Chapitre 5
Ainsi la chose paraissait claire à présent, Ambroisine de Maudribourg était folle ou pire, consciemment perverse, menteuse, destructrice.
La haine que lui avait inspirée Angélique, il n'y avait pas maintenant à se leurrer là-dessus. Mais née de quel sentiment cette haine... et dans quel but ?... Jalousie instinctive de tout bonheur, besoin de nuire par instinct naturel, besoin d'abaisser, de pervertir ce qui paraît noble...
Pourquoi avait-il fallu que cela advînt alors que déjà ils se trouvaient elle et son mari aux prises avec ces dangers précis et imprécis, qui venaient de secouer Gouldsboro. Le drame de Barbe d'Or et de ses pirates. Elle-même, Angélique, et celui qu'elle aimait, vacillant encore, atteints dans leur confiance mutuelle, profondément blessés, désespérés, n'osant se le dire, n'osant se tendre les bras.
Alors qu'ils étaient ainsi en état de fragilité, de tous côtés, mystérieusement, et jusqu'au fond d'eux-mêmes, menacés, par leur propre faiblesse, quel hasard funeste avait fait surgir de la mer l'étrangère, la femme née pour semer la discorde, l'inquiétude, le doute, les tentations de la chair, les remords, les hontes secrètes, le silence... Un naufrage ! Le naufrage d'un navire nommé La Licorne attiré sur les bancs de Gouldsboro par d'invisibles naufrageurs. Les victimes se révélant plus dangereuses que les démons qui les avaient frappées. Une ronde infernale entraînant crimes, mensonges et attentats... Une conjonction de maux plus inattendus les uns que les autres. Une avalanche de morts suspectes, de calomnies, d'erreurs irréparables, commises dans un état d'insouciance qui paraîtrait inexplicable par la suite.
Dans ce fatras, ce mauvais rêve, ce grouillement de sensations inconfortables, impossibles à démêler, Angélique se rattachait à quelque chose de sûr, de certain, au moins pour elle. L'amour que lui avait témoigné Joffrey ce soir où il l'avait fait appeler : « Ça, expliquons-nous, mon cœur ! »
C'est lui qui avait fait le premier geste et on aurait dit qu'il avait hâte de dissiper les ombres entre eux, de dresser un barrage d'amour qui serait aussi une défense contre le nouvel assaut qui se préparait contre eux.
Ambroisine de Maudribourg avait débarqué le matin même. L'intuition de Joffrey de Peyrac l'avait-elle averti ? Elle aspira à le revoir de tout son cœur, l'appelant en elle-même, l'assurant de sa confiance et de son amour, en ce monde trompeur et décevant. C'était un fil ténu mais solide qui la reliait à lui et elle se répétait avec force qu'elle ne laisserait pas à la femme jalouse, la victoire sur ce point. Quoi qu'il arrivât, le souvenir des mots d'amour qu'il avait prononcés ce soir-là, le souvenir de son regard posé sur elle avec une expression énigmatique et ardente, comme s'il eût mesuré tout le prix d'Angélique à l'acharnement de ses ennemis pour l'abattre, ce souvenir resterait son viatique au cours de l'épreuve qui l'attendait.
Angélique guetta l'aube, assise un peu plus haut sur la colline. D'où elle était, elle pouvait voir les toits de Port-Royal surgir peu à peu d'une brume irisée qui était venue subitement de la mer un peu avant les premières lueurs du jour. Mais ce brouillard léger se dissipait déjà sous l'effet du soleil levant. Angélique était assise non loin de l'emplacement où le lord écossais Alexander, en 1625, avait édifié son fort, amenant sa recrue de tartans et de bérets à pompons en lieu et place du premier Port-Royal français ruiné et brûlé une dizaine d'années plus tôt par le corsaire virginien Argall sous les ordres des puritains de la Nouvelle-Angleterre. Le fort de lord Alexander avait été à son tour détruit, mais les Écossais demeuraient, faisant souche de petits rouquins parmi les Acadiens aux cheveux noirs.
Tout ce passé de Port-Royal importait peu à Angélique ce matin-là, c'était pour elle un lieu sans nom, et plutôt un décor un peu fantomatique et dont l'apparente quiétude et amabilité s'apparentait mal aux révélations que lui avait apportées la nuit. La réalité ce n'était pas ce paisible village fleuri s'éveillant parmi le chant des coqs et le tintement des cloches appelant les fidèles à la messe du matin, c'était le personnage secret d'Ambroisine, son habileté pour confondre, abuser, paralyser les esprits et les langues, par la crainte, l'aveuglement, la fascination qu'elle éveillait.
Cantor avait raison. Lorsque les uns mentent, lorsque les autres ont peur, tout peut se passer sous vos yeux et jusque dans votre propre maison, sans que vous puissiez discerner d'où vient le trouble. Votre esprit orienté différemment ne comprend ni les signes ni les allusions, les interprétant mal. Ainsi en avait-il été pour Angélique livrée à Ambroisine... Et elle savait qu'elle n'en avait pas fini maintenant qu'un bout du fil avait été saisi, qu'elle n'en avait pas fini avec les découvertes amères... Les découvertes atroces peut-être... L'aube venait, d'un bleu lourd, du côté où avait grondé l'orage, révélant peu à peu le bassin aux reflets d'étain.
