Chapitre 10
– Expliquez-moi tout, suppliait Barssempuy. Comment avez-vous su qu'on allait attenter à sa vie ?... Dites-moi qui sont ces criminels. Je les poursuivrai jusqu'au bout. Je les exterminerai.
– Je vous dirai tout si vous vous calmez.
Aidée de Villedavray, de Cantor et des deux autres hommes du Rochelais qui étaient venus avec eux, elle dut mettre tout en œuvre pour apaiser le désespoir du jeune homme, le convaincre de ne pas se livrer à des gestes extrêmes, criant à l'assassin parmi des gens déjà surexcités et alors que seuls la patience, la ténacité et le sang-froid pouvaient permettre de faire face à un ennemi aussi roué, et de le démasquer quel qu'il fût. S'il se savait accusé, soupçonné, il se méfierait désormais, et cela deviendrait plus difficile et plus dangereux de recueillir des indices, de trouver une piste. Le moment n'était pas encore venu d'accuser la duchesse. Tous les hommes présents subissaient son charme. Barssempuy serait traité de fou et il se trouverait certainement quelqu'un pour lui régler son compte sous un prétexte ou sous un autre. Il finit par se rendre à leurs raisons et resta assis près de la cheminée, morne et accablé.
Le lendemain, on conduisit Marie-la-Douce à sa dernière demeure. Les Filles du roi pleuraient. Elles parlaient de Marie-la-Douce, leur sœur et compagne. Elles disaient qu'elle n'était pas prudente, qu'elle voulait toujours aller cueillir des fleurs dans des endroits dangereux, qu'elle les trouvait plus belles... Elle était tombée...
À l'absoute, dans le petit cimetière aux pauvres croix de guingois, Angélique se trouva placée fortuitement près de Delphine Barbier du Rosoy. Cette jeune fille de noble famille lui était sympathique. Elle avait montré beaucoup de courage et de sang-froid au cours du naufrage de La Licorne, elle dominait nettement ses compagnes par son éducation, ses jugements, sa culture. Celles-ci se tournaient vers elle naturellement et Angélique avait remarqué qu'Ambroisine lui adressait la parole avec une certaine nuance de considération qu'elle n'avait pas pour les autres, comme si elle eût voulu la ménager, obtenir ses bonnes grâces ou déjouer la perspicacité, facilement en éveil, de Delphine.
Or, la voyant le visage couvert de larmes et sanglotant misérablement comme une enfant, ce qui n'était pas dans sa nature mesurée et sage, Angélique eut pitié.
– Puis-je vous aider, Delphine ? lui glissa-t-elle tout bas.
La jeune fille la regarda avec surprise puis s'essuya les yeux et se moucha en secouant la tête négativement.
– Non, madame, hélas ! Vous ne pouvez pas m'aider.
– Alors vous, aidez-moi, se décida Angélique brusquement. Aidez-moi à perdre le démon attaché à nos pas pour notre malheur à tous.
Delphine la regarda subrepticement puis resta silencieuse, la tête baissée. Mais sur le chemin du retour vers l'établissement, elle marmonna en passant près d'Angélique : « Je viendrai chez vous avec quelques-unes des filles un peu avant le repas de midi. Nous dirons que votre fils Cantor nous a proposé de nous chanter des chansons... »
– Chanter, bougonna Cantor. Ces belles n'ont guère de sens. On enterre une des leurs aujourd'hui et elles veulent des chansons, ça ne m'a pas l'air très futé comme prétexte...
– Tu as raison, mais c'est sans doute tout ce qui lui est venu en tête, pauvre Delphine ! Il y a des moments où l'on ne sait plus quoi inventer.
– Bon, je leur chanterai des cantiques, fit Cantor. Cela paraîtra plus sérieux !
Lorsque les jeunes filles se présentèrent, Angélique remarqua que c'était l'heure où Nicolas Parys venait faire sa cour à la duchesse. Elle entraîna Delphine à l'écart tandis que Cantor retenait l'attention du cercle.
– Delphine, dit Angélique, vous savez d'où vient le mal, n'est-ce pas ? Elle !...
– Oui, dit tristement la jeune fille. J'ai été dupe longtemps moi aussi, mais il m'a bien fallu me rendre à l'évidence. En France, personne ne pouvait se rendre compte, mais ici, il y a dans l'air quelque chose de... sauvage, de primitif qui contraint les personnalités à se montrer sous leur vrai jour. Peu à peu à Gouldsboro, à Port-Royal, j'ai vu clair, j'ai compris de quelle sorte elle était.
« Certes, auparavant, je n'approuvais pas qu'elle nous contraignît trop souvent à mentir pour dissimuler les crises dont elle était saisie... Par modestie, disait-elle, pour qu'on ne sût pas qu'elle était visitée par l'esprit de Dieu. J'aurais dû comprendre plus tôt que de telles crises relevaient de la folie ou de la possession, et non de l'extase mystique comme elle voulait nous en convaincre... Combien nous avons été naïves ! Il n'y avait que Julienne qui avait vu juste en elle, tout de suite. Et nous qui la détestions et la méprisions, pauvre fille ! Et maintenant, que devenir ? Nous sommes désarmées, abandonnées en son pouvoir, au bout du monde. Hier, quand je voyais ce navire en rade partant pour l'Europe, j'aurais tout donné pour pouvoir monter à bord, fuir n'importe où. Que Dieu nous prenne en pitié !
– Delphine, croyez-vous que la duchesse soit en relations avec un autre navire, des complices auxquels elle pourrait donner des ordres pour l'aider à exécuter ses desseins criminels ?
Delphine la regarda avec étonnement.
– N...non, je ne crois pas, balbutia-t-elle.
– Alors, pourquoi êtes-vous convaincue en votre for intérieur que Marie a été assassinée ? Par qui ? Même si cela s'est fait sur les ordres de votre bienfaitrice, ce n'est pas elle qui a pu la pousser au bord de la falaise. Elle était ici, chez les morutiers, je l'ai vue.
– Je... je ne sais pas... Il est difficile, impossible, de savoir tout d'elle, on dirait parfois qu'elle a un don d'ubiquité... et aussi elle ment tellement et ses mensonges ont un tel accent de vérité qu'on ne peut s'y retrouver, dire exactement si elle était à tel endroit ou non...
– Et... les dernières paroles de Marie... pouvez-vous me les expliquer ?... Elle a murmuré : « Au moment du naufrage elle n'avait pas ses bas rouges. »
Delphine la regarda fixement.
– Oui, c'est vrai, dit-elle, comme répondant à une question qu'elle n'avait jamais osé se poser à elle-même... ces bas rouges... qu'elle portait lorsqu'elle a débarqué à Gouldsboro, je ne les lui avais jamais vus auparavant... et je crois même pouvoir affirmer qu'elle ne les avait pas dans ses bagages à bord de La Licorne car je les ai souvent faits... Et si Marie-la-Douce a dit cela... elle le savait mieux qu'une autre puisqu'elle est descendue dans la barque avec elle...
– Que voulez-vous dire ?
– Je n'ai jamais été bien certaine de ce que j'ai vu. Il faisait si noir et après tout cela ne signifiait rien ! Après le naufrage, tout s'est brouillé dans ma tête. Je n'arrivais pas à remettre les événements en ordre. On disait que notre bienfaitrice était noyée et puis ensuite qu'elle avait été sauvée et qu'elle avait sauvé l'enfant de Jeanne Michaud. Il me semblait qu'il y avait quelque chose qui ne concordait pas. Mais maintenant, je suis sûre ; c'est avant que La Licorne donne sur les récifs que j'ai vu la duchesse avec Marie, l'enfant et le secrétaire qui prenaient place dans un canot. Presque aussitôt on a entendu ces craquements horribles et on a crié : « Sauve qui peut, nous périssons. »
– Alors tout s'expliquerait. Elle a quitté le navire avant sa perte. Pendant les deux jours où on l'a crue perdue elle rejoignait des complices à leur bord, sans doute ce voilier dissimulé dans les îles et que nous avons aperçu, elle y trouvait des vêtements de rechange, comme ces bas rouges qu'elle a inconsidérément enfilés avant de débarquer comme une naufragée misérable sur notre rive.
– Mais Marie ? Elle était aussi parmi les noyés... Faudrait-il envisager que du canot ils l'aient jetée à l'eau... Non, non, ce serait trop horrible.
– Pourquoi pas ! Tout est horrible, dans cette affaire, tout est possible... tout !... de toute façon nous ne saurons jamais... Marie est morte.
– Non ! Non ! répétait Delphine avec angoisse. Non, ce n'est pas possible. C'est moi qui dois me tromper... Nous avions déjà donné sur les récifs quand j'ai vu cette scène... Je ne suis plus certaine de rien. C'était la nuit. Ah ! Je vais devenir folle...
Il y eut un remue-ménage du côté de la porte de la maisonnette.
– Elle ? murmura Delphine en pâlissant d'effroi.
Ce n'était heureusement que Pétronille Damourt qui venait rappeler ses ouailles à la décence et à la discipline.
– Vous deviez travailler au ravaudage de vos hardes en disant le chapelet. Vous avez profité de ce que je faisais un petit somme pour venir vous distraire. Madame sera très mécontente !...
– Soyez indulgente à la jeunesse, chère Pétronille, intervint Villedavray déployant toute sa galanterie enjôleuse pour calmer la duègne. La vie est si triste sur cette plage, à attendre on ne sait quoi ? Comment pourraient-elles rester insensibles à la grâce d'un beau jeune homme armé d'une guitare ?
– C'est inadmissible !
– Allons ! Allons ! vous vous faites plus sévère que vous n'êtes. Vous aussi méritez un peu de distractions. Venez vous asseoir avec nous. Aimez-vous les grains de maïs éclatés ? Avec un peu de cassonade dessus, c'est une friandise délicieuse...
– Pétronille, chuchota Delphine à l'oreille d'Angélique, c'est elle qu'il faut questionner. Essayez de la faire parler. Elle est un peu simplette. Mais elle est au service de Mme de Maudribourg depuis plusieurs années et elle se rengorge volontiers de ce que la duchesse lui accorde toute sa confiance. Elle a dit parfois qu'elle savait bien des choses qui en effraieraient beaucoup, mais qu'on ne peut vivre intimement avec une personne aussi sainte et qui a des extases et des visions sans partager de terribles secrets.