre qu'elle avait placée sur la porte après le départ d'Ambroisine.
Le soleil était déjà haut levé et il faisait très chaud. Il parut tout d'abord à ses yeux brouillés qu'il y avait, plantés sur son seuil, deux troncs d'arbres assez élevés, encadrant un minuscule coquelicot, puis la vision troublée se précisant lui découvrit peu à peu la grande Marcelline et sa fille Yolande tenant par la main, entre elles, le chérubin au bonnet rouge.
– C'est nous que voilà, dit joyeusement Marcelline. On se faisait du souci pour vous. Alors nous deux, Yolande, on s'est dit, on va aller faire un tour sur la côte est.
Elle entra, et après avoir refermé la porte.
– À vrai dire, j'ai reçu un mot de votre amie de Gouldsboro, Mme Berne. Elle me mandait de veiller sur vous, que des appréhensions la tourmentaient à votre sujet, qu'elle était certaine que vous étiez en danger... Si j'en juge à votre mine, madame la comtesse, il semble qu'elle ne s'est pas tellement trompée.
– Je suis malade, murmura Angélique.
– C'est ce que je vois, pauvrette. Mais ne craignez plus. Maintenant je suis là et remettez-vous au lit et je vais bien vous soigner !...
Chère Abigaël ! Angélique sentait son affection à travers la présence de Marcelline qui se mettait à éplucher des légumes pour lui faire du bouillon.
– Vous avez pris froid. C'est toujours comme ça sur la côte. C'est pourri ! Le jour on brûle, la nuit le brouillard glacé vous pénètre. Tout le monde tousse et graille...
Le marquis, averti par la rumeur publique, arriva et leva les bras au ciel en apercevant Yolande et Chérubin.
– Malheureuse, s'écria-t-il s'adressant à Marcelline, comment oses-tu amener cet enfant si sensible et cette pure jeune fille dans une pareille saturnale ! J'ose à peine le dire, mais nous sommes littéralement en but à l'assaut des démons.
– Y a pas de démons qui tiennent, riposta Marcelline en calant son Chérubin sur ses genoux, je ne pouvais le laisser derrière, il aurait fait trop de sottises. En fait de démons, il peut d'ailleurs prendre sa place dans la ronde, ce petit-là. Quant à Yolande, elle est capable d'assommer Satan lui-même d'un coup de poing. Pas vrai, Yolande ? Ne vous en faites pas pour nous, gouverneur ! Par contre, vous n'auriez pas dû abandonner ainsi, sans soins, Mme de Peyrac, malade comme elle est, ce n'est pas bien de votre part...
– Mais je lui ai proposé de la soigner, elle n'a jamais voulu..., gémit Villedavray. Les grandes dames manquent de simplicité.
Le vent tournait. Par sa seule présence, la grande Marcelline au verbe haut, et qui ne laisserait pas aisément Ambroisine venir distiller son venin, repoussait le cercle de ténèbres.
Cela se précisa plus encore lorsque au soir un navire étranger entra dans le port et qu'on vit le capitaine harponneur basque, Hernani d'Astiguarza, monter la grève suivi d'une partie de son équipage. Un baleineau s'était entortillé dans quarante toises de filet et depuis la veille les Bretons essayaient de dégager celui-ci. Les hommes étaient très excités par ce contretemps. Ils prirent d'assaut les Basques venus récupérer leur prise, les insultant, les couvrant d'horions et même leur jetant des pierres. La réaction fut vive.
Hernani n'était pas homme à se laisser faire.
– Arrière, Malouins, cria-t-il en brandissant son terrible harpon, ou bien votre grave puante va devenir la grave sanglante. Ma parole, votre saumure vous monte à la tête !
*****
– Ils sont fous, lui dit Angélique un peu plus tard lorsque après s'être fait reconnaître de lui elle l'invita à se rafraîchir chez elle.
Elle n'avait plus le tonnelet d'armagnac qu'il lui avait offert, mais ils en parlèrent, et de Monégan et de la nuit de la Saint-Jean.
Bien dorlotée par Marcelline, elle allait déjà mieux.
La venue du grand capitaine basque qui lui avait été si amical lui paraissait de bon augure.
Il l'examinait avec attention de ses yeux de braise, et notait sans doute la tension qui subsistait sur ses traits pâlis.
– Oui, le vent d'automne est satanique sur ces rivages, convint-il. Ne vous laissez pas atteindre, madame. Souvenez-vous que vous avez sauté dans le feu de la Saint-Jean. J'y avais jeté une pincée d'armoise qui chasse les mauvais esprits. Celui qui traverse le feu, le Diable ne peut rien contre lui pour l'année.
Alors elle lui conta brièvement l'impasse dans laquelle elle se trouvait. Il comprit sans peine. Il était intuitif et une affaire de diables, c'est une affaire de Basques. Ça remonte à très loin dans les traditions de ce peuple aux origines inconnues.
– Rassurez-vous, dit-il, je ne vous abandonnerai pas. J'ai gardé de vous un souvenir trop vif. Une fois encore, il faut que je vous aide à traverser le feu, je le ferai. Je vais rester dans les parages jusqu'à ce que M. de Peyrac de Morens d'Irristru revienne. L'occasion pour moi de saluer un frère de mon pays illustre et de lui prêter main-forte au besoin.
Marcelline et sa jovialité audacieuse, Hernani et ses hommes, tenant la dragée haute aux Bretons et surveillant du coin de l'œil les comparses d'Ambroisine, qui, armés de mousquets, s'étaient de plus en plus implantés dans la place, c'était déjà un renfort non seulement moral mais aussi matériel. Comme une certitude que Joffrey était proche, qu'il arrivait. Cantor avait dû le trouver, lui dire de se hâter.
Et voici que c'était le dixième jour.
Angélique se hâtait sur le chemin de la croix bretonne, afin de retenir Piksarett qu'on annonçait avançant avec sa troupe d'Indiens dans le dessein de scalper tout le monde à Tidmagouche.
Or, ce n'était pas le moment de déclencher un carnage.
Au matin, un homme était arrivé au poste criant que les Indiens arrivaient. Ils avaient déjà blessé un de ses compagnons d'une flèche. Le grand Narrangasett les menait. On fit quérir Angélique, qui grâce aux soins de Marcelline, et après une nuit paisible, était sur pied.
Les gens se rassemblaient et s'armaient. On recommandait aux femmes et aux quelques enfants de se mettre au centre du hameau. Nicolas Parys faisait pointer ses couleuvrines.
– Voici des années que les naturels du pays ne se sont pas montrés hostiles, expliqua-t-il s'adressant à Angélique qui arrivait, ils sont indolents, peu pressés de se mettre en guerre. Mais aussi, excités par l'eau-de-feu, ils peuvent suivre un grand chef de renom, comme le sagamore qui vous accompagne, madame. Que leur a-t-il conté ? C'est son affaire. Mais nous voici dans l'ennui. Il paraît qu'ils sont nombreux et très décidés à venir lever les chevelures des Blancs de Tidmagouche. Nous allons être obligés de tirer dedans et cela va faire du vilain. Il faudrait les calmer et surtout que vous raisonniez ce chef des Patsuikett. Parce qu'il est le plus grand guerrier de l'Acadie, il se croit tout permis.
– Par où arrivent-ils ?
– Par le promontoire de la croix bretonne. On les a aperçus se déployant à la lisière du bois et sans doute vont-ils essayer d'encercler à demi l'établissement avant de fondre sur nous.
– Je vais au-devant d'eux, dit-elle.
Villedavray voulut l'accompagner, mais elle le récusa ainsi qu'Hernani et Barssempuy qui se proposaient également. La vue d'un homme armé quel qu'il fût indisposerait peut-être le sauvage. Il n'aimerait pas céder au gouverneur, ni à un Basque ni à un quelconque lieutenant de pirates, toute personne qui n'avait rien à faire avec les Enfants de l'Aurore. Angélique, sa captive, trouverait peut-être mieux les arguments pour le convaincre.
– Ce n'est rien, affirma-t-elle. Tout va s'arranger promptement.
Au moment où elle allait les quitter et s'engager, Ambroisine poussa une exclamation et s'élança vers elle.
– N'y allez pas, s'écriait-elle, ils vont vous tuer. N'y allez pas... Je ne veux pas... Je ne veux pas que vous mourriez !
Elle l'étreignait avec une force désespérée et Angélique suffoquait presque sous la violence de cette emprise. Ambroisine, ce jour-là, avait revêtu les vêtements qu'elle portait le jour de son arrivée à Gouldsboro, le corsage rouge, la jupe jaune, le manteau de robe bleu canard, et c'était comme un cauchemar renouvelé que cet enlacement qui semblait conclure dans une convulsion démente, le drame, le duel à mort qui les avait mises face à face.
– Pas vous ! criait-elle. Pas vous ! Je ne veux pas qu'ils prennent votre vie ! Oh ! Je vous en prie. N'allez pas à la mort !
– Lâchez-moi, murmurait Angélique les dents serrées, résistant à l'envie de la repousser avec violence, en la tirant par les cheveux.
Aussi bien, elle ne l'aurait pu. La force d'Ambroisine en cet instant avait quelque chose de supranormal. On eût dit la force d'une pieuvre, d'un serpent se lovant sur sa proie pour l'étouffer.
Villedavray, Barssempuy, Defour durent s'y mettre à trois pour l'écarter. Elle tomba à genoux, recroquevillée sur elle-même, pâmée, poussant des cris stridents, se tordant dans une crise violente.
– Une folle hystérique, se répétait Angélique se hâtant sur le chemin. Dieu nous en délivre avant que nous soyons tous à son image. Et maintenant c'est Piksarett qui perd la tête !
Il fallait que tout cela cessât vite ! Car il devenait de plus en plus difficile de retenir le déchaînement des instincts à bout... Puis, elle marqua un temps d'arrêt. Elle venait d'apercevoir la croix bretonne. Encore un détour et elle déboucherait sur le terre-plein. Or, quelque chose l'arrêtait au moment de se remettre en route. Elle ne savait pas exactement quoi. C'était quelque chose qui n'aurait pas dû être !...
Elle songea à la croix bretonne. Par là était venu l'assassin de Marie-la-Douce... Par là aussi venaient les hommes louches des navires. Clouée sur place, elle attendait. Elle attendait de sayoir ce qui retenait son élan et lui interdisait d'avancer plus loin.
Quelque chose qui n'aurait pas dû être !...
Puis dans le calme bucolique de ce sentier longeant d'un côté la falaise, de l'autre les bois embroussaillés, la chose devint claire, évidente...
Les oiseaux chantaient...
Et il lui revenait en mémoire certains récits des coureurs de bois parlant de leurs expériences des Indiens : « Ils peuvent s'avancer en troupe nombreuse sans qu'un craquement de brindilles, un froissement de feuilles ne les trahissent. Seul symptôme qui peut révéler leur approche : les oiseaux se taisent. Un silence soudain dans la forêt doit les mettre en alerte : les Indiens sont proches... »
Or, les oiseaux chantaient.
Donc il n'y avait pas d'Indiens. Aucune troupe ne se dissimulait dans les frondaisons proches.
Il n'y avait pas de Piksarett.
Piksarett ! Les Indiens ! Simplement un prétexte pour l'attirer seule, hors de l'établissement.
Un piège ! Et un piège dans lequel elle était en train de donner tête baissée.
Elle se jeta dans le couvert des arbres. Puis, là, à l'abri, elle essaya de réfléchir.
Point de Piksarett, point d'Indiens. Encore une fable. Mais à leur place sans doute des assassins qui l'attendaient, là-bas, près de la croix bretonne pour la tuer. Ambroisine ne lui avait-elle pas dit l'autre nuit : « Vous allez mourir ! »
En prenant garde de se dissimuler et se glissant d'un tronc à l'autre, elle avança plus loin.
Et elle « les » aperçut à l'orée du bois.
Ils étaient cinq.
Cinq bandits armés de pistolets et de coutelas, mais aussi chacun tenant en main, comme un signe de reconnaissance, l'arme meurtrière, un court bâton noir. Et parmi eux, elle reconnut le Pâle, l'homme dont avait parlé Colin, l'homme au gourdin de plomb, le Démon blanc, le frère maudit de la Démone.
Ainsi, arrivant par le sentier, elle se serait trouvée en face d'eux. Peut-être même ne les aurait-elle aperçus qu'un peu plus tard après s'être avancée tout à fait à découvert.
Alors c'en était fait d'elle.
Si les oiseaux n'avaient pas chanté !...
Certes, elle avait son arme, aurait-elle pu l'armer à temps ?
Maintenant, il lui fallait agir avec la plus grande prudence, essayer de battre en retraite vers le hameau sans attirer leur attention, le sous-bois étant très clairsemé, et, pour parer à toute éventualité, s'armer.
Elle sortit son pistolet afin de le charger. Mais ses doigts cherchèrent en vain à sa ceinture le sac de balles et la petite boîte d'amorces qu'elle y avait vérifié le matin même.
Elle comprit avec horreur qu'Ambroisine, au moment où elle s'était accrochée à elle avec des protestations désespérées, les lui avait subtilisés...
« Elle m'a eue ! pensait Angélique, effarée. Elle m'a eue... jusqu'au trognon !... »
L'expression populaire lui paraissait à peine suffire pour traduire sa stupeur.
Quoique prévenue, quoique sur ses gardes, quoique payée pour savoir qu'ils vivaient dans le voisinage d'une des plus dangereuses créatures qu'eût jamais compté l'espèce humaine et à chaque seconde en danger de perdre leur vie, elle s'était laissé une fois de plus berner complètement.
Oh ! Ambroisine ! Ambroisine la Maudite, jouant de l'impulsivité des humains, des élans de leurs cœurs, pour les envoyer s'empaler d'eux-mêmes sur ses pièges tendus.
Si les oiseaux, par leur chant, ne l'avaient pas arrêtée, elle se serait trouvée en face des bandits, entièrement désarmée.
Mais les démons ne comptent jamais avec les oiseaux.
Elle les vit de loin qui commençaient à s'agiter et à se consulter. Sans doute s'étonnaient-ils de ne pas la voir arriver. L'un d'eux s'avança avec précaution vers le chemin, un autre entra dans le bois sur sa gauche.
Elle se tapit derrière un buisson. Elle n'avait d'autres ressources pour l'instant que se tenir immobile.
À ce moment critique, un coup de canon lointain, suivi de plusieurs autres, retentit vers le sud. C'était peut-être des navires appelant des indigènes à la traite comme cela arrivait souvent.
Mais la canonnade continuant, les hommes à l'affût contre elle parurent s'inquiéter. Ils se réunirent à nouveau et elle les vit, de loin, discuter violemment. Puis, se décidant, ils quittèrent la place et s'éloignèrent rapidement dans la direction d'où venaient ces sourdes détonations.
Elle eut l'impression que le danger immédiat était passé. Par prudence, elle resta immobile encore de longues minutes.
Elle sentait qu'elle pouvait essayer de regagner Tidmagouche, mais ce vacarme lointain, qui apportait comme l'écho d'une bataille, l'intriguait.
Elle se décidait à risquer quelques pas hors de sa cachette, lorsqu'elle crut distinguer, venant du sud, la silhouette d'un Indien qui marchait rapidement, se faufilant entre les arbres et, peu après, Piksarett surgit à quelques pas d'elle. Il l'aperçut.
– Que fais-tu là ! s'exclama-t-il, mécontent. Tu manques de prudence de t'éloigner ainsi des habitations ! Je t'ai avertie que les bois étaient infestés de tes ennemis. Tu veux donc perdre la vie !...
Elle n'avait pas le temps de lui expliquer le guet-apens dans lequel elle était tombée.
– Piksarett, que se passe-t-il par là-bas ?...
Un sourire illumina la physionomie de l'Indien. Il tendit le bras dans la direction d'où venaient les bruits de canonnade et de mousqueterie.
– Il arrive !
– Qui cela ?
– Ton époux ! L'Homme-du-Tonnerre. Ne reconnais-tu pas sa voix ?
Angélique, follement, s'élança.
Piksarett bondit sur ses traces pour la précéder et lui montrer le chemin.
Ils coururent ainsi pendant quelques instants et le bruit de la bataille se rapprochait.
Tout à coup, ils se trouvèrent au bord de la falaise par-delà le cap où s'étaient abrités les deux navires des bandits. La fumée et l'odeur de la poudre montaient jusque sous les arbres et s'exhalaient de la crique, mais le vacarme paraissait se calmer, hors l'éclatement de quelques coups de feu isolés et de la rumeur des voix lançant des ordres ou d'autres « criant mercy ». Les malandrins se rendaient...
Angélique aperçut le Gouldsboro bord à bord avec un des navires – le navire à la flamme orange – qu'il avait harponné. Sur le pont, on liait les poignets des hommes d'équipage. Quatre ou cinq autres voiliers de différents tonnages occupaient la crique, fermant toutes issues, empêchant quiconque de s'échapper.
Avidement, Angélique cherchait des yeux le comte de Peyrac. Elle ne le voyait pas.
Elle l'aperçut enfin, montant en courant la plage, ses pistolets en main, suivi de quelques hommes afin de s'assurer d'un groupe de bandits retranchés derrière une chaloupe renversée.
C'était lui !... Non ce n'était pas lui... Sa haute silhouette se déplaçait si vite, trop vite, parmi les fumerolles et les nappes de fumée stagnante. C'était comme dans un rêve... Une vision... Lui... disparaissant... reparaissant... Lui, toute sa vie !... Toute sa vie en avait été ainsi. Lui ! Passant et repassant dans les brumes du souvenir... dans ses rêves... l'image de l'amour... le paradis... pour elle... Elle le voyait, le reconnaissait... C'était lui. Il remettait ses armes à sa ceinture tandis que le comte d'Urville s'assurait des prisonniers. Il se tournait dans la direction d'Angélique... C'était lui !
Elle se mit à crier, l'appelant de toutes ses forces, sans même savoir si elle prononçait son nom... Paralysée par le paroxysme de sa joie, elle ne pouvait bouger, puis retrouvant la faculté de se mouvoir, volant sans avoir la sensation d'effleurer le sol, elle dévalait la pente qui la menait vers lui, l'appelant toujours dans la crainte affreuse qu'il s'effaçât de nouveau de sa vue, qu'il ne disparût encore, la laissant seule sur la terre...
À ses appels, il s'élança les bras ouverts.
Ils s'atteignirent, se jetèrent sur le cœur l'un de l'autre.
Et là tout s'effaçait, le doute, la peur, les menaces, le pouvoir du Mal !...
La force de ses bras, ce rempart, sa poitrine comme un bouclier pour la défendre et sa chaleur contre le froid glacé de la solitude, et à travers son embrassement fou, passionné, la sensation de son amour pour elle, incommensurable, sans limites, comme un rayonnement qui la traversait toute, l'enveloppait, la comblait d'une félicité intraduisible.
– Oh ! Vivante !... vivante ! répétait-il d'une voix entrecoupée, oh ! Quel miracle ! J'ai souffert mille morts !... Ma folle chérie ! Dans quel piège encore êtes-vous allée vous jeter !... Là, là, c'est fini... Ne pleurez plus...
– Mais je ne pleure pas, disait Angélique sans s'apercevoir que son visage était inondé de larmes. Oh ! Que ce fut long, disait-elle entre deux sanglots, tout ce temps... tout ce temps sans vous... tout ce temps loin de vous !...
– Oui ! Terriblement long !...
Il la berçait contre lui et elle se laissait aller à tous ces pleurs qu'elle s'était interdit de verser au cours des derniers jours afin de conserver ses forces.
Ne plus douter ! Le savoir là ! Vivant ! L'aimant toujours ! Quelle félicité sans mesure ! Il l'écarta un peu afin de mieux la contempler. Le ciel d'opale au-dessus d'eux. Et le bonheur les isolant de tous.
– Que disent vos yeux ? murmura-t-il.
Et il baisa ses paupières avec ferveur.
– Ils ont gardé leur pouvoir d'aveu bouleversant, mais ils sont tout cernés de noir. Que vous est-il arrivé, mon trésor ? Que vous a-t-on fait, mon amour ?...
– Ce n'est rien ! Maintenant, vous êtes là ! Je suis heureuse.
Ils s'étreignirent encore. On sentait que Joffrey ne pouvait se convaincre du miracle de tenir Angélique saine et sauve entre ses bras, après l'affreuse crainte qui l'avait poigné lorsqu'il avait appris par Cantor qu'elle se trouvait à Tidmagouche, affrontant la haine et la hantise démoniaques de cette créature folle et perverse qui avait nom Ambroisine de Maudribourg.
Un nom redoutable. Une épreuve indescriptible. Mais qui semblait prendre, pour tous deux, en cet instant merveilleux, sa signification. Les lèvres contre sa chevelure, il prolongeait son baiser.
– Le temps n'existe pas, dit-il de sa voix profonde. Voyez mon cœur... les heures qu'il nous faut vivre... toujours nous sont données... quand Dieu le veut. L'élan que nous n'avions pas eu jadis en nous retrouvant après quinze ans d'absence nous venons de l'avoir aujourd'hui. Oh ! Comme je vous sens mienne enfin !