La brume tombait en rosée sur les bardeaux argentés et les buissons de lupins multicolores.
Un des oratoriens, M. Tournel, dans sa soutane noire, traversa la rue principale, suivi d'un enfant tôt levé qui lui servirait la messe.
Angélique attendit encore un peu. Lorsque le soleil, en glissant vers l'est, par-dessus la crête des monts boisés, annonça cette heure matinale qui est celle où l'on prend la route, où l'on s'en va aux champs, où le berger sort ouvrir la porte des étables, où la femme pieuse se dirige vers l'église, Angélique se leva.
Elle suivit le flanc de la colline. Un peu plus loin était une clairière traversée par un petit ruisseau, qui descendait ensuite en caracolant vers le village. Angélique aperçut celui qu'elle était venue chercher. Elle savait qu'il avait là son campement. Les reins serrés dans un pagne de toile, un homme se débarbouillait vigoureusement dans le courant du ruisseau. C'était le frère Marc.
Lorsqu'il aperçut Angélique, il s'effara, attrapa vivement sa bure qu'il avait jetée sur un buisson et l'enfila précipitamment, confus d'être surpris dans ce simple appareil.
Angélique alla jusqu'à lui, et tirant de sa poche la cordelière du moine capucin, elle la lui tendit.
– Vous avez oublié ceci, cette nuit, chez Mme de Maudribourg, lui dit-elle.
La confusion du religieux changea d'objet. Il considéra la cordelière comme si c'eût été une bête venimeuse, et une violente rougeur monta à son visage tanné de joyeux coureur de bois.
Il prit la cordelière, la noua autour de son froc, puis, tenant toujours les yeux baissés, commença à rassembler les quelques objets épars dans l'herbe autour du foyer où il avait cuisiné un bol de sagamité. Enfin il se décida à regarder Angélique.
– Vous me jugez, n'est-ce pas ; j'ai trahi mes vœux de religion ?
Angélique eut un sourire sans gaieté.
– Je n'ai point à vous juger, mon père, sur ce point précis. Vous êtes un homme jeune et vigoureux et c'est votre affaire de vous arranger entre votre nature et vos vœux. Mais je voudrais seulement savoir : Pourquoi elle ?...
Le frère Marc respira profondément et parut sous le coup d'une agitation intérieure qui l'empêchait de trouver les mots adéquats.
– Comment expliquer..., explosa-t-il. Elle ne me laissait pas de répit. Depuis les premiers jours à Gouldsboro, je suis en butte à sa poursuite. Jamais je n'ai subi un tel assaut. Et elle m'attachait à elle par des artifices dont je reconnais la puissance sans pouvoir définir en quoi réside leur charme trompeur.
(Une mélancolie profonde abattit son excitation, hocha la tête.)
– On croit qu'il y a en elle quelque chose qui vous choisit, ou qui pourrait vous choisir si l'on se donnait la peine de l'aimer, d'avancer plus avant dans son mystère. Mais l'on ne rencontre que le vide. Rien, rien, que le vide. Un vide d'autant plus mortel qu'il se pare de toutes les grâces, de tant de mirages séducteurs... Rien... et puis, peut-être, tout au fond, comme le dard d'un serpent, une volonté effrayante de vous détruire, de vous entraîner dans sa propre perte, dans son propre néant... Sans doute la seule volupté qu'elle est capable de connaître. (Il se tut, les yeux fixés à terre.)
« Je me suis confessé à M. Tournel, reprit-il, et maintenant je m'en vais. Je crois que, de tout cela, j'ai quand même retiré un enseignement qui me sera utile, auprès de ceux que je dois édifier. Encore que l'être humain ne soit jamais prêt à écouter la voix de la sagesse, s'il ne s'est lui-même brûlé au feu des passions humaines. Quant aux sauvages, quoi leur apporter ? Ils en savent plus long que nous sur les choses de l'âme. Heureusement, il me reste la forêt et les eaux qui vagabondent.
Comme il était très jeune et que peut-être pour la première fois de sa vie son être saignait d'un renoncement définitif à quelque chose d'essentiel, ses paupières rougirent brusquement tandis qu'il levait les yeux vers les frondaisons touffues où bourdonnaient les insectes. Mais il se ressaisit.
– La forêt est bonne, elle, murmura-t-il. La nature a son mystère, elle aussi, sa beauté et ses pièges, certes, mais non pervers, et les bêtes elles-mêmes, dans leur innocence pleine de courage et de simplicité... Peut-être le reflet que nous avons, à travers les choses de notre Dieu Créateur, est-il moins éblouissant que celui que nous attendons des êtres humains, mais il est fidèle. (Il troussait son bagage et le jetait sur son épaule.)
« Je m'en vais, répéta-t-il, je retourne vers les sauvages. Les Blancs sont trop compliqués pour moi. (Il fit quelques pas et se retourna, hésita.)
– Puis-je vous demander le secret, madame ?
Elle inclina la tête, affirmativement. (Il continua.)
– Vous, madame, vous, je ne sais pas... mais peut-être êtes-vous plus forte qu'elle. Cependant, prenez garde.
(Il se rapprocha et lui jeta tout bas comme un secret pressant.)
– Prenez garde ! C'est une démone.
Puis il s'éloigna. Il marchait à grands pas. Elle l'enviait de s'enfoncer sous les ramures aux senteurs fauves